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Le sens des affaires : Dix-huit. 

samedi 8 mai 2010, par Rodolphe Christin

En reprenant ses esprits le lendemain matin, Hector fut surpris de voir sa tête à deux doigts du derrière de bronze de Grazziella. La vue était superbe ; il est probable qu’avec quelques années de moins il eût cherché à intégrer ce paysage accueillant. Une coupe de fruits déposée en offrande, telle était l’image ridicule qu’il aurait utilisée pour décrire ses impressions s’il avait été écrivain. Heureusement il ne l’était pas. Mais pour l’heure il devait refroidir un brin. Rester calme et reprendre la maîtrise des évènements. Les passions n’éclairaient que rarement les situations délicates. Or des échéances se présenteraient sous peu à Mathilde et à lui. Leur affaire exigeait un esprit clair et des actes sûrs et réfléchis. Le jour J approchait.

Durant les journées qui suivirent, Grazziella fut quelque peu déçue de voir l’ardeur d’Hector baisser en intensité. Il devenait de plus en plus distant, comme préoccupé par quelque chose qui demeurait silencieux.

Mathilde fit de même, ce qui leur parût plus curieux encore. Hector et Mathilde semblaient conspirer quelque chose ; ils tenaient d’étranges conciliabules à voix basse, conversaient à l’écart. Le jeune couple reprit donc ses habitudes, résigné à n’avoir vécu qu’un quatuor agréable mais sans avenir. Tob’ revint sans tarder frôler les jupes de Grazziella. Il les relevait même la nuit avec l’assentiment actif de sa compagne, Hector les avaient entendus gémir à quelques dizaines de centimètres de sa personne. Grazziella en rajoutait, elle devait le faire exprès pensait Hector. Il n’éprouvait pas de jalousie particulière, seulement un soupçon de nostalgie qui le laissait rêveur, dans une situation érectile indiscutable.

Ils sont repartis tandis qu’Hector s’était mis en tête d’apercevoir de près des chamois. Faisant preuve d’une précaution de naturaliste, il s’était dissimulé, recueillant toute sa patience, dans les fourrés qui garnissaient le pied d’une falaise calcaire. Ponctuée de rebords escarpés, elle était peuplée de rares pins rabougris et servait de passage aux animaux. Les chamois faisaient preuve d’une agilité que jamais Hector n’aurait soupçonnée, s’il ne les avait surpris à dévaler à fond de train ces marches instables et vertigineuses. Il avait plusieurs fois observé-là une harde de six animaux, il les savait familiers de ces parages.

Malgré cette satisfaction sauvage, l’homme d’affaires fut un peu déçu de ne pas retrouver le jeune couple à son retour, mais il fit rapidement son deuil de cet au revoir raté. La situation n’était pas au sentimentalisme. Grazziella et Tob’ ont simplement dit « au revoir ». Ils ont jeté leurs sacs sur leurs épaules avant de rejoindre le sentier sous le regard presque mélancolique de Mathilde. Malgré tout ce qui s’était passé entre eux, Mathilde avait l’impression d’avoir croisé le sillage d’une bulle de savon plus grosse que les autres, une bulle qui s’éloignait dans la brise avant de disparaître. Soudain pesa sur elle une gigantesque solitude, qui lui fit venir des larmes au bord des yeux. Elle aussi avait perdu tout repère, elle ne percevait même plus avec clarté les raisons profondes qui avaient gouverné cet enlèvement stupide. Et puis s’agissait-il encore d’un enlèvement ? Cette aventure prenait plutôt la tournure d’une cavale en montagne, en compagnie d’un homme relativement insignifiant qu’elle apprenait par moments à trouver agréable. Elle sentait pourtant que le destin, ou disons quelque chose y ressemblant, l’alliait à Hector pour longtemps, qu’elle le veuille ou non. On ne se sépare jamais vraiment d’un être avec qui on partage des souvenirs aussi puissants que ceux qu’ils étaient en train de forger sur l’enclume de l‘imprévu.

Ils partiraient demain en direction du refuge du Loup. Ensuite le tour serait joué. Et après ?

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