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Le sens des affaires : Dix-neuf. 

samedi 15 mai 2010, par Rodolphe Christin

Et après ? Que feraient-ils une fois l’argent empoché ? Aucun des deux n’avait la force de parler tant la pente réclamait tout leur souffle, mais chacun cherchait à évaluer ce futur qui tournait, incertain, dans leur tête.
Il était de bonne heure le matin, le soleil n’avait pas encore franchi l’épaule ouest du Pic de l’Etincelle. Une légère buée sortait de leurs bouches, ouverte par l’effort. Hector fut saisi tôt par cette froideur matinale, dès qu’il franchit la porte de la cabane. Il n’était pas encore parvenu à se réchauffer complètement. Son cœur s’était serré au moment d’enclencher définitivement la barre de bois qui tenait la porte fermée. Il quittait un lieu où il avait commencé à prendre des habitudes et le voici qui désormais gravissait un avenir hasardeux. Mais ni Mathilde ni lui ne pouvaient revenir en arrière. La situation dans laquelle ils étaient, exceptionnelle, irréversible, requérait de leur part une forme de courage. Ils étaient éloignés de l’engourdissement du quotidien. Ils vivaient désormais avec l’angoisse et l’insécurité, le lancinant questionnement qui accompagne les virages brusques de l’existence.

Souvent Hector s’interrogeait : pourquoi ne pas tout cesser, fuir ces altitudes et retrouver la plaine, son ancienne vie ? Pourquoi ne pas rejoindre le sens de ses affaires et renouer avec les mondanités lucratives ? Que Mathilde paie après tout ! N’était-il pas la victime et elle la ravisseuse ? Et pourtant ses pensées ne ralentissaient pas son pas, jamais ses genoux ne fléchissaient. Il restait accroché à l’effort, filant de l’avant.

Dénoncer Mathilde, renier cette lettre qu’il pourrait toujours prétendre écrite sous la menace ? Et cette convention qu’ils avaient passé entre eux, qu’en restait-il après tout ? Mathilde avait-elle ce pseudo-contrat en sa possession ? Avait-il disparu sous terre avec la dépouille de Kévin ? Là aussi, il pouvait se reprendre, dire qu’il ne savait plus ce qu’il faisait, qu’il avait eu peur ; tout était plausible et sa parole vaudrait plus que celle de Mathilde, sûrement. Il était toujours Hector Dumenclin après tout, des chaudières et des bois Dumenclin.

Mais ses enjambées s’enchaînaient à flanc de montagne ; parfois il relevait la tête et contemplait l’horizon grand ouvert autour de lui, qui ne faisait que s’élargir au fur et à mesure qu’il prenait de la hauteur. De temps en temps, il se retournait et voyait Mathilde à quelques mètres derrière lui, qui peinait comme lui. Et là, une pensée sortait de son crâne, une tête de clou qui ne veut pas disparaître : tous les deux dans la même galère… jusqu’à l’argent de la rançon ! Après, on verrait…

Laissons-les à leur essoufflement. Remontons un peu dans le temps et retournons dans la plaine aux côtés de Simone Dumenclin. Sa décision prise et le colis empaqueté, elle entre dans l’ultime étape de l’action.
Elle avait pris la peine d’écrire un courrier d’accompagnement, fort bref, pour s’expliquer, préciser ses émotions, enfoncer le clou de ses rancœurs, envelopper son appétit du gain, énoncer ses colères. Une manière pour elle de faire passer la pilule.

Simone s’était ensuite glissée dans sa voiture et, son singe (transi par le mouvement du véhicule) juché sur son épaule, elle s’était mise en route vers l’est du pays. Trois heures plus tard, le dos noué de fatigue, elle parvenait aux alentours de midi sur la plate-forme forestière qui servait de départ aux itinéraires de randonnée à destination du Pic de l’Etincelle, via le Refuge du Loup. Une joie formidable l’envahit alors : elle avait réussi à lire convenablement la carte et parvenait à l’étape sans détours excessifs.

Elle venait de traverser des paysages variés, du bocage campagnard tout d’abord, puis la terre s’était vallonnée avant de devenir brutalement plus abrupte et de se couvrir de sapins et de hêtres. A ses yeux, tous les résineux étaient des sapins et les hêtres n’avaient aucune existence concrète. Les arbres à feuilles lui semblaient tous identiques, à peu de choses près. Et puis elle avait d’autres préoccupations que d’observer la nature inquiétante qui l’entourait. De toute façon, elle détestait la montagne et la fraîcheur de l’air la couvrait d’horribles frissons.

Elle attendit moins d’une heure avant de voir débarquer ce couple de hippies, qui l’observèrent venir vers eux comme si elle débarquait de la planète mars. Elle avait une drôle d’allure avec son tailleur rouge et ses hauts talons qui se tordaient dans les cailloux et les débris de bois. Sa quincaillerie de colliers tintait à chaque bosse. Pour Simone ce fut une sorte de délivrance : ils allaient bien dans la direction espérée. Mieux encore, ils acceptèrent d’un haussement d’épaule le paquet qu’elle leur confia. Non sans l’avoir soupesé et constaté sa légèreté. Il s’agissait d’un petit colis rebondi, assez moelleux, emballé dans un sac poubelle noir et soigneusement entouré d’un scotch vert très solide. Impossible de l’ouvrir sans détruire tout l’ensemble. Simone leur confia aussi une enveloppe, qu’ils devraient déposer sur le colis. Ils furent attentifs devant l’espèce de protocole qu’elle leur exposa, et répétèrent après elle l’heure et l’endroit précis où ils devaient déposer le paquet. Ils trouvèrent amusant cet imprévu qui s’ajoutait à leur virée. Mystérieux, excitant.

Après son départ, ils tentèrent en vain de voir le contenu du colis. Trop opaque. Il observèrent l’enveloppe par transparence mais ne purent décrypter que quelques lettres, qui devaient constituer un mot, probablement tracé avec plus d’énergie que les autres : D.A..E. Ils ricanèrent et s’inventèrent un tas d’histoires, toutes plus délirantes les unes que les autres.

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