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Alain Badiou : Soustraire l’événement à son fait 

vendredi 1er juin 2012, par Jean-Clet Martin (Date de rédaction antérieure : 6 janvier 2009).

Peut-on penser la politique en la référant à ce qui ferait son essence ou, à défaut d’essence, la politique échapperait-elle à toute situation qui se laisserait mesurer et ramener à l’ordre d’un savoir ? Nulle essence ne saurait se prescrire à un événement sans que celui si ne cesse de faire valoir son caractère inédit. Mais pour autant nul événement ne peut se ranger sous l’orbe transcendant du sublime. Il ne saurait recevoir sa grâce d’en haut, d’une quelconque sur-éminence. C’est que les mathématiques (autant que l’art) nous montrent des singularités entièrement construites de l’intérieur d’un ensemble où elles seront données plutôt comme des points soustraits au régime des déductions capables d’aménager l’ensemble en une situation. Les mathématiques voient s’ouvrir, dans la cadence des nombres, un point « innombrable » d’évidence que Badiou qualifie de surnuméraire. Et cela advient également dans les situations de la politique où s’ouvrent des rebroussements, soustraits autant à la juridiction de l’éthique que du droit. Soustraction veut dire que l’événement est bien de ce monde quoi qu’il en marque l’excès ou s’en excepte. Et la politique, quand elle a lieu, relève précisément d’une telle exception, excroissance retirée « au » Politique qui rabat toujours sur le fondement toute décision, sur un « déjà là » à partir d’où exercer sa justice et sa légitimité autant que ses déclamations contre les errances et les aveuglements des choix inconditionnés.

Sous ce rapport, il est notable que « Le » politique, fondé par un concept qui puisse en rendre raison, ou même le décrire sous l’ordre du mythe, si ce n’est en prescrire le devenir sous l’indexation d’une science, marque aujourd’hui un retrait patent différemment acclamé sous le leitmotiv satisfait de « la mort des idéologies ». De ce qu’il n’y a pas de Politique bordée par l’unité d’un concept, on en conclut curieusement que toute politique faisant foi d’une Idée et d’un peu d’universalisme et qui, pour cela, ne se réclamerait d’aucune déclaration commune ou prière du sol (sens commun), ni d’aucun affairement moral (pragmatisme), serait nulle et non avenue. Mais si le retrait du politique, dont Badiou trouve chez Lacoue Labarthe son annonce, si le retrait n’était que cela, pointant par cette désaffection le désœuvrement des intellectuels dont le silence montrerait l’incapacité où nous serions d’en penser la configuration, cela ne pourrait que nous engager à passer à côté de « la politique » en ce qu’elle a justement pour vérité d’être sans essence. Nul et non avenu se dira en ce qu’aucun événement ne serait événement s’il était avéré. Sans essence pour autant que sa répartie est celle du pari, dont nous savons qu’il peut bien s’inclure dans nos mondes, mais toujours sans leur appartenir, sans en faire relève ni caution, imprésentable en sa présence radicale. Un geste politique en tant qu’événement ne ressortit donc à aucun mot d’ordre. Il est un axiome imprescriptible dont on pourra dire déjà qu’il se rend visible et se phénoménalise dans une résistance ou dans des actes de résistance qui en appellent à l’héroïsme d’une fidélité sans faille devant ce qui n’a pas plus de certitude que l’éternité promise d’un Christ.

Que les temps contemporains soient mis en regard du désœuvrement « du » politique, cela peut vouloir dire finalement que « la » politique singulière passe tout ailleurs, témoigne d’une autre pensée que celle de la fondation, une pensée non pas de son être, mais bien de son événement. Autre façon de signifier que « la politique » ne relève pas d’un savoir, qu’elle ne sera portée d’aucune science pour mesurer son pouvoir : ni économie, ni chiffre pour en tracer la courbe ou la réussite. Qu’il y ait une approche théorique « du » politique, qu’elle se dispose à une région aménagée de l’ontologie, cela est définitivement impossible sachant que « la » politique n’a jamais été ainsi mise en situation, toujours plus insaisissable que les éléments du monde et les ensembles disposés au savoir. De « la » politique, on dira donc avec Alain Badiou qu’elle relève d’un ordre très différent, celui d’un événement sans antécédence, cause sans cause ou libre détermination d’une advenue inattendue, dont aucun discours n’aura aménagé l’attente sauf à produire un mythe, une fiction qui nous détournent de la véritable suspension des événements, de leur grâce pour parler comme Badiou. Sauf le Christ pour Saint Paul qui donnera bien lieu à quelque épitre… et à entendre la fiction d’un autre point que celui de l’imaginaire des personnes.

Il n’y a donc pas à pleurer ou déplorer le retrait du politique mais à en éclairer le manque de pertinence eu égard à ce qui ne se laissera guère fonder en raison et, sous cette approche critique du politique, il conviendra non pas d’acclamer la simple gestion de nos existences par l’économie ou « l’automatisme errant du capital » mais, au contraire, de montrer le peu de rapport entre ce calcul et « la » politique singulière susceptible de mettre en acte un réel événement comme universel (seul le singulier, l’étrangement de ce qui est très singulier pourra valoir comme universel). C’est donc là d’abord le constat d’une délivrance relativement à toute science politique ou de politique envisagée comme science de la présence et du présentable. Que « le » politique se retire, cela peut vouloir dire alors qu’il n’y a pas d’autorité pour fonder, sous l’aile du concept, ce qu’il en est de nos existences et que celles-ci s’exposent aux allures aléatoires, incertaines de l’événement dont il n’y a pas de nom ni de registration ontologique, laissant alors « la » politique s’énoncer sous le régime multiple « des » politiques, impossibles à unifier dans un compte démocratique qui produirait leur accord. De ce débord eu égard à la prescription morale autant qu’à la détermination de la connaissance, seule la logique en témoignerait en toute rigueur dans l’usage « réfléchissant » qu’elle opère sur les points d’incertitudes qui étalent et fondent nos vérités.

Il y a donc inévitablement discordance des politiques vis-à-vis de ce qui « est ». C’est sous ce rapport que le petit opuscule de Badiou Peut-on penser la politique ? annonce la distinction subtile de son maître ouvrage dont le titre sera L’Etre et l’Evénement. Ceci pour dire qu’on ne peut pas acclamer d’une part le travail « logique » de Badiou et méconnaitre sa portée « politique ». La politique ne ressortira guère à l’ordre de l’Etre, pas plus que l’amour, le poème ou la pointe de ce qui ventile un mathème. Il faut comprendre par là qu’un geste réellement politique sera transi d’un événement qui dira son incertitude, l’étrange nouveauté, l’imprévisibilité de sa frappe, de son impact « insu » et pour ainsi dire « inaperçu » quant à son origine ou à sa condition. Cette thèse de Badiou n’a guère variée en elle-même et pourtant elle connaît de nombreuses variations, notamment sous l’interrogation relative à l’événement : qu’est-ce qu’un événement ? Qu’est-ce qu’un événement qui ne se réduise pas aux annonces et reportages inconséquents de la prose journalistique ? Et au-delà de cette inactualité à quels sujets s’adressent les injonctions qui nous poussent à sortir de la situation inepte en adoptant le risque de la clandestinité ou peut-être mieux le « délit de sales gueules » des voleurs dans la nuit ?

La politique ne se supportera donc d’aucune déclamation, celle, électorale, dont la force de répétition en boucle ou les sondages en chiffre imposeraient un repérage mais bien plus d’une intervention extrêmement resserrée, hors de tout soutient et dont l’injonction donnera de Badiou une image plus efficace que son dernier opuscule présidentiel tombé dans les supermarchés des environs comme un ensemble vide dans des ensembles surencombrés. C’est que l’événement, dont le comportement est comme axiomatique, n’est jamais un fait mais vient plutôt à manquer aux faits, soustrait à la glose de ce qui doit se dire, de ce qui marche, de ce qu’il faudrait penser et croire en terme de marché. De ce « « comme il faut » ou de cette fausse droiture de la démocratie dont les opinions toujours seraient droites, il sera sans doute difficile de se départir comme le montre cette accointance un peu lourde avec Slavoj Zizek, part vieillissante de Badiou lui-même. Nous préférerons sans doute, à ce déclin, l’éternalité du Panthéon des philosophes qui se range sous le registre de la générosité, une tentative pour serrer ce qui fait trou dans l’être, implosion du réel à la surface de la réalité la plus désastreuse, cherchant auprès de philosophes rencontrés, mais défunts, le futur antérieur de leur vie, un mode de vérité qui qualifie au mieux la philosophie de Badiou telle que nous nous en souvenons encore.

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