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Technique et féminité 

jeudi 25 septembre 2014, par Edouard Schaelchli

Dire de la femme qu’elle est l’impensé par excellence, ce n’est sans doute rien faire d’autre que de se reconnaître impuissant à penser la féminité autrement que comme le produit d’une évolution des rapports humains déterminée irréversiblement par la domination masculine – c’est considérer implicitement comme indépassable l’horizon idéologique ouvert par l’universalisation du point de vue indo-européen qui tend à assimiler le genre humain au genre masculin et dont la langue française, langue de l’universel par excellence, donne l’exemple le plus achevé. Dans cette perspective, la femme est l’impensé par opposition à l’homme qui est le pensé, elle ne peut se penser elle-même comme « liberté autonome  » que « dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre  », éternel « objet  » voué « à l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine  » (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Idées Gallimard, 1968, p. 34).

La présente réflexion vise toutefois à autre chose qu’à penser à nouveau de la femme ce qui ne cesse de l’être depuis qu’a émergé l’idée d’aliénation qui dicte logiquement aux sociétés humaines le devoir de s’orienter toujours davantage vers l’idéal d’une émancipation universelle où il n’y aurait plus, selon le mot de saint Paul, « ni Grec ni Juif, ni maître ni esclave, ni homme ni femme  » mais seulement et partout des humains, fondamentalement égaux au regard d’une humanité qui serait la même en tous temps et en tous lieux. Bien plutôt, il s’agit de savoir s’il n’y aurait pas à trouver, dans cette situation privilégiée d’un être irréductiblement impensé et impensable, les marques originelles d’un destin qui, par delà toutes les évolutions possibles, pourrait ouvrir à l’humanité la possibilité d’un rapport à soi ne passant pas nécessairement par la réduction de toute réalité à l’état de matière infiniment exploitable et vouée avant tout à satisfaire des besoins éventuellement promus au rang de désirs sacrés ou de droits inaliénables.

L’hypothèse suivie sera que le même processus qui a fait de l’homme un simple agent de production dont l’utilité seule fait la valeur est en train de faire de la femme, en l’émancipant de son antique servitude, un simple agent dont toute la valeur dépend du système qui l’exploite. En se déterminant comme « liberté autonome  », pour reprendre les termes de Beauvoir, la femme obéit en réalité à une logique sociale nouvelle qui a besoin que les rapports sexuels soient dissociés du schéma normal (ou naturel) de la procréation pour les faire entrer dans un système de production de l’humain adapté aux fins du système de production global dans lequel l’humain est, en tant qu’agent, subordonné à l’ordre technicien et promu au rang de pur consommateur, comme l’a montré Baudrillard, parlant du « passage à l’économie politique du signe  », où « il ne s’agit pas d’une simple ‘’prostitution marchande’’ de toutes les valeurs  » mais « du passage de toutes les valeurs à la valeur d’échange/signe, sous l’hégémonie du code, c’est-à-dire d’une structure de contrôle et de pouvoir bien plus subtile et plus totalitaire que celle de l’exploitation  » (Le miroir de la production, Casterman, 1973, pp. 102-103). Il résume ainsi la question de l’émancipation des sexes  :

« C’est cette rationalité terroriste qui a produit, au cours des siècles, la radicale distinction du masculin et du féminin, avec l’infériorisation ‘’raciale’’ et l’objectivation sexuelle du féminin. Aucune culture que la nôtre n’a produit cette abstraction systématique, où tous les éléments d’échange symbolique entre les sexes ont été liquidés au profit d’une fonctionnalité binaire. Et cette séparation, qui a pris toute sa force avec l’économie politique capitaliste, ne se résorbe pas du tout actuellement  : l’hyper-activisme sexuel, l’égalisation des sexes, la ‘’libération du désir’’, bref, la ‘’Révolution sexuelle’’, fait tout simplement illusion sur la déstructuration symbolique sous le signe du sexe comme marque différentielle, comme index de statut et comme fonction de plaisir.  » (Ibidem, p.116)

On peut utilement croiser cette analyse avec celle d’Illich, aux yeux de qui la « dislocation du genre  », initiée par une église devenue, vers 1215, la redoutable matrice de production normalisée du social dont il est si commode aujourd’hui de dénoncer le dogmatisme, trouve son prolongement le plus décisif dans l’instauration du « sexe économique  » qui n’est en réalité que le masque rationnel de « la perte du genre  » – « cette expérience centrale que travestissent les historiens aveugles au genre en la décrivant comme une ‘’transition à un mode de production capitaliste’’, ce qui masque le fait qu’un novum anhistorique a émergé de cette mutation, un producteur assujetti à la consommation et nécessairement sexiste  » (Le Genre vernaculaire, in Œuvres complètes, Fayard, 2005, pp. 347-348). Pour lui comme pour Baudrillard, il faut considérer le problème de l’émancipation féminine sous l’angle de ce passage  :

« Sous le règne du genre, hommes et femmes dépendent collectivement les uns des autres. Leur dépendance mutuelle fixe des limites au conflit, à l’exploitation, à la défaite. La culture vernaculaire est une trêve entre les genres – et parfois une trêve cruelle. Quand les hommes mutilent les corps des femmes, le gynécée sait aussi prendre de douloureuses revanches aux dépens de leurs sentiments. En contraste avec cette trêve, le régime de la rareté impose une guerre perpétuelle, d’où les femmes sortent constamment battues, même si c’est toujours de manière neuve. Alors que sous le règne du genre les femmes sont parfois subalternes, dans tout régime économique elles sont toujours le deuxième sexe, et rien que cela  » (Ibidem, p. 354).

En fait, la « révolution sexuelle  » n’est qu’un aspect d’une révolution millénaire dont la révolution « industrielle  » est un autre aspect  :

« Sept siècles plus tôt, l’Église avait imputé un péché hors genre à des âmes hors genre. A présent, le pouvoir hors genre d’humains hors genre dans un cosmos hors genre devenait la caractéristique transcendante fondamentale des catégories employées dans une sorte neuve de métaphysique. Vers le milieu du XIXème siècle, simultanément mais chacun de son côté, une bonne dizaine de savants redéfinirent la vis viva universi (la force vivante de l’univers) en tant qu’énergie, parfois enchaînée, parfois libre. On attribue à Helmholtz la prouesse d’avoir imaginé l’idée pensable. Au cours de la même décennie, la main d’œuvre, que les Anglo-Saxons appellent labor force, devint un concept clef. Enfin, une génération plus tard, Freud, en reprenant textuellement des phrases de Helmholtz, attribuait à l’être humain l’énergie psychique sous la forme de la libido – parfois enchaînée, parfois libre. Les nouveaux canonistes fabriquaient leur théorie de l’homme laïc et de son salut à partir de postulats dérivés de la chimie et de la mécanique des fluides. Selon eux, une énergie non genrée circule, en tant que capital, dans les conduits sociaux, et, en tant que libido, dans les canaux psychologiques  » (Ibidem, p. 352).

Notons enfin que ces réflexions déjà anciennes (1973 pour Baudrillard, 1980 pour Illich) peuvent trouver une étrange résonance dans le débat qu’a récemment soulevé la question du « mariage pour tous  », au cours duquel Sylviane Agacinski jugeait utile d’envisager le problème en ces termes  :

« J’ai rappelé dans ce livre que le sexe féminin, avec ses capacités, avait été impliqué dans la construction de la famille patriarcale, convertissant les femmes en corps disponibles. Il me semble qu’une des questions que l’on doit poser aujourd’hui est de savoir si les femmes ne sont pas – à nouveau – impliquées dans des relations sociales qui les convertissent en corps disponibles.

Ces relations s’inscrivent dans les processus biotechnologiques de production d’embryons et d’enfants, car les manières dont ‘’le’’ corps humain est requis par ces techniques ne sont pas les mêmes selon les sexes. La seule et unique contribution masculine à toutes les techniques procréatives est le don du sperme, recueilli sans grandes difficultés. Mais il faut extraire du corps féminin, au prix d’opérations lourdes, les ovocytes nécessaires à une fécondation in vitro, et employer la vie d’une femme pendant neuf mois, jour et nuit, pour assurer la gestation et la naissance d’un enfant. L’industrie et les marchés procréatifs ont un besoin impératif de femmes et s’assurent de leur concours par le don, et plus encore par la commercialisation des substances et des corps utiles  » (Femmes entre sexe et genre, Le Seuil, 2012, p. 163).

La question de la femme, et de savoir si elle peut être pensée autrement que sous l’espèce d’un corps disponible ou échangeable, demande qu’on s’interroge aussi sur l’acte même de penser, qui est peut-être après tout, comme celui d’aimer, susceptible d’être dispensé d’assujettir l’objet qu’il prend en considération sous le règne de la syntaxe grammaticale aux lois de l’objectivité scientifique  : si penser, comme aimer, nous fait nécessairement entrer dans un rapport à l’autre qui abolit la loi d’airain du travail salarié et de l’échange économique, il faut admettre qu’on ne peut vraiment penser que ce qu’on accepte aussi de ne pouvoir connaître autrement qu’en entrant avec lui dans un rapport qui transforme l’un et l’autre en fonction l’un de l’autre à l’exclusion de toute intervention d’un tiers qui pourrait se penser lui-même indépendamment du rapport dans lequel il entre, pour paraphraser librement Kierkegaard et sa belle définition de l’esprit qui ouvre le Traité du désespoir. C’est ce que semble vouloir indiquer Heidegger dans le texte proposé pour le colloque organisé en 1964 par l’Unesco, Kierkegaard vivant, lorsqu’il tente « d’ouvrir un regard vers la tâche  » ou « l’affaire propre  » de la pensée  :

« Il lui suffit de provoquer l’éveil d’une disponibilité de l’homme pour un possible dont le contour demeure obscur, et l’avènement incertain. Il est ici pensé à la possibilité que la civilisation mondiale telle qu’elle ne fait maintenant que commencer, surmonte un jour la configuration dont elle porte la marque technique, scientifique et industrielle, comme l’unique mesure d’un séjour de l’homme dans le monde – qu’elle la surmonte non pas bien sûr à partir d’elle-même et par ses propres forces, mais à partir de la disponibilité des hommes pour une destination pour laquelle en tout temps un appel, qu’il soit ou non entendu, ne cesse de venir jusqu’à nous, hommes, au cœur d’un partage non encore arrêté  » (Kierkegaard vivant, Idées Gallimard, 1964, p. 182).

Penser la femme, comme d’ailleurs penser quoi que ce soit, c’est de toute façon d’abord penser cette « tâche de la pensée (…)  : l’affaire en question  », ce qui précisément « demeure impensé  » parce qu’il se situe en ce « lieu  » de la pensée qui est « toujours en retrait  », là même où la pensée se croit le plus capable de déterminer son objet, oubliant que celui-ci, au moment même où elle le regarde, la regarde en retour et l’enferme en elle-même, dans la possible nullité de son oubli. Mais si ce qui enferme ainsi la pensée en elle-même se laisse à son tour regardé, faisant du retrait même le mouvement par lequel la pensée s’éveille à ce qui est, alors s’ouvre l’espace au sein duquel s’entrevoit ce que le nom grec de la vérité désigne chez Parménide  :

« … l’état de n’être en nul retrait. Elle est dite ‘’rondeur parfaite’’ parce que sa tournure répond à la pure rondeur du cercle sur la ligne duquel, en chaque point, commencement et fin coïncident. D’une telle tournure est exclue toute possibilité de détournement, de déguisement et d’occultation. L’homme doué de sens, c’est du cœur sans tremblement de ce dont l’essence est de n’être en nul retrait qu’il lui revient de faire l’épreuve. Mais que dit la parole qui évoque le cœur sans tremblement de ce dont la nature est de se dérober au retrait  ? Elle la nomme elle-même dans son trait le plus propre  ; elle nomme la paix du spacieux qui rassemble en lui-même ce qui ensuite procure l’état d’être hors de tout retrait.  » (Ibidem, p. 195)

Pour toute pensée qui voudrait, comme le triton du conte de Kierkegaard (Crainte et tremblement, Aubier, 1946, pp. 155 et sq.), tirer à soi la belle Agnès en lui faisant trouver « ce que son regard quêtait au fond des flots  », l’épreuve reste la même, d’avoir à se tenir en retrait devant ce qui, éclosant tout à coup dans la clarté de son propre reflet, ne peut échapper à soi-même qu’en s’offrant éperdument au désir qui ne connaît que l’ombre de sa proie. Quel est le lieu du féminin  ? Comme le dit Baudrillard, il

« est ailleurs, il a toujours été ailleurs  : c’est le secret de sa puissance. Tout comme il est dit qu’une chose dure parce que son existence est inadéquate à son essence, il faut dire que le féminin séduit parce qu’il n’est jamais où il se pense.  »

Secret sans lendemain, dont tout l’art est d’être toujours nouveau  : comme de cette Pandora, « modelée  », nous rappelle Vernant, « à la semblance des déesses  » afin d’être « bien conforme à son identité de parthénos, objet d’émerveillement et de désir  ». Lieu bien commun, sans doute, mais dont il faut admirer la singulière éternité  :

« L’intérêt de l’épisode de Pandora vient de ce que la parthénos, située comme en position médiane entre l’humain vivant et l’objet fabriqué à la semblance d’un vivant, souligne de l’un à l’autre les continuités, les passages, les renversements. On peut en effet la considérer soit comme une vierge vivante, la première, mais qui a été créée à la façon d’un agalma, d’un objet précieux fabriqué, soit comme un amalga, un de ces chef-d’œuvre de grâce que réalise l’art du démiurge, mais auquel on aurait en plus insufflé la vie. Créature vivante, elle est l’ancêtre de toutes les femmes  ; objet fabriqué, elle est proche de ces deux servantes d’or qui, dans l’atelier d’Héphaïstos, encadrent le divin boîteux et soutiennent sa démarche incertaine  ; construites en métal précieux, brillant, inaltérable, elles sont ‘’semblables à des jeunes filles vivantes (zoêisi neèinisin eoikuiai)’’, formule qui s’applique normalement à des objets d’art, Pandora n’étant pas, pour sa part, définie de cette façon  : elle est tout bonnement semblable à une parthénos, c’est-à-dire à elle-même.  » (Entre mythe et politique, Le Seuil, Points Essais, 1996, pp. 403-404)

Peu importe en fait de savoir exactement ce qu’il en est du féminin. Il faut plutôt se remettre toujours à nouveau en position de saisir, de manière nécessairement indirecte et détournée (comme il convient quand du retrait de la pensée on s’achemine vers « ce dont la nature est de se dérober au retrait  »), l’occasion éternellement nouvelle qu’offre à l’humain le féminin de s’échapper à soi-même, d’échapper à ce qui prétend le déterminer selon on ne sait quelle essence qui serait la sienne. Chose particulièrement urgente en des temps où la Technique, devenue – ayant été dissociée de sa terrienne origine où elle était la chose par excellence des femmes, sous l’espèce de l’agriculture (en raison, comme l’explique Mircéa Eliade dans son Traité des Religions (Payothèque, 1975, p. 222), de leur présence au lieu s’opposant à l’absence des hommes en chasse, mais aussi de leur solidarité avec les « autres centres de fécondité tellurique – la Terre, la Lune  ») – l’apanage des hommes, l’expression d’un désir de puissance qui ne veut plus collaborer avec rien de terrestre, qui ne veut plus, surtout, épouser le rythme profond des choses et des astres  ; en ces temps où la Technique, donc, pourrait prétendre assurer, dans l’autonomie la plus complète à l’égard de toute nature, la production complète et la reproduction de l’humain selon un modèle qui ne devrait plus rien à l’aléatoire association du féminin et du masculin, enroulés l’un dans l’autre, ouverts aussi au non-retrait, dans le retrait de l’autre.

Certes, alors peut se comprendre la proposition que faisait Ellul, en s’adossant à la saisissante vision du « signe grandiose  » de l’Apocalypse, celui d’

« une Femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds et sur la tête une couronne de douze étoiles. Elle était enceinte et elle criait, torturée par les douleurs de l’enfantement. Un autre signe apparut dans le ciel  : un énorme dragon, rouge feu, avec sept têtes et dix cornes, et sur chaque tête un diadème. Sa queue balayait le tiers des étoiles du ciel, et les précipita dans la mer. Le Dragon se tenait devant la femme qui allait enfanter, afin de dévorer l’enfant dès sa naissance.  » (Apocalypse, 12, 1, Bible de Jérusalem)

C’est en conclusion de son Ethique de la liberté (Labor et fides, 1973, p. 336) qu’Ellul formule cette idée qui nous servira de même à clore notre propos  :

« La femme, en cessant d’être objet, luxe ou instrument, servante et ‘’dernière colonie’’ de l’homme, tout en ne devenant pas la réplique de l’homme, mais en assurant la mise en œuvre de ses valeurs fondamentales, est la détentrice actuellement de la réponse à notre aliénation.

C’est elle aujourd’hui (et non plus le prolétariat) qui, en se désaliénant, procèdera à la destruction des structures aliénantes de notre société et amorcera une possibilité de vie humaine libérée (avec tout ce que cela comporte de restrictions et d’aléas, je ne reviendrai pas là-dessus). Or, ce faisant, nous sommes en présence d’un mouvement qui permet un renouvellement de la compréhension de la Révélation.  »

Bordeaux, le 29 août 2013.

P.-S.

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