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Pour mémoire : en feuilletant le 42, rue Fontaine 

dimanche 30 août 2009, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 10 juin 2003).

On a un étrange sentiment en feuilletant l’ouvrage 42, rue Fontaine. C’est à la fois une douleur et un émerveillement.
Douleur devant ce qui a été dispersé, et de quelle façon - avec la brutalité d’une civilisation « moderne », brutalité sophistiquée, manipulant les armes de l’argent et du cynisme.
Emerveillement devant ce que la photographie d’Ehrmann et les mots de Gracq conservent, pour mémoire.

En lisant : impressions justement de papier infiniment feuilleté, comme le livre de sable de Borgès, d’une mémoire qui ne se laisse pas définir simplement, qui garde sa complexité, celle d’un présent évanoui et qui dure encore.

On se dit que ç’aurait été cela, un « atelier Breton », ouvert au public, c’est-à-dire aux mille voix, aux mille yeux, aux infinies pensées et sensations : un lieu vivant encore de son présent, un lieu divers et éclaté, c’est-à-dire fait d’éclats poétiques entretenant un feu. Combien, parmi ces passants, seraient devenus « considérables », ne serait-ce que grâce au coup d’œil jeté sur cet agencement fabuleux d’objets ? Quelques-uns sans aucun doute, et cela aurait suffi pour justifier la conservation.

Cet ensemble comme jeté sur notre rivage, il nous engageait dans notre rapport à la poésie et à l’intuition poétique, il était un foyer d’énergies au milieu d’une époque qui s’attache surtout aux étincelles, aux voix vite effacées, aux images jour après jour balayées.

Ici il faut réfléchir aux voies par lesquelles la mémoire se propage. On a parlé de CD-ROM, de mémoire numérique, et il y a certes ces photographies qui témoignent, mais malgré tout ne vaudront jamais un lieu où la mémoire s’expérimente, se produit dans une relation homme-objet qui reste indispensable. On peut peut-être, avec ce livre, suppléer à cette absence, mais le livre ne remplace pas totalement l’expérience vécue. Plus encore lorsqu’il s’agit du surréalisme, qui nous invite toujours à expérimenter, à capter des énergies à partir et autour des objets et des êtres, dans un rapport d’union libre… Ajoutons que le risque de l’archivage numérique est plutôt d’éteindre ou d’empêcher la mémoire individuelle, les « arts de la mémoire » consistant au contraire à faire l’expérience personnelle des objets et d’un lieu.

Et un musée alors, n’aurait-il pas lui aussi tué la mémoire ? Le risque existait et existe, comme avec toute conservation. Mais il est moins grand si on le compare à celui de la dispersion et de la disparition d’un ensemble. Il n’y a certes pas de solution magique, il n’y a que des tentatives, et dans cette affaire comme dans d’autres il faut rester possibiliste.

On peut penser - et c’est aussi ce que nous dit ce livre - que si les œuvres avaient été tenues rassemblées en un lieu spécial, même hors du 42, rue Fontaine, avec le soutien du mouvement qui s’est créé contre la dispersion, alors la magie aurait opéré. C’est parce que des hommes sentent et pensent à partir des œuvres qu’un magnétisme se produit. Les œuvres génèrent la fascination, mais la parole et le regard des « visiteurs » chargent les objets d’art d’une puissance qu’ils n’atteindraient pas sans eux. Ainsi, affirmer que, parce que nous avons les œuvres écrites et publiées des surréalistes, tout recours à ce qui vit à côté ou autour de celles-ci serait inutile et « fétichiste », affirmer cela c’est ignorer la puissance d’extension du réel que représentent le surréalisme et l’œuvre de Breton.

Ce livre nous ramène justement dans l’espace de l’œuvre, espace physique, à la fois personnel et impersonnel, et il faudra un jour essayer de comprendre pourquoi une époque, la nôtre, n’a pas voulu ou su explorer cet espace, tandis qu’elle s’attache hystériquement à conserver et admirer l’inutile.

P.-S.

42 rue Fontaine, l’atelier d’André Breton, photographies de Gilles Ehrmann et texte de Julien Gracq, éditions Adam Biro.

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