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Oraison funèbre pour la culture italienne. 

mardi 15 juin 2010, par Ascanio Celestini, Hervé Guerrisi

Moi je vis dans une tombe
Parce que je suis un intellectuel
 
Je ne suis pas le seul
Et je ne suis pas le premier à avoir choisi une tombe pour maison
Avant moi il y a eu les dépressifs.
Ils me mettent en rogne ceux-là ! Ils ont été prophétiques.
Ils ont été les premiers à comprendre que ça n’avait pas de sens.
Et que rien n’en avait.
Moi par contre, moi, il m’est même presque arrivé d’être heureux sporadiquement.
Ca m’arrivait quand j’allais à la mer.
Pas en été.
En été, je n’y suis jamais allé, même pas à l’époque.
Je n’ai jamais vraiment été "heureux".
Les gens m’ont toujours instinctivement dégoûté.
Je n’étais pas conscient que ce dégoût était total,
mais, en toute modestie, j’ai toujours éprouvé pour la race humaine une répugnance spontanée.
 
Et pourtant j’allais à la mer.
Pas en été mais j’y allais.
Dans un bar en travaux, avec une serveuse grasse, je prenais un café serré, noir, je regardais par la fenêtre, je sentais la tiédeur du soleil et j’étais heureux.
 
Les dépressifs non.
Eux ils étaient tristes à plein-temps.
Pour eux, la mer était dégoûtante en toute saison.
Une flaque d’eau salée, une couillonnade pour les naufragés qui au beau milieu de la mer ne peuvent même pas la boire.
"Un naufragé mort de soif"... si ça c’est pas déprimant...
 
Et le soleil ?
Pour les dépressifs, déjà en ce temps là, c’était une merde rien que d’y penser, astre assassin porteur de cancers de la peau.
 
Qu’est-ce que j’aurais voulu être un dépressif !
 
Mais aujourd’hui moi aussi j’ai compris que rien ne vaut la peine.
Que je me réveille le matin en me disant "lève-toi et fume une cigarette" Ou bien "Lève-toi, jette les cigarettes dans les toilettes et arrête de fumer" au fond ce sont deux solutions opposées, et dans un cas comme celui-ci, il devrait y en avoir une bonne et une mauvaise, je devrais avoir 50% de chance de faire une connerie et 50% de taper juste.
 
Et puis je me dis "Est ce que ça en vaut la peine ?"
Et je me réponds "évidemment que non"
Et je reste tout simplement au lit
Sans penser faire une action juste mais avec la conviction que dans la vie, nous n’avons que des mauvaises solutions
Alors mieux vaut laisser faire.
 
Pourquoi chercher une alternative ?
Peut-être que ça aurait du sens de se réveiller en pensant : "Et si je faisais un café"
Mais alors j’ajoute toujours "Est-ce que ça en vaut la peine ?" et évidemment, ça n’en vaut pas la peine !
Je me dis "Et si je marchais un peu..." mais est ce que ça en vaut la peine ? Je me dis "peut-être que je me tuerai !"
Parce que j’ai aussi pensé au suicide, mais au final j’ai écarté cette possibilité.
Je ne voudrais pas qu’après ma mort on pense que j’ai eu un motif pour le faire
On se mettrait sûrement en tête que je l’ai fait par amour
Par peur d’une maladie quelconque ou pire, pour mes idées... pense donc, ils diraient "il se sentait trahit par l’humanité... c’était un idéaliste"
 
Et par contre regarde les dépressifs
Ils savent toujours que ça ne vaut pas la peine
C’est pour ça qu’ils ont été les premiers à vivre dans des tombes
Loin de l’humanité qui pense, réfléchit, lutte, crée, détruit, espère !
Oui, parce qu’il y en a même qui ont de l’espoir,
Ils espèrent vivre cent ans, devenir riches,
Ils espèrent baiser le samedi soir ou guérir d’une tumeur
Y en a même qui disent "espérons qu’il ne se mette pas à pleuvoir"
Mais qu’est-ce que ça peut te faire !
Si il ne pleut pas, qu’est ce que ça change ?
Pense à un jour d’été au début du mois d’août, une journée ensoleillée
Un japonais d’Hiroshima pense "espérons qu’il ne se mette pas à pleuvoir"
Et de fait, il ne pleut pas,
Et puis il se retourne et il voit sa ville se transformer en un tas de cendres
 
L’espoir est une activité d’exaltés
Comment peut-on avoir une once d’espoir dans le futur quand on sait que le futur n’existe pas ?
C’est comme si tu donnais la clef de chez toi au premier venu en hypothéquant qu’il existe une possibilité pour que le premier venu soit un maniaque de la propreté et qu’il viendra te faire le nettoyage de printemps !
 
Et par contre regarde les dépressifs
Ils savent parfaitement que l’unique certitude c’est la mort.
Le seul événement qui se produira quoi qu’il arrive dans le soi-disant futur.
Et quand il se produira, ce sera au présent
Parce que celui qui meurt... meurt "maintenant" même s’il est né il y a mille ans
Comme Mathusalem
 
Quels précurseurs ces dépressifs !
Dès que ça a été possible ils sont partis vivre dans les tombes.
 
Et maintenant moi aussi
L’intellectuel
Je vis dans une tombe !
 
Et j’ai bien fait
Parce qu’au cimetière, je suis entouré des choses qui me sont les plus chères
 
Théâtre, Danse, Cinéma... la Culture
 
Le théâtre est mort.
Les acteurs... ridicules imbéciles toujours prêts à enlever leur pantalon pour montrer leurs collants
Parce que les acteurs ils sont comme ça !
Les collants des troubadours toujours prêts en dessous des jeans
Comme les vieux qui n’enlèvent jamais leur pantalon de pyjama même en dessous de leur beau costume à la communion du petit-fils.
Comme les pervers qui se baladent tout nus en dessous de leur imperméable
Acteurs pathétiques avec un crâne dans leur mallette et un monologue toujours prêt.
 
Mort le théâtre
Et morte la danse
Les danseuses anorexiques aux pieds déformés
Les danseurs pédés avec leur sexe en avant applaudi par des rombières en fourrure aux premières mondiales.
 
Mort le théâtre, la danse
Et mort le cinéma
Qui peut dire le contraire ?
Le plupart des acteurs de la plupart des films tournés des frères Lumière à aujourd’hui ont passé l’arme à gauche.
Tous sous terre... à faire de la terre pour les p’tits pois comme on dit à Rome
 
Et morte aussi la culture
Qui en fait vient du latin còlere, c’est à dire cultiver
Un mot comme ça ne peut finir que sous terre
 
Moi je suis un intellectuel
Et dans le désastre général de la culture je sauve uniquement la télévision
 
Quelle merveille que la télévision.
C’est la seule activité pendant laquelle l’humanité n’a pas honte de se montrer telle qu’elle est vraiment, à savoir : une merde !
Mais pas une merde fasciste, pas une merde communiste, catholique ou musulmane, athée, juive, bouddhiste, animiste... dentiste ou dantesque
Mais une merde toute simple sur laquelle tu peux coller une étiquette quelconque
Comme sur le p’tit pot de l’analyse fécale, tu peux écrire ce que tu veux :
Ton nom et ton prénom, chef de la mafia, Pape, Président du Conseil, Empereur de Capri ou Pharaon d’Égypte...
Mais dedans, il n’y a qu’un seul type de merde
Qui dans le meilleur des cas peut devenir fumier,
Pour cultiver la culture
Ou un jouet pour scarabée scatophage
 
Moi je suis un intellectuel
Et dans la tombe où je vis je regarde uniquement la télévision
Et je ne parle pas que de ces programmes où les gens s’énervent, se crachent et se pètent dessus mutuellement
Tous les programmes sont égaux
Il n’y a que l’étiquette qui change, le contenu reste un bel excrément chaud
A peine introduit dans un bocal.
 
Aaah, le journal télévisé !
 
"Une femme française dans la périphérie de Marseille accouche de deux enfants et les tue en les mettant dans le congélateur.
Et maintenant, le conseil de la semaine :
Comment décongeler le pain de viande au four à micro-ondes".
 
... Ils le font vraiment
"The show must go on" qu’ils disent
C’est comme ceux qui disent que durant le Nazifascisme, les trains arrivaient à l’heure... mais ils arrivaient à Auschwitz !
... Oui d’accord, mais " à l’heure !"
Six millions de clients et pas une seule plainte.
 
"The show must go on" qu’ils disent
Comme ceux qui écrivaient "Arbeit macht frei" à l’entrée d’Auschwitz, Dachau, Flossenbürg, Gross-Rosen, Sachsenhausen ou Terezin
 
"The show must go on" qu’il disent à la télévision
Moi je suis un intellectuel
Et dans la tombe où je vis, je regarde uniquement la télévision
L’unique expression culturelle qui ressasse continuellement la disparition définitive de la culture
La mort cérébrale
 
Moi, pour la télévision j’aurais même quelques idées
J’ai pensé à une émission
Un quiz.
Deux concurrents s’affrontent sur les habituelles questions à la con, le nom des sept collines, des sept rois de Rome, des sept nains...
Et à la fin
Au moment de proclamer le vainqueur
On découvre où ont été pêchés les deux candidats qui se sont défiés toute la soirée.
On ne les a pas sélectionnés sur élimination directe
Ou sur la base d’un Curriculum
Ils n’ont pas été pistonnés
 
Non,
On les a sélectionnés dans un département d’oncologie
Ils ont fait des examens
L’un a une tumeur maligne, et l’autre bénigne
Mais ils ne connaissent pas encore les résultats.
On leur donne en direct
"Cher Monsieur Dupont, vous avez perdu... mais de toute façon vous n’auriez pas profité de votre victoire... Votre foie est foutu !"
Ou bien
"Monsieur Untel... vous avez entre deux et six mois pour décider des personnes à qui vous léguerez la somme que vous avez gagnée en répondant à nos questions après quoi nous serons heureux de vous accueillir dans notre résidence funéraire...
Votre adversaire n’a rien gagné mais la tache qu’il avait sur sa radio du thorax n’était qu’une crotte de nez !"
 
Tout ça pour dire que l’art est toujours du mauvais côté de la vie,
Que la vie est toujours autre chose
 
Et nos politiciens aussi s’en sont rendu compte
Que l’art est mort, mort... il est mort !
C’est pour ça qu’ils nous ont donné un endroit au cimetière
 
Et pourtant nous, les acteurs, on a toujours parlé de vous, politiciens.
 
De tout temps, nos meilleurs personnages ont été les retourneurs de veste, les traîtres, les responsables de hautes trahisons, les putes et les maquereaux
Nous avons parlé de vous, toujours de vous
 
Nous aussi, comme vous, avec le racisme, on a tenu un bon bout de temps
Comment aurions-nous pu écrire Othello si la haine raciale n’avait pas existé ?
Si Othello était un plombier de Centocelle *, il nous manquerait un des plus beaux moments du théâtre mondial.
 
Nous, on a traité Dieu comme vous le faites aujourd’hui, de la même manière.
Parce que chez nous, quand la situation devenait difficile à gérer...
Deus ex Machina !
Et on le sortait de notre poche même si il n’avait rien à faire là
 
Nous on est des artistes,
On vit dans les tombes
Et on travaille en permanence avec la mort.
Peut-être parce qu’on fait des centaines de kilomètres en tournée sur les autoroutes
Et on y voit plus d’accidents que de stations services...
Mais pour nous comme pour vous, la mort est un instrument du métier
Vous politiciens, vous profitez de chaque tragédie...
... Exactement comme on a toujours fait !
Pour nous comme pour vous, la mort est un business !
 
Et nous sommes d’accord avec vous :
Qu’est-ce qu’ils nous veulent ces médecins relativistes ?
Qu’est ce que ça veut dire que nos cerveaux se ramollissent ?
Il ne suffit pas de mourir pour être vraiment mort !
Moi je jouais Hamlet
Et je mourais six jours par semaine
Et le jeudi où on jouait aussi en matinée, je mourais même deux fois par jour
Et à la fin du spectacle j’étais encore vivant.
 
Et après je dévorais à belles dents
Autre chose que des sondes endogastriques
 
Et nous sommes d’accord avec vous
Nous aussi, on travaillait avec les morts
Molière, Shakespeare, Pirandello, sans parler de Sophocle et d’Euripide... Tous des morts qui travaillaient avec nous !
 
Mais nous au moins, les morts, on les mettait en scène !
 
Vous vous déglinguez une Panda de dix ans qui a fait cent mille kilomètres ou un vieux scooter qui roule encore,
Mais une femme morte depuis des années...
Dont le coeur bat juste encore un peu par hasard
Peut-être juste parce que vous avez changé la pile de son Pacemaker...
Elle, vous la laissez attachée à un tube et vous dites qu’elle est en vie ! Même si elle est moins en vie encore qu’une Panda déglinguée !
Et vous empêchez qu’on la mette sous terre
Nous... les morts on les portait à la scène,
Mais vous, qu’est-ce que vous faites avec ces morts là ?
Vous les faites voter ?
Vous faites des sondages ?
Voilà comment vous augmentez vos voix
Voilà comment vous arriverez à 200 pour-cent
 
Le président du Conseil va aussi déterrer les Étrusques et les Romains de l’Antiquité et il dira "Tarquin le Superbe, vote pour moi !"
 
Moi je vis dans une tombe
Parce que je suis un intellectuel
 
Moi je vis dans une tombe
et à la fin me voilà mort
 
Parce que vous m’avez ôté le goût de travailler avec mes morts préférés
Parce que vous faites vivre un embryon
Et une femme dans le coma,
Mais vous faites mourir à jamais Hamlet et Alceste, Médée et Pulcinella
 
Je suis mort pour n’être plus un de vos contemporains
 
Je suis mort parce qu’être parmi vous, vivants, me cassait trop le cul
Et maintenant, mon cul il se fait bouffer par les vers
Il est devenu leur préoccupation première
Vous grignotez spaghetti rampants !
 
Quels précurseurs ces dépressifs !
Dès que ça a été possible ils sont partis vivre dans les tombes.
Et ils ont pris les meilleures, celles sans fenêtres.
Enfermé dans ta tombe, tu ne distingues pas une journée ensoleillée du déluge universel
Les fenêtres seraient une tentation stupide
Tu peux les laisser fermées mais tu as toujours la possibilité de les ouvrir pour regarder dehors
C’est comme un ancien fumeur qui va s’acheter des cigarettes
Si tu veux vraiment arrêter, tu n’as pas de paquet sur la commode
 
Alors : il vaut mieux ne pas avoir de fenêtres
 
C’est pour ça que nous sommes morts.
Nous sommes morts parce que nous ne sommes pas comme vous
Parce que si vous, vous êtes vivants
Il est évident que nous sommes autre chose !
 
ASCANIO CELESTINI
TRADUCTION HERVE GUERRISI
 
*Centocelle : Quartier populaire de la périphérie de Rome
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