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La Brebis galeuse d’Ascanio Celestini 

mardi 10 août 2010, par Ascanio Celestini, Olivier Favier (Date de rédaction antérieure : 20 janvier 2010).

Ascanio Celestini (né à Rome en 1972) s’est affirmé en une dizaine d’années comme une figure majeure du théâtre-récit, un courant spécifique à l’Italie, dans la lignée de Dario Fo. La dramaturgie classique y cède le pas à l’art du conteur, et le narrateur reprend le rôle de l’intellectuel, c’est-à-dire qu’il devient la mauvaise conscience de son temps. Au-delà de ce courant, les ouvrages d’Ascanio Celestini, publiés depuis quelques années par les prestigieuses éditions Einaudi, ont acquis une véritable dimension romanesque. Largement saluée pour son engagement civil, dans une Italie frappée par le révisionnisme et d’inquiétantes dérives gouvernementales, cette œuvre s’affirme comme une des plus marquantes de ses dix dernières années. D’un point de vue littéraire et politique, on n’avait rien vu de tel ici depuis Pasolini.

Nicola a peur du noir. Il vit depuis trente-cinq ans dans une « résidence de saints », dont il ne sort qu’une fois par semaine pour aller au centre commercial. Il est né dans les fabuleuses années soixante et il est mort cette année. Nicola ne sait pas qu’il s’appelle Nicola, alors il se parle à lui-même. Pour remettre de la lumière dans son cerveau, il y a l’asile électrique, et le docteur qui est le plus saint de tous.

extrait de "La Brebis galeuse" d’Ascanio Celestini, Éditions du Sonneur, Paris, sortie le 20 janvier 2010.

« Je me souviens que j’étais habillé en lapin.
Je me souviens que c’était un jour de carnaval des années soixante.

Je me souviens que cela me faisait de longues oreilles avec du fil de fer pour les tenir droites, mais il y en avait une de cassée et on voyait le fil de fer rouillé. Je le détestais, moi, ce costume de lapin ridicule. J’étais resté muet de colère toute la journée à cause de ce déguisement, et ma grand-mère m’a dit « il vaut mieux que tu restes un peu avec les sœurs dans le pavillon des fous catatoniques. Reste ici près de la sœur ». Je me suis assis près de la sœur qui disait son rosaire. Il me semblait qu’elle parlait toute seule… alors qu’elle parlait à Dieu ! Mais elle parlait si doucement que d’après moi, même à Dieu il devait lui sembler qu’elle parlait toute seule.
Puis ma grand-mère a pris un œuf frais de son tablier, elle a fait le trou avec l’ongle de son petit doigt qu’elle avait bien long et elle me l’a donné à boire. Ma grand-mère était habillée en vieille, avec les chaussures de vieille et les chaussettes de la pharmacie et elle m’a laissé seul avec la sœur qui priait au milieu de tous ces lits pleins de fous qui ressemblaient à des enfants morts. J’ai bu mon œuf et puis j’ai commencé à penser « si la mort en personne passe ici, elle voit ces fous qui ressemblent à des morts, elle voit la sœur qui ressemble à une morte vivante et elle me voit moi qui suis muet comme un cadavre. Et pour finir elle nous emmène tous dans l’autre monde ». C’est ainsi que j’ai commencé à parler.
Je parlais à la sœur qui ne m’écoutait pas.
Je parlais comme quelqu’un qui renverse un sac plastique par terre, un sac plein de choses du supermarché. Un sac plein de Nesquik, de liquide vaisselle et de pastilles Valda et tout finit par terre avec les pastilles Valda qui nagent dans le liquide vaisselle et la poudre de Nesquik qui vole de partout et remplit l’air de cette saveur de petit-déjeuner des enfants… J’ai ouvert la bouche et j’ai dit à la sœur tout ce qui me passait par la tête. J’ai renversé mon cerveau sur elle.

Je lui ai dit « je déteste ce costume de lapin. C’est le déguisement recyclé de la résidence, et moi je suis le plus petit de la résidence et c’est le déguisement qu’on met aux petits garçons de neuf ans comme moi. Mais cela fait presque vingt ans que ce costume de lapin en peluche fait le tour de la résidence et que tout le monde le met. C’est un déguisement des années cinquante. Un déguisement insipide. Il est stupide comme les années cinquante. Et moi je serai le centième enfant stupide à porter ce déguisement stupide.
Il a même une oreille rouillée.

Moi je voulais le costume de Tarzan. Tu connais Tarzan ? C’est un héros de film de la jungle. Lui, c’est quelqu’un qui ne connaît aucun mot à part “moi”, “toi”, son nom et celui d’une guenon qui s’appelle Chita. Et pendant le film, il apprend aussi le nom d’une belle femme blanche qui s’appelle Djène. Et de toute sa vie il n’arrive qu’à faire des phrases qui contiennent des mots du genre “moi Tarzan, toi Chita” ou bien “moi Tarzan, toi Djène”, ou bien il appelle “Chita !” quand il a besoin de la guenon ou “Djène !” quand la femme blanche est en danger. Mais à un moment donné on comprend que la guenon est jalouse de la femme blanche, la guenon est vexée et ne parle plus. En fait, dans le film, elle ne parle jamais, sauf quelques petits cris de guenon en colère…

La guenon ne dit même pas son nom, elle ne dit pas “moi Chita”. Tandis que la femme blanche bavarde tout le temps. Elle bavarde avec tout le monde. Elle bavarde tellement qu’on dirait qu’elle est plus attardée du cerveau que la guenon. Mais la guenon est toute poilue et Tarzan ça le dégoûte. Alors que la Blanche au contraire, elle est tout épilée et Tarzan demeure perplexe. Mais ensuite il tombe amoureux et ma grand-mère dit que “Tarzan a découvert que même la Blanche, elle a des poils. Mais elle en a seulement là où c’est utile et Tarzan aime bien cette femme et cette concentration de poils. Elle lui plaît plus que la guenon”.

Tarzan s’élance sur les lianes de la jungle et hurle tout son amour fou pour Djène. Il est vêtu d’un slip déchiré et il sait dire seulement cinq mots. Ma grand-mère dit qu’il est malade d’amour. Elle dit que l’amour l’a rendu malade du cerveau. Elle dit que son asile, c’est la jungle et qu’il y vit comme les pauvres fous de l’institut. Il se réveille, il mange, il pisse, il chie, saute sur les lianes, prononce cinq mots, remange, repisse et retourne se coucher. Et la vie continue. »

P.-S.

Traduction : Olivier Favier

Première publication : 20 janvier 2010

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