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Les amis du crime parfait 

mardi 30 mars 2010, par Andrés Trapiello

Le Club des amis du crime parfait réunit périodiquement, dans un café madrilène, un groupe hétéroclite d’amateurs de romans policiers. A son programme, des discussions animées sur les grandes figures du genre et, surtout, l’élaboration collective d’un chef-d’oeuvre, la mise au point d’un crime parfait. Chaque "ami" est désigné par le nom de son héros fétiche : Poe, Maigret, Nero Wolfe, Perry Mason, ou encore Sam Spade, le narrateur, de son vrai nom Paco Cortés. Dans cette Espagne de la fin des années 1980, la démocratie est encore fragile, et l’actualité offre de la matière à la littérature noire, à commencer par le coup d’Etat du 23 février 1981. C’est dans ce contexte que le beau-père de Paco, alias Sam, est assassiné. Il ne reste plus qu’à mener l’enquête sur les raisons de la mort de ce sulfureux personnage...

Delley n’aurait jamais cru qu’une sonnette pût grogner comme un tatou.
Frr… Frrrrrr… Frrr…
Il s’était endormi sur le lit, avec son imperméable et ses chaussures, couleur porte-la-poisse, maculées de boue. Il empoigna son révolver. Dix heures passées dans ce clapier. La personne qui sonnait fit une courte pause avant de revenir à la charge. On eût dit une mélodie, alternant coups courts et coups longs. Il ouvrit les yeux. Une vive douleur les traversa, sans qu’il sût d’où elle venait. Avoir mal aux yeux, ce sont des choses qui arrivent. On voulait jouer au chat et à la souris avec lui. La sonnette était le chat et lui, la souris. Il regarda alentour, complètement hébété, incapable de reconnaître les lieux. Ses paupières brûlaient. Il jeta un rapide coup d’œil par la fenêtre. La nuit était tombée. Le néon de la boutique d’électroménager du vieux Valentini projetait dans la pièce son bavardage triste et monotone. On sonna de plus belle. Rouge et noir, rouge et vert, une pépée hypersexy bégayant, brandissant un sèche-cheveux soufflant dans sa chevelure, une ampoule grillée au bout du sein.

Il se fit la réflexion qu’autant de « ant » dans une seule phrase, c’était beaucoup mais, vu le salaire de misère qu’on lui versait, il se fichait pas mal des participes.

Delley fixa son attention sur la chevelure de la fille au sèche-cheveux, où d’autres ampoules avaient grillé. Un nouveau coup de sonnette explosa dans son cerveau, comme si on lui enfonçait une aiguille à tricoter dans le tympan. Il ressentit la décharge jusque dans son estomac vide.

Les auteurs de mauvais polars appellent ce frétillement dans les tripes le « Héraut de la mort ».
Il s’assit dans le lit, sans bruit, avec des mouvements instinctifs de félin qui pressent un danger. Après le rôle de la souris, il endossait celui du chat. Quand les coups de sonnette cessèrent de le martyriser, Delley entendit la respiration des flics derrière la porte. L’ordre qu’ils avaient reçu était peut-être beaucoup plus simple. Ils allaient le farcir de plomb et le laisser là, sous le reflet de la fille hypersexy. Ils n’étaient probablement même pas en uniforme. Voilà, il finirait le nez dans le tapis, dans les bras de la pépée voltaïque. Vu le vacarme, Delley en déduisit qu’ils devaient être trois ou quatre. On cogna sur la porte.
Toc, toc, toc…
Des coups secs cette fois, nerveux, frappés avec la crosse d’un pistolet. Delley était fatigué, au bout du rouleau, il en avait sa claque des cadavres.
La chambre puait le tabac et le whisky pur malt. Surtout le whisky. Le matin, en posant le journal dans lequel figurait l’avis de décès de Dora, il avait renversé son verre sur le tapis. En cherchant à le rattraper, il avait envoyé valdinguer la bouteille qui se trouvait près du lit, sur la table de nuit. Il avait bien essayé d’arrêter sa chute d’un mouvement maladroit, mais en vain. Le sol avait été jonché de débris coupants et en moins de deux, ça empestait la distillerie. Les morceaux de verre traînaient toujours par terre. Une partie du whisky s’était évaporée. Tout ça vers 10 heures. Ensuite, il avait demandé qu’on lui fasse monter de chez Lowren quelque chose à manger, une autre bouteille de whisky, des cigarettes et un café serré. Il n’avait pas laissé entrer le loufiat. Il ne voulait pas qu’il voie le verre brisé ni la flaque de whisky. Mais Joe, le gamin qui bossait pour Lowren, avait froncé le nez et un sourire malicieux s’était dessiné sur ses lèvres. Un bon petit gars.
« Monsieur Delley, je sais pas ce que vous fabriquez, mais ça sent tellement le whisky là-dedans que si vous vous amusez à gratter une allumette, ça fera sauter tout l’immeuble. Je vous dis ça parce que je sais d’où m’sieur Molloy le sort, son tord-boyaux. »
Delley lui avait allongé un billet de vingt dans l’entrebâillement de la porte et l’avait renvoyé. Une fois seul, il avait bu le café. Les restes d’un hamburger sanguinolent avaient fini dans un coin, au milieu des bris de verre, comme s’ils avaient été dédaignés par un chien. Un chat. Un rat. On l’avait pourchassé comme un rat. Non, lui, il n’était pas un rat.

« Delley, on sait que t’es là, ouvre ! On veut juste causer. On est venus en amis, c’est le gouverneur qui nous envoie.
— Va au diable, Olson, et tu n’as qu’à dire de ma part à Austin qu’il peut y aller aussi. Le premier qui franchit le seuil, je lui truffe la couenne de doubles croches. Et ce qui se passera après, je m’en tamponne.
— Sois raisonnable, Delley. Hé… » Delley entendit qu’Olson s’adressait à quelqu’un à côté de lui à voix basse : « A ton avis, il a voulu dire quoi, avec ses doubles croches ? »
Delley imagina la bobine grassouillette d’Olson. L’un de ses acolytes se dirigea vers le fond du couloir. Ses pas résonnaient. Un couloir mince aux murs d’une couleur oppressante avec dix ou douze portes assorties, distribuées de part et d’autre. Au bout, une fenêtre. Ce qu’on apercevait derrière la vitre était encore plus inquiétant : un puits de jour. L’idéal pour balancer un homme et affirmer ensuite qu’il s’est tué en tentant de fuir. Les gonds couverts d’urine grincèrent quand le type essaya d’ouvrir. Un glapissement de souris et de chat à la fois. Il avança la moitié du corps dans une cour étroite et scruta les alentours à la recherche d’un escalier d’incendie.
« Olson, dis à tes gorilles que je suis pas assez cave pour être allé me coller dans une planque avec un escalier d’incendie. Pour passer par la fenêtre, va falloir appeler Spiderman. Evidemment, vous pouvez foutre le feu à tous les appartements, sauf que, dans ce cas, ce que vous êtes venus chercher partira en fumée. J’ai une bouteille de chez Molloy ; vous savez ce que ça signifie, non ? Quand vous verrez le feu de joie que feront ces billets sous le ciel étoilé, ça vous donnera peut-être des envies d’emmener vos souris en pique-nique, et de leur offrir une petite soirée en amoureux.
— Arrête de jacasser, Delley. Ouvre cette porte, tu m’entends ? Ma patience est à bout. Je vais te régler ton compte.
— Je t’entends, Olson, pas besoin de crier. Fous-moi la paix. »
« Paco, tu es là ? »
« Je t’ai dit de me foutre la paix ! Tirez-vous, ou vous allez bouffer plus de plomb qu’il y en a dans une linotype ! »

Il songea que ce « Ou vous allez bouffer plus de plomb qu’il y en a dans une linotype » n’était pas à la hauteur d’un gars comme Delley. Il ratura linotype avec des X, qui claquèrent à la façon d’une rafale de mitrailleuse à culasse basculante. Une M-32 soviétique. D’ailleurs, un gars comme Delley se moquait des linotypes et n’en avait sans doute jamais vu de sa vie. Pas plus que de M-32 à culasse basculante. Il n’aimait pas les Soviétiques. A quoi bon tout ce socialisme, si on n’est pas fichu d’apporter quoi que ce soit de mémorable au genre policier ?
« Tu l’ouvres, cette satanée porte, Delley ?
— Allons, Olson, c’est tout ce que tu sais dire ? »

« Paco, tu es là ? »
On frappait à la porte.
Cortés mit un moment à se faire une idée, très approximative, du temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait pris place à son bureau, ce matin-là. Dans une soucoupe posée à même le sol s’étalaient les restes d’un sandwich à l’omelette de pommes de terre que mâchouillait Poirot, le chat. Il avait pris un chat après sa rupture avec Dora. Il y avait aussi un demi-verre de whisky sur la table. Le fond de la bouteille qu’il avait malencontreusement renversé.
Quand il travaillait, il était tellement absorbé par ses personnages et son intrigue que cela neutralisait en lui toute capacité à distinguer la réalité de ce qui surgissait des formidables et géniaux bouillonnements de son cerveau et semblait prendre corps, à proprement parler, à mesure qu’il tapait.
En se renversant, le whisky avait taché quelques pages, mais la plus grande partie de l’alcool s’était répandue sur le tapis et le plancher. Quelle importance avait un whisky quand deux hommes étaient sur le point de s’entre-tuer dans un bain de sang.

« Paco, tu es là ?
— J’arrive ! » cria-t-il depuis l’autre bout de l’appartement.

Il se leva, demeura encore un moment penché au-dessus de sa machine à écrire, à lire le texte qui dépassait du chariot.
Une vieille Underwood, haute, lourde, noire. Un véritable catafalque à l’épreuve des tremblements de terre et de toutes les intrigues. Son ancestrale Underwood représentait pour lui ce que son vieux Smith & Wesson calibre spécial représentait pour Delley Wilson. Quant à Paco, il n’avait jamais vu de Smith & Wesson à part dans les livres, sur les gravures. Il en possédait plusieurs traitant des armes à feu. Combien d’hommes étaient morts sous les touches de sa machine à écrire, refroidis par sa force de frappe ? Combien de têtes avaient roulé sous les massicots implacables, combien d’alibis s’étaient effondrés sous le tir croisé du Q et du M ? Combien d’assassins, de malfaiteurs, de voyous, de canailles, de balances, de maquereaux, de vauriens, de fripouilles, de truands, de coquins, de scélérats avaient-ils dû répondre de leurs méfaits dans ce cylindre de caoutchouc ? Combien de femmes s’étaient-elles évaporées dans les bras de ceux dont la seule récompense pour leur lutte contre le crime ne serait jamais que cette minute d’amour éphémère, passagère et ensorcelante ? Combien de chevaliers errants du crime n’avaient-ils pas quitté l’inamovible montagne de ses rêves ?

P.-S.

Les amis du crime parfait (Los amigos del crimen perfecto), de Andrés Trapiello, Traduit de l’espagnol par Caroline Lepage, Editions de la Table Ronde pour la traduction française, 2009, Prix Nadal 2003. Avec l’aimable autorisation des Editions de la Table Ronde.

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