La Revue des Ressources

Léa (1832) 

lundi 12 décembre 2005, par Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889)

Une voiture roulait sur la route de Neuilly. Deux jeunes hommes, en habit de voyage, en occupaient le fond, et semblaient s’abandonner au nonchaloir, d’une de ces conversations molles et mille fois brisées, imprégnées du charme de l’habitude et de l’intimité.

« Tu regrettes l’Italie, j’en suis sûr, - dit à celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était largement empreinte de génie et de passion, le plus frais et le plus jeune de ces deux jeunes gens.

- J’aime l’Italie, il est vrai, - répondit l’autre. - C’est là que j’ai vécu de cette vie d’artiste imaginée avec tant de bonheur avant de la connaître. Mais auprès de toi, mon ami, il n’y a pas de place pour un regret ».

Et en dessus de la barre d’acajou, les mains des deux amis se pressèrent.

« J’ai craint longtemps, - reprit le premier interlocuteur, - que la générosité de ton sacrifice ne te devînt amère. Quitter Florence, tes études, tes plaisirs, pour revenir avec moi à Neuilly, te faire le témoin des souffrances de ma pauvre soeur, et partager mes inquiétudes et celles de ma mère, n’est-ce pas là le plus triste échange ?

- En supposant qu’il y ait du mérite à éprouver un sentiment tout à fait involontaire, mon cher Amédée, tu t’exagérerais encore ce que mon amitié fait pour toi. Quand ta soeur ira mieux, ne pourrons-nous pas reprendre le chemin de cette Italie que nous venons de quitter ? Oh ! espérons que les craintes exprimées dans la lettre de ta mère n’ont aucun fondement.

- Je le saurai bientôt, - dit Amédée, et il frappa du fouet qu’il tenait à la main le cheval qui redoubla de vitesse ; - mais je n’augure rien que de sinistre du style de ma mère : croirais-tu qu’elle me parle d’un commencement d’anévrisme ».

Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amis d’enfance, dont la position de fortune était assez indépendante pour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l’une à l’autre, ne s’étaient jamais quittés. Jusqu’à vingt-cinq ans, tout leur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde, et là ils s’étaient confié leurs premières observations. Cependant leur intimité partait beaucoup plus du coeur que de la tête ; c’était par ce point qu’ils s’étaient touchés. Trop d’intervalle les séparait d’ailleurs.

Réginald était une de ces hautes et fécondes natures tout écumantes de spontanéité et d’avenir. Dès les premiers instants de son existence intellectuelle, Réginald avait compris l’art, et dans l’enivrement de ce pur et premier amour, il s’était juré à lui-même qu’il ne serait jamais qu’un artiste. Mais on ne commence pas par être artiste : l’homme finit par là. Quand nous sommes jeunes, à l’éclat brillant de nos rêves nous ne faisons que nous pressentir, nous deviner pour un temps lointain encore. Ce n’est que quand la passion a labouré notre coeur avec son soc de fer rougi, que nous pouvons réaliser les préoccupations qui nous avaient obsédés jusque-là. Or, il y a mille chances de mort dans la passion. Aussi peut-être serait-il vrai de dire que les hommes les plus prédestinés par leur nature à être artistes meurent avant de le devenir. Keats se brisant un vaisseau sanguin dans la poitrine était plus nativement grand poète que ce splendide lord Byron lui-même, qu’un mouvement de rage ne put pas tuer.

Cette passion qui vient toujours troubler nos contemplations avec violence s’était déjà emparée de Réginald. Elle devait le tuer plus tard, le tuer comme artiste. Cherchez son nom parmi les noms dont la société s’enquête parce que ces noms ont marqué, et vous ne l’y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts au bas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n’a été écrit, si ce n’est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vous oublierez bientôt. Mais alors il ignorait, l’heureux enfant d’une imagination confiante ! il ignorait qu’il deviendrait athée à sa vocation et à son avenir. Déjà la passion l’avait mille fois jeté du haut en bas de l’idéal dans la réalité, lui obscurcissant ses aperceptions les plus lumineuses, l’interrompant tout à coup dans le jet de ses créations. Douleur amère et fatale ! Tout le temps qu’il était entraîné vers les jouissances matérielles, on eût dit qu’il entrevoyait, au fond de ces frénétiques plaisirs, comme par une révélation sublime, quelque chose de grand et de divin, tant il les étreignait contre lui d’une main acharnée ; mais cette illusion finissait par du déboire, et l’intelligence revenait avec ses implacables mépris. Voilà pourquoi son front devenait chauve avant le temps, et son regard débordait d’une telle tristesse qu’il en versait jusque dans les yeux indifférents ou joyeux de qui le fixait.

Amédée n’était pas un homme fait sur le fier patron de Réginald. Il cultivait aussi les arts, mais ils n’étaient pour lui qu’une fantaisie, un caprice, ce que sont les femmes pour tant d’hommes qui osent parler d’amour à leurs pieds. On ne voyait point, sur son front serein et ouvert, à travers la fatigue des organes, les vestiges de cette lutte cruelle entre la passion et la pensée, la gloire ou la mort de l’artiste, qui l’anéantit encore à l’état d’homme ou le transfigure tout vivant.

Amédée et Réginald venaient de passer trois ans en Italie. Un soir de juin parfumé et chaud, ils avaient causé longuement, sur la route de Neuilly à Paris, avec une femme d’un âge mûr, à l’air imposant quoique bon, qui tenait par la main une enfant de treize ans à peine, jolie petite fille à tête nue et aux longs cheveux blonds et suaves jusqu’à paraître nuancés d’un duvet comme celui des fleurs, et, qui, mollement, bouclaient sur une pèlerine de velours noir.

L’enfant reçut deux baisers sur le front, et les deux amis montant, avec cette frémissante rapidité du départ quand on a le coeur plein, dans l’aérien tilbury qui les attendait, volèrent vers Paris, laissant derrière eux un nuage de poussière qui s’évanouit, déchiré par le vent avec plus d’un adieu !

Cette femme était Mme de Saint-Séverin, et cette enfant sa fille, la soeur d’Amédée, malade à présent, et dont la maladie rappelait Amédée en France...

... Alors ils atteignaient cet endroit de la route d’où l’on apercevait la maison blanche, et ceinte de la vigne aux bras d’amoureuse, que Mme de Saint-Séverin habitait du côté gauche extérieur de Neuilly. Cet endroit où, trois ans auparavant, eux, attendris, mais heureux, mais confiants, mais fous de mille espoirs sans noms et de jeunesse, ils avaient laissé pour un temps indéfini la femme qui ne devait plus veiller que de loin sur ceux qu’elle avait soignés avec amour depuis leur enfance, car Réginald, ayant perdu ses parents peu de temps après sa naissance, avait partagé avec Amédée la tendresse de Mme de Saint-Séverin, et rien ne l’avait averti qu’une mère lui eût jamais manqué.

A cet endroit rien n’avait changé. Par une coïncidence du hasard, l’heure était la même que celle où ils étaient partis ; et, comme il y a des journées que nous portons éternellement dans nos poitrines avec leurs plus petits accidents : un son de piano, un timbre de pendule, un nuage à l’horizon là-bas et le soir, ils se rappelèrent qu’il y avait trois ans le soleil se couchait ainsi, et que les teintes étaient les mêmes sur la courbe effacée des lointains. Seulement, au lieu d’une enfant et d’une femme sur la route, une femme isolée attendait.

« C’est vous, ma mère ! - s’écria Amédée, et en une seconde Mme de Saint-Séverin fut couverte des caresses de son fils et de Réginald. - Comment va Léa, ma mère ? Où est-elle ? - Léa est toujours extrêmement souffrante, mon ami, répondit Mme de Saint-Séverin. Et l’expression perdue d’une joie instantanée permit de juger combien ses traits étaient flétris par un chagrin adurent ; elle était affreusement vieillie. La douleur est plus impitoyable que le temps : elle a des secrets pour vous briser mieux ; elle vous courbe encore que le temps vous donnerait le coup de grâce. Les rides qu’elle vous creuse au front sont profondes comme des cicatrices, et pourtant, ô mon Dieu ! ce n’est pas là que sont les blessures.

 »Je n’ai pas voulu, - ajouta Mme de Saint-Séverin, - que Léa vînt au-devant de vous, je craignais pour elle la fatigue et encore plus l’émotion ; je l’ai prévenue que tu arrivais ce soir, cher Amédée, et cela vaut mieux. Dans son état, disent les médecins, l’émotion lui serait si funeste qu’il me faut craindre de donner du bonheur à ma fille sous peine de la tuer ». Et en prononçant ces derniers mots, cette voix pleine de douceur contractait une dureté amère, ce regard touchant alla donner contre le ciel comme une tête de désespéré contre un mur. Le reproche était presque impie. Ame religieuse, toute d’amour et de dévouement, avait-elle immensément souffert, cette pauvre femme, pour sentir ainsi, comme un homme, le soudain regret qui nous prend tant de fois dans la vie de ne pouvoir poignarder Dieu.

Amédée baissa la tête ; la physionomie de sa mère venait de lui en apprendre plus que tous les pressentiments qu’il tremblait de voir justifier.

Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Mme de Saint-Séverin reprit son calme habituel. Bientôt ces trois personnes s’avancèrent vers la maison blanche, dans la direction du jardin qui s’étendait en face, tandis que le cabriolet, sous la conduite du jockey de Réginald, y accédait du côté opposé au jardin.

Léa était venue jusqu’à la barrière extérieure. Si Mme de Saint-Séverin n’avait pas dit à Amédée : « Voilà ta soeur », il ne l’aurait pas reconnue tant elle était changée et grandie. Léa se jeta au cou de son frère avec l’abandon d’un sentiment qui paraissait ne pas s’épandre souvent, avec ce laisser-aller d’adolescente dont toute l’âme devrait être une caresse. Mais Mme de Saint-Sévenin, redoutant que cette joie ne fût trop vive, y coupa court en présentant à sa fille celui qu’elle appelait son second fils. Léa sourit à cette mâle figure qu’elle avait toujours aperçue réfléchie dans ses souvenirs à côté de celle de son frère, et Réginald, dont le coeur s’était ouvert à ces détails de famille, que la position de Léa rendait encore plus attendrissants, fut sur le point de la prendre dans ses bras et de l’y serrer comme on y serre une soeur ; mais son regard saisit tout à coup sur le visage de Mme de Saint-Sévigné tout ce qu’il y a de plus chaste, de plus éthéré, de plus sensitif dans la délicatesse d’une femme, confondu avec ce qu’il y a de plus intime dans une souffrance de mère, et il retint son mouvement. Il venait de comprendre pour la première fois que l’amitié est aussi une trompeuse, et que, même chez cette femme qui l’appelait son fils, il n’était, hélas ! qu’un étranger.

J’ai dit que Léa était changée et grandie ; ce n’était plus la petite fille à la pèlerine de velours noir dont le teint se rosait impétueusement au moindre trouble jusque dans la racine des cheveux et des cils, sans que cette vaporeuse nuance, semblable à celle que, les soirs d’automne, on voit parfois au rebord d’une blanche nuée, se fonçât jamais plus à un endroit qu’à un autre de son visage. Nuance fugitive, mais inaltérée, qui ne se perdait jamais en dégradations insensibles à l’endroit où la robe joint le cou avec mystère, et faisait présumer que tout le corps se colorait timidement ainsi, et promettait aux ardeurs d’un amant des voluptés divines. Ces ravissantes rougeurs s’étaient exhalées et, suivant la loi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhalées pour ne plus revenir ! La maladie de Léa, en se développant, semblait avoir absorbé tout le sang de ses veines dans la région du coeur, et lui avait laissé une pâleur ingrate à travers laquelle l’émotion ne pouvait se faire jour. Ce n’était pas une pâleur ordinaire, mais une pâleur profonde comme celle d’un marbre : profonde, car le ciseau a beau s’enfoncer dans ce marbre qu’il déchire, il trouve toujours cette mate blancheur ! Ainsi, à la voir, cette inanimée jeune fille, vous auriez dit que sa pâleur n’était pas seulement à la surface, mais empreinte dans l’intérieur des chairs.

Les deux amis furent d’autant plus frappés du changement qui s’était opéré en Léa en leur absence, qu’ils se souvenaient davantage de ce qu’elle était quand ils l’avaient quittée. Elle n’avait pas même conservé ses cheveux débouclés sur le cou et lissés sur ses tempes virginales, délicieuse coiffure qui jette je ne sais quel reflet de mélancolie autour d’une rieuse tête d’enfant. Elle les portait alors relevés sous un peigne comme toutes les femmes.

Réginald surtout, Réginald, qui sentait et observait en artiste, contemplait avec un intérêt immense de pitié cette fille de seize ans qu’un mal indomptable avait flétrie, qu’une douleur physique emportait au néant avec sa beauté ravagée avant qu’elle sût que ce qui bouillonnait dans son coeur pût être autre chose que du sang. Il était humilié comme artiste. Jamais la beauté d’une femme, quelque resplendissante qu’elle fût, n’avait parlé un plus inspirant langage à son imagination que cette forme altérée et qui bientôt serait détruite. Involontairement, il se demandait s’il y a donc plus de poésie dans l’horrible travail de la mort que dans le déploiement riche et varié de l’existence ? La maladie de Léa était de celles dont les progrès sont à peine perceptibles. Tout ce que l’homme en sait, de cette terrible maladie, c’est qu’elle est mortelle ; mais il ne lui est guère possible de l’étudier dans ses développements et de prédire le moment où, comme irritée de la résistance de l’organisation, elle achèvera de la briser. Mme de Saint-Séverin n’entretenait plus, depuis longtemps, ces illusions qui, comme des femmes perfides, nous mettent leurs douces mains de soie sur les yeux pour nous cacher la réalité. Elle savait que l’état de sa fille était sans ressource, qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard Léa n’achèverait pas sa jeunesse, et que ce moment d’angoisse et de larmes ne se ferait plus beaucoup attendre. Telle était la pensée qui lui mangeait vives les fibres du coeur, et qu’elle cachait sous d’angéliques sourires et sous une confiance si sereine que Léa, parfois dupe de ce calme sublime, sentait moins cruellement sa souffrance et croyait à un mieux prochain.

Réginald, en vivant chez Mme de Saint-Séverin, comprit avec quelle anxiété d’amour était surveillée cette vie tremblante, et qui pouvait se rompre comme un fil délié au moindre souffle. Il fut le témoin de ces mille précautions employées pour préserver de chocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, ce coeur qui, en se dilatant, aurait fait éclater sa frêle enveloppe. Hélas ! ce coeur, au moral tout comme au physique, ne battait que sous une plaque de plomb. Léa ne lisait aucun livre. A cette heure où l’imagination d’une jeune fille commence à passionner son regard d’insolites rêveries et à faire étinceler autre chose que deux gouttes de lumière dans les étoiles bleues de ses yeux, Léa ne connaissait pas un poète. Élevée solitairement à la campagne, elle n’avait senti au sortir de l’enfance que la douleur qui commença sa maladie et qui la fixa auprès de sa mère au moment où elle allait s’en séparer pour entrer dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Cette retraite et cette inculture avaient nui autant au côté sensible de Léa qu’à son côté intellectuel. De peur que la sensibilité de sa fille ne fût trop ébranlée par ces premiers épanchements dans lesquels on se soulage de ces larmes oppressantes qui viennent on ne sait pas d’où..., et que toute femme qui fut jeune eut besoin de verser la tête sur l’épaule d’une autre femme pleurant aussi et bien-aimée, ou toute seule, le front dans ses mains, Mme de Saint-Séverin se priva du plus grand bonheur pour une mère, de la seule félicité humaine que la vertu n’ait pas condamnée. Dans ses relations avec sa fille, elle empêcha toujours l’effusion de naître. Miraculeux héroïsme, sacrifice de l’amour par l’amour ! Où cette femme, cet être fragile, puisait-elle tant de force pour plier à sa volonté les sentiments les plus vivaces de sa nature, si ce n’est dans l’idée qu’en sy laissant entraîner elle pouvait provoquer une de ces palpitations torturantes dans lesquelles sa Léa pouvait perdre connaissance et mourir.

Ainsi Léa n’avait été modifiée ni par ces idées qui élèvent et fécondent les nôtres, ni par ces sentiments auxquels nos sentiments s’entremêlent. Tout ce qu’il y avait de poésie au fond de cette âme devait donc périr à l’état de germe, engloutie, abîmée, perdue dans les profondeurs d’une conscience sans écho. Que si quelquefois une tristesse, un retentissement intérieur, une ondulation rapide passaient sur cette âme isolée dans la création et venaient expirer dans un sourire sur ses lèvres pâles, c’était un point intangible dans la durée, ce n’était ni un désir ni un regret : pour un regret ne faut-il pas connaître, et pour un désir, au moins soupçonner ? C’était quelque chose de mystérieux, de vague et pourtant d’immense, semblable au sentiment de l’infini, comme nous croyons l’avoir éprouvé à une époque de notre vie avant de savoir que ce sentiment se nommât ainsi. Manquent les mots pour parler de cet état de l’âme. On l’imagine sans pouvoir le peindre : l’imagination est la seule faculté qui ne trouve pas sur son chemin la borne de l’incompréhensible. N’y a-t-il pas pour elle un Dieu ? Une couleur de plus dans le prisme ? Des amours purs et éternels ?

Cet état de l’âme fut pour Réginald un mystère... un problème... un rêve. Il aurait si bien voulu le pénétrer. Efforts inouïs et perdus ! Ce désir l’arrachait de son travail dès le matin. Quand, par la persienne entr’ouverte, il apercevait Léa cueillant des fleurs au jardin et les disposant dans les vases de porcelaine de la terrasse, il quittait son chevalet et sa toile et courait auprès de la jeune fille lui parler de sa souffrance, puis du soleil qui luisait dans sa chevelure blonde, du bleu du ciel, de la fraîcheur de l’air. Puis il revenait encore à sa souffrance pour lui demander si toute nature bonne et souriante ne lui causait pas quelque bien, et il cherchait dans ses réponses un mot, un pauvre accent qui lui révélât une des faces encore obscures de cette vie étrange et étouffée. Mais rien dans sa voix, faussée par la douleur et rendue plus touchante, rien dans ses regards languissants de fatigue et d’insomnie, rien sur cet ovale qui avait déjà perdu de sa perfection et de sa grâce, que l’indolent sourire de la bienveillance. Oh ! c’était un jeu cruel que ces déceptions inattendues et renaissantes, c’était un découragement à navrer ! Tous les jours s’écoulaient aussi mornes, aussi ternes pour la jeune fille. Un cercle plus large et plus noir autour de ses yeux, une taille plus abandonnée, une démarche plus traînante : voilà quelles étaient pour Léa les seules différences qu’à la veille apportait le lendemain.

Mais Réginald ne se rebuta pas. Lui qui regrettait disait-il, ces moments perdus auprès des femmes, moment trop nombreux dans sa vie, et qui, de leur bonheur rapide, n’avaient point racheté la moindre des peines dont ce bonheur dérisoire est empoisonné toujours, consumait misérablement son temps auprès d’une enfant malade, ignorante, silencieuse, timide, l’opposé de ces Italiennes qu’il avait aimées, si pleines de pensées et de vie, dont l’amour de la lave est, dit-on, un Styx qui rend invulnérable à toutes les voluptés molles et tièdes trouvées dans d’autres bras que les leurs. La passion, qui commence par faire de nous des enfants et des imbéciles, persuadait à Réginald qu’il n’avait que de la pitié pour Léa. De la pitié ! C’est une plainte stérile qu’on aumône, un serrement de main quand le mal n’est pas contagieux, au plus l’eau d’une larme, et puis on rit ! et puis on oublie ! Voilà toute la pitié. Dans nos coeurs égoïstes et froids, elle n’a pas d’autres caractères, et les hommes, qui ravalent le ciel au profit de leur orgueil, prétendent que la pitié est céleste !

Réginald s’abusait en prenant le sentiment que lui inspirait Léa pour une si chétive sympathie, mais il ne s’abusa pas bien longtemps. Son passé était là avec ses poignants souvenirs. Il reconnut cet amour qui avait séché sur pied, étiolées et noircies, les plus belles fleurs de sa jeunesse, ce simoun qui ravage nos vies plus d’une fois et qui en tourmente longtemps encore le sable aride, quand il n’y a plus que du sable à en soulever.

Qui ne sait pas que tous nos amours sont de la démence ? que tous nous laissent à la bouche la cuisante absinthe de la duperie ? et l’expérience ne l’avait-elle pas appris à Réginald ? Eh bien, de tous ces amours passés et de tous ces amours possibles, le plus insensé était encore ce dernier. Qu’espérait-il en le nourrissant ? Dans six mois cette jeune fille serait portée au cimetière. D’ailleurs y avait-il en elle des facultés aimantes ? Saurait-elle jamais ce que c’est que l’amour ? Ce que ce mot-là signifie, alors que tant de femmes restent hébétées devant ce sentiment qu’elles font naître ? Angles de marbre et d’acier que toutes ces questions, contre lesquelles Réginald se battait le front avec fureur. Mais son amour s’en augmentait encore. Toujours l’amour grandit et s’enflamme en raison de son absurdité,

Quel contresens dans ses idées d’artiste ! « Ah ! si du moins elle était belle - se répétait-il quand il ne la voyait pas, - je m’expliquerais mieux cet amour ; mais qu’y a-t-il de beau dans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes qui s’épanouissent ». Et, se reprenant tout à coup : « Mais si ! si ! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle des créatures ! Je ne te donnerais pas, toi, tes yeux battus, ta pâleur, ton corps malade, je ne te donnerais pas pour la beauté des anges dans le ciel ».

Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il les étreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa pensée frénétique et sensuelle ; il mettait une âme dans ce corps défaillant, de la vie à flots dans ces yeux fixés sur les siens ! Il la créait passionnée, fougueuse, ses blanches lèvres écarlates sous ses baisers ! Et cependant c’était toujours Léa faible, malade, agonisante, à qui les lèvres redevenaient blanches quoiqu’elles brûlassent encore, dont le coeur soulevait la poitrine sous des bonds si terribles qu’il semblait battre dans sa gorge, mais qui disait : « Oh ! si c’est ton amour qui me tue, que je suis heureuse de mourir ! » Et puis il la pleurait comme morte, et non pas de la mort de tout à l’heure que, dans l’égoïsme féroce de son amour, il désirait parfois avec rage, mais de celle dont elle mourrait sans doute... un jour... bientôt... ignorant que l’on pût mourir autrement que d’un anévrisme, et que l’on pût souffrir davantage pour mourir, ne regrettant rien des biens inconnus de la terre, et n’envoyant pas la plus belle boucle de ses cheveux blonds à quelque amie d’enfance, mariée bien loin... car elle n’en avait pas.

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