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Le Frisson nouveau 

lundi 17 septembre 2007, par René Maizeroy (1856-1918)

Cette petite d’Ormonde avait à coup sûr le diable au corps, mais surtout une cervelle fantasque, déconcertante, où passaient les plus inouïs caprices, où les idées dansaient, se heurtaient comme ces morceaux de verre multicolores qu’on agite au fond d’un cornet et qui forment d’étranges figures, où fermentait tellement la parisine - vous savez bien, la parisine dont Roqueplan donna jadis l’analyse - que le plus docte des membres de l’Institut eût perdu sa science et sa sagesse à vouloir en suivre les écarts et les pirouettes.

Etait-ce pour cela qu’elle attirait, qu’elle retenait et affolait même ceux qui ont payé leur dette à l’implacable amour, qui se croient forts, délivrés des passions où l’on perd la tête, à l’abri des embûches perfides de la Femme ? Etait-ce à cause de ses petites mains douces, fines, toujours fleurant, comme un bouquet, on ne savait quelle subtile et délicieuse odeur, et dont on baisait les doigts frêles avec presque de la dévotion, presque une absolue jouissance ? Ou pour ses cheveux de soie, couleur de lumière, ses larges yeux bleuâtres hantés d’énigmes, de curiosités, de désir, sa bouche changeante par instants toute petite, toute enfantine quand elle faisait la moue, et radieuse, épanouie comme une rose qui s’ouvre au soleil quand le rire l’élargissait, découvrant ses dents nacrées, quand elle devenait une cible à caresses ? Qui expliquera jamais cette sorte de magie, d’ensorcellement que quelques Elues exercent sur tous les hommes, cette autorité despotique contre laquelle rien ne prévaut et nul ne songerait à se révolter ?

Or entre les nombreux qui l’avaient suppliée, attendaient anxieusement cette fabuleuse minute où son coeur battrait, où la camarade moqueuse s’alanguirait, s’abandonnerait au bonheur d’aimer et d’être aimée, se griserait du miel des tendresses, ne refuserait plus comme une bête rétive qui se dérobe et craint le joug sa bouche aux baisers, son corps aux extases, aucun ne s’était entêté à vouloir gagner la partie, à poursuivre ce siège difficile et décevant autant que Xavier de Fontrailles. Il marchait droit à son but avec une énergie patiente, une force de volonté que n’émoussaient pas les échecs, la ferveur ardente d’un croyant parti pour de lointains pèlerinages et qui brave toutes les privations, supporte toutes les souffrances le long des routes avec l’idée fixe, consolatrice qu’un jour il pourra s’agenouiller aux pieds de l’idole, entendre les divines paroles dont on démeure emparadisé.

Il se pliait aux moindres fantaisies de madame d’Ormonde, s’ingéniait à ne jamais lui paraître ni obsédant, ni ennuyeux, à l’amuser, à ne pas faire fausse route, à ne pas la heurter, à devenir l’ami dont on ne peut pas se passer, dont on finit par être jalouse plus que du mari et auquel on se confesse, on avoue ses ennuis passagers, on raconte ses chimères.

Elle eut peut-être souffert, pleuré, senti un grand vide dans son existence s’ils s’étaient séparés pour toujours, s’il avait disparu et n’aurait pas hésité à la défendre au risque de se compromettre, de passer pour sa maîtresse si quelqu’un l’avait attaqué devant elle. Des fois, elle s’écriait avec une brusque nostalgie dans l’accent rieur de sa voix :

- Si j’étais capable d’aimer cinq minutes, c’est vous que j’eusse aimé !

Et dans leurs promenades par les petites allées du Bois, tandis que la victoria haltait près d’Armenonville, - dans leurs longues causeries d’après-midi, lorsqu’ils se penchaient sur le gouffre, comme il disait, jusqu’à en avoir l’un et l’autre le vertige et parlaient encore de l’amour avec une sorte d’obsession - y revenant sans trêve et s’en imprégnant - madame d’Ormonde détaillait parfois une des ses théories préférées. Certes oui, elle comprenait la possession lorsqu’on s’aime, ce coup de folie qui vous saisit de la tête aux pieds, qui vous brûle le sang, qui vous fait oublier dans l’étreinte d’un homme, cette suprême joie qui brise, qui rive deux êtres à jamais l’un à l’autre par la chair, par le coeur et par le cerveau. Mais seulement en un décor imprévu avec autour de soi quelque chose de nouveau, d’étrange dont on se souviendra jusqu’au déclin de la vie, d’amusant, de fou, de longtemps cherché qui mettrait comme une pincée de cary dans la banalité du stupre.

Et Xavier de Fontrailles s’essoufflait à vouloir découvrir ce cadre, échouait successivement avec une garçonnière tendue d’étoffes pâlies comme un boudoir de caillette au dix-huitième siècle, avec une villa enfouie comme un nid sous les arbres et les rosiers, avec une maison japonaise aux meubles précieux, aux fenêtres treillagées d’où l’on apercevait la mer, avec un vieux palais mélancolique dont les balcons se miraient dans le Grand-Canal, avec des chambres d’hôtel en d’excentriques quartiers, des cabinets particuliers de restaurant, des pavillons de garde au fond de silencieuses forêts.

Madame d’Ormonde passait son chemin sans retourner la tête. Et Xavier était, hélas ! de plus en plus amoureux, amoureux comme un collégien qui n’a jamais connu, frôlé la moindre femme, amoureux à en ramasser les fleurs qui tombaient du corsage de l’amie, être désorienté, malheureux, perdu dès qu’il ne la voyait pas, qu’il n’entendait pas les roucoulements si doux de sa voix et de son rire...

Cependant un soir il l’avait accompagnée à la foire de Saint-Cloud. Ils s’arrêtèrent dans trois baraques, assourdis par le tumulte des orgues de Barbarie, les sifflements des machines, le sourd murmure de la foule qui allait et venait le long des boutiquettes éclairées de quinquets. Et comme ils passaient devant une carriole de somnambule, monsieur de Fontrailles s’arrêta, dit à madame d’Ormonde :

- Voulez-vous que nous nous fassions prédire notre avenir ?

La roulotte superbe, cabossée, paraissait avoir traîné sur tous les grands chemins. Des pancartes épinglées de médailles, couvertes de boniments pendaient au-dessus d’un escalier, aux marches branlantes. Les petites fenêtres aux volets clos étaient masquées par des caisses de basilic et de réséda. Une vieille perruche chauve dormait sur le seuil, les plumes en boule.

La tireuse de tarots tricotait placidement au bas de l’escalier sur une chaise. Elle se leva, s’approcha de madame d’Ormonde puis la voix onctueuse :

- Je révèle le présent, le passé et l’avenir, dégoisa-t-elle, même avec le nom de celui qu’on épousera, des parents qu’on a perdus, la situation de fortune qu’on avait ou qu’on aura... J’ai travaillé devant des têtes couronnées... L’empereur du Brésil est venu chez moi avec l’illustre poète Victor Hugo... C’est cinq francs pour les cartes et la main, vingt francs pour le grand jeu... Madame la princesse veut-elle le grand jeu ?

Madame d’Ormonde éclata de rire, d’un rire sonore de gamine qui s’amuse. Ils gravirent l’escalier et monsieur de Fontrailles ouvrit la porte vitrée que voilait d’épais rideux de cotonnade rouge.

Alors la jeune femme eut une exclamation de surprise. L’intérieur de la carriole était plein de roses, arrangé de la façon la plus coquette comme pour un rendez-vous d’amour. Sur une table de laque entourée de piles de coussins, un souper attendait on ne savait qui, et au fond, voilé par une portière en fines lamelles de jonc incrustées de nacre, on devinait un grand lit, large comme un reposoir, un de ces lits d’où montent comme de luxurieuses suggestions !

Xavier avait refermé la porte, madame d’Ormonde le regardait d’un air tout drôle avec un peu de rougeur aux joues, des vibrations dans les narines, des yeux troubles qu’il ne lui avait jamais vus.

Très bas, le coeur battant à coups précipités, il lui murmura à l’oreille :

- Eh bien, cette fois, le décor vous plaît-il ?

Elle répondit en lui tendant ses lèvres. Et, tandis qu’il mettait le verrou, elle emplit les coupes d’extra dry, joyeux à voir comme de la peau de blonde, s’exclama à l’étourdie comme si elle eût été déjà un peu grise :

- Décidément, je veux bien le grand jeu !

Et ce fut ainsi que madame d’Ormonde trompa pour la première fois - sérieusement - son mari, au milieu de la foire de Saint-Cloud, dans une roulotte de somnambule.

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