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Contradictions balkaniques 

samedi 18 janvier 2003, par Predrag Matvejević

Celui qui aborde les Balkans ne tarde pas à se rendre compte de leurs contradictions. Est-ce une véritable péninsule ou un large bloc du continent immergé dans le bassin méditerranéen ? L’un et l’autre à la fois ou bien, selon l’endroit, soit l’un soit l’autre ? Maintes mers baignent ces côtes - l’Adriatique, l’Ionienne, l’Egée avec, à ses confins, celle que l’on appelle la Noire et l’autre, plus petite, dite de Marmara. Tout le littoral n’est pas maritime. L’arrière-pays est en majeure partie montagneux. Aucune des cinq mers qui l’entourent n’avait donné de nom à ces espaces, le relief de l’intérieur l’a fait pour elles : hauteurs que les anciens géographes appelaient Haemus et catena mundi, les Slaves - "Vieux Mont" (Stara planina), que les Turcs ont traduit en leur langue par Balkans.

Dans le passé, ils avaient également pour nom péninsule illyrienne, grecque, byzantine et, plus récemment, "Turquie d’Europe" : ceci révèle, entre autres, les diverses appropriations ou appartenances de ces territoires. A la différence de ses parentes apennine et ibérique, séparées du continent par des chaînes de montagnes, Alpes et Pyrénées, la presqu’île balkanique n’offre pas, face à l’Europe centrale, de barrière difficile à franchir. Pour certains géographes et historiens, ce sont les cours d’eau - Danube, Save et Kupa - qui marqueraient des frontières au nord et à l’ouest. Quant au littoral, ce seraient, d’un côté, les golfes de Kvarner (Quarnaro), de Rijeka (Fiume) ou même de Trieste (cela vaut surtout pour les mappemondes plus anciennes). De l’autre côté, à l’est, la ligne que nous hésiterions à tracer traverserait probablement la Dobroudja et s’arrêterait non loin de l’énigmatique delta danubien. Ces délimitations sont relatives et parfois arbitraires. Ceux qui les proposent ou les ratifient sont rarement en accord les uns avec les autres. Les tracés qu’ils inscrivent sur les cartes varient d’une époque à l’autre.

Les Balkans s’identifient souvent à l’Orient de l’Europe, en fonction de l’angle sous lequel on les observe et du point de vue que l’on adopte. On a répété à maintes reprises que, considérée du centre de notre continent, cette « zone de turbulence » commence déjà à Munich ou à Vienne (la célèbre boutade de Metternich concernant une Vienne plus balkanique que mitteleuropéenne n’est pas oubliée) ; les habitants de ces deux villes déplacent cette frontière incertaine vers Ljubljana et Zagreb (l’écrivain croate Miroslav Krleza a fixé ironiquement son point initial dans le prestigieux hôtel « Esplanade » au centre de cette ville), alors que les Slovènes ou les Croates la repoussent eux aussi bien plus à l’Est, vers Belgrade ou Sarajevo, non sans quelque arrière-pensée. Du côté oriental de la péninsule, d’aucuns, plus avisés, répliquent non sans quelque amertume que c’est dans les Balkans que l’Europe elle-même a pris sa naissance.

Cette zone est sujette aux grands mouvements telluriques. Les tremblements de terre y ont été fréquents depuis les temps les plus anciens, et leurs effets dévastateurs. Il y a plus de mille ans, l’auteur byzantin Joseph l’Hymnographe écrivit un émouvant Canon sur la crainte du séisme : « Du séisme, du glaive, de la rude captivité, du glissement du terrain, de la famine..., ô Maître miséricordieux, préserve Ta ville ». Bien des villes de nos côtes furent englouties par les vagues, surgies tant de la mer que de l’histoire. Nicéphore Grégoras, témoin du crépuscule de la Byzance, en fournit une image apocalyptique : « A cette époque éclatèrent des séismes et des bouillonnements marins extraordinaires... Des maisons s’écroulèrent, ainsi que la plus grande partie des remparts de Byzance... Ils submergèrent nombre de terroirs, avec les hommes eux-mêmes, les troupeaux et les attelages... Des flots débordèrent sur la terre ferme et emportèrent aussi des navires qui se trouvaient à proximité des ports ».
Certaines îles voisines disparaissaient ou changeaient de place, depuis les temps immémoriaux, mythologiques. En maints endroits, on croit encore apercevoir au fond des eaux, à proximité des rivages, les ruines d’anciens palais, des ports et des môles à côté desquels gisent des épaves, remplies de trésors fabuleux. (Inutile de chercher leurs cargaisons, elles sont déjà emportées par les pirates appartenant à Dieu sait quelles ethnies, tribus, peuple ou nations.) Les secousses sismiques et les variations tectoniques ne seraient donc pas de simples phénomènes ou des métaphores. Certains lient ces phénomènes aux mentalités et aux humeurs des habitants d’alentour. Plus d’un argument pourrait nous induire à favoriser ce genre d’hypothèses, plus séduisantes que probables. J’hésite cependant à approuver certains jugements qu’elles inspirent, sans cesser pour autant d’en tenir compte et, parfois, d’y ajouter foi.

La question de la pluralité et de la variété démographiques est aussi ancienne que les Balkans mêmes. Elle a suscité l’intérêt ou la passion, tant des illustres savants que de simples charlatans. On évoque souvent de curieuses recherches faites par le chanoine de Sibenik (Sebenico) qui portait le nom latin de Georgius Sisgoreus, et un autre, croate, Juraj Sisgoric (il vivait à l’époque de la Renaissance, à la fois chantant la gloire de Venise et recueillant des oeuvres populaires slaves) : cet érudit a tenté de recenser les peuples ou les tribus balkaniques, utilisant les témoignages que nous ont laissés les historiens et géographes de l’Antiquité, afin de présenter les origines, étranges et exotiques, de nos prédécesseurs : « Enchéléiens (Encheleae), Himaniens, Peucéniens (Peuciai), selon Calimaque ; Sérètes, Sirapiles, Iasiens (Jasi), Andisètes (ou Sandisètes), Calophiens (Calophani) et Breuciens (Breuci) selon Pline ; Noriques (Norici), Antintanes, Ardéiens (Ardiei), Pallariens et Japodes, puis Tribales (Tribali), Daysiens (Daysii), Istriens (Histri), Libourniens (Liburni), Dalmates (Dalmatae), Curètes (Croates) », etc... A cette nomenclature s’ajoutent d’autres populations slaves, ainsi que les vieilles populations romanes qu’elles avaient repoussées, les Illyriens et les Thraces, ancêtres des Albanais, les Sarmates et les Gètes (Getae), peuplades « féroces et hirsutes » d’après la description qu’en fait Ovide lors de son exil dans ces parages, ainsi que les Goths, les Celtes ou même les Francs qui y firent plus d’une incursion. En premier lieu, figurent les anciens Grecs, nos maîtres, sans oublier les Pélasges qui les précédèrent, ni même des peuplades moins citées telles des Pécénègues, Guègues, Maniens, Morlaques ou Valaques Noirs (Mauri Volcae), avec tant d’autres que je suis obligé d’omettre faute de place. Une sorte de négligence, voulue ou involontaire, qui n’est pas rare dans les Balkans, n’a rien à voir avec cette omission.

Les espaces balkaniques sont jonchés des vestiges des empires supranationaux et des restes des nouveaux Etats découpés au gré des accords internationaux et des programmes nationaux ; idées de la nation datant du XIXe siècle et idéologies issues du "socialisme réel" au XXe, héritage de deux guerres mondiales et d’une guerre froide, vicissitudes de l’Europe de l’Est et de celle de l’Ouest, relations ambivalentes entre pays développés et ceux "en voie de développement" ; tangentes et transversales Est-Ouest et Nord-Sud, liens et ruptures entre la Méditerranée et l’Europe, l’Union européenne et "l’autre Europe". Autant de divisions et de failles, de lignes de partages ou de frontières, matérielles et spirituelles, politiques, sociales, culturelles et autres. Certaines parties de ce territoire portent des marques ou des blessures, infligées aussi bien par l’histoire que par un passé auquel il n’a pas été donné d’être réellement historique. Toute volonté de s’y élargir au désavantage de l’autre se révèle en fin de compte illusoire, ou sombre dans la folie nationaliste : il n’y a pas de place pour une grande Serbie « s’étendant jusqu’à la dernière tombe serbe », une Albanie « s’élargissant vers le nord et l’est », une Croatie englobant la Bosnie-Herzégovine « avec une frontière sur la Drina » ou une Bulgarie s’annexant « la Macédoine et une partie de la Serbie orientale », etc... La péninsule s’accommode mal de pareilles ambitions. Elle est trop réduite pour de telles grandeurs. Ses frontières sont déjà fixées, au-dedans et au-dehors. Les jeux sont faits.
Aux différences ethniques et linguistiques s’ajoutent celles de l’imaginaire et des mythologies. Chacun prétend avoir des racines plus profondes que l’autre, des raisons plus convaincantes de s’approprier des territoires voisins : un Etat et un pouvoir qui plongent dans les brumes du passé, dominant les tribus dispersées alentour. Les événements réels et leurs représentations fictives se substituent ainsi les uns aux autres. L’histoire et le mythe se confondent - les revendications s’appuient tantôt sur la première, tantôt sur le second, ou sur les deux à la fois. Les arguments que l’on invoque ou les « preuves » que l’on fournit sont considérés comme irréfutables ou même sacrés : d’un côté on en appelle au droit historique, de l’autre on se réclame du droit naturel. Les uns prétendant détenir la vérité de l’histoire, les autres posséder le droit absolu. Arguments dont les Balkans en ont été tant de fois victimes, bien souvent par leur propre faute.
Les historiens traditionnels se sont bien davantage attachés aux nations qui « arrivent » et « s’installent », qu’à celles qui se fondent sur place et s’amalgament avec les indigènes ou les nouveaux venus. Les querelles ou les affrontements qui en résultent prennent le plus d’intensité, le plus d’ambiguïté aussi, au moment où ces nationalités revendiquent un statut d’Etat (d’Etat-nation) - pour rattraper les retards et se présenter sur la scène de la modernité.
D’autres divergences, moins évidentes, s’entremêlent à ces récits de longue durée. L’une des fractures les plus profondes reste celle que provoqua le schisme chrétien dit de 1054, divisant Eglises et croyances, empires et pouvoirs, styles et écritures. Auprès du fossé qui s’est ainsi creusé entre Byzance et latinité, à l’intérieur du christianisme catholique et orthodoxe, s’est inséré l’islam. L’Europe et la Méditerranée se sont scindées et ont éclaté au sein des Balkans. Dans les conflits qui s’y sont déroulés - et qui continuent d’apparaître - la foi a été généralement absente, mais non pas la discorde qu’elle avait suscitée. Au cours des siècles, la différence qui s’était créée parmi les croyants avait pour résultat une sorte de division ; elle se transformait facilement en opposition ou intolérance ; celles-ci engendraient à leur tour l’hostilité ou la haine, souvent elles-mêmes causes de conflit ou d’incitation à la violence. On peut suivre ainsi, d’une phase à l’autre, l’évolution, tantôt dissimulée tantôt portée au grand jour, de ces dissensions. Elles comportent en elle même des contenus réels, vécus, disséminés dans le temps et l’espace et finalement détachés de leur source religieuse. Inscrits dans l’inconscient collectif, ils se prêtent à maintes manipulations. Les seigneurs de la guerre en ont fait un usage abondant - notamment au cours des derniers conflits en Bosnie, au Kosovo ou en Croatie, qui n’ont eu presque rien en commun avec les guerres de religion au sens propre du terme.
La « balkanisation » elle-même est partie liée avec des faits de cette espèce, faits parfois invisibles à l’oeil nu. La plupart des peuples de cette région n’ont pas connu de vraies traditions laïques. Il ne s’agit pas là uniquement d’un défaut de laïcité face à la foi : on observe une absence analogue à l’égard d’une idée nationale conçue de manière religieuse et, pareillement, vis-à-vis d’une idéologie (non uniquement nationale) devenue religion. Une telle attitude fait que de certains secteurs d’une culture nationale se transforment aisément en idéologie de la nation. La littérature se réduit à son tour à une « littérature nationale » au sens étroit du terme. Les énergies de l’individu et de la collectivité se voient absorbées par le seul nationalisme. Ces phénomènes se retrouvent bien au-delà de notre presqu’île infortunée, tout au long des rivages méditerranéens, et ailleurs.
Ce n’est pas seulement dans les Balkans que l’histoire s’écrit en premier lieu comme une histoire nationale. Elle y est communément observée à travers des grilles de lecture trop particulières ou particularistes, souvent folkloriques ou épiques. Même une défaite ou une blessure peut être promue au rang d’« événement fondateur » ou prendre des proportions démesurées dans la conscience ou l’imaginaire, et cela pendant des siècles.

Pour n’en donner qu’un exemple, lié à l’actualité, il suffit de rappeler le cas du Kosovo. Les questions concernant son passé, son appartenance ou son statut présent sont posées très différemment par les historiens ou les politiciens appartenant aux nations qui y cohabitent, et par ceux dont l’origine n’est ni serbe ni albanaise. Leurs arguments, même lorsqu’ils partent des mêmes données, aboutissent généralement à des conclusions fort divergentes. Cet exemple, et la leçon qu’on peut en tirer dans l’histoire des Balkans, méritent de s’y arrêter un instant.
Le passé géologique et la préhistoire ne posent pratiquement pas de problèmes aux habitants de notre presqu’île : le Kosovo fut autrefois un grand lac dont la nature garde des traces ; le fleuve Ibar a emporté ses eaux vers la mer Noire, la rivière de Lepenac vers l’Egée, laissant tout au long de leurs lits des massifs abrupts et, au centre, des vallées verdoyantes. Le nom de Kosovo Polje, signifiant « champ des merles » (campus turdorum), apparaît dès le moyen âge. Les ancêtres des Albanais, Illyriens ou Thraces, y ont habité dès la fin du IIIe millénaire av. J. - C.. Ptolémée signale, au IIe siècle de notre ère, la présence des Albanoi, entre les montagnes de l’ancienne Dardanie et de la Macédoine. Les Slaves (serbes) sont arrivés aux VIe-VIIe siècles après J.-C. dans cette région, alors parcourue également par des Valaques (en partie descendants des colons romains) et d’autres peuplades nomadisant à travers les Balkans. Cet espace est devenu, du XIIe au XIV siècle, le « cœur » du royaume médiéval serbe : l’Etat de Rascie (Raska - ancien nom de la Serbie), après avoir conquis certaines terres byzantines, s’y établit en 1180 ; le tsar Dusan, nommé «  »Le Puissant » (Silni), fonde sa résidence à Prizren ; l’archevêque puis le patriarche s’installent à Pec et y construisent le monastère de Gracanica. Le roi Stephan Uros II (1282-1321) s’intitule « roi de la Serbie, de Dioclea (actuel Monténégro), d’Albanie et de la côte » - ce qui prouve que les Albanais étaient également là, mêlés aux autres sujets du royaume. Telle est la situation à la veille de la bataille du Kosovo (1389), dans laquelle les Serbes subirent une grandiose défaite face à la puissante armée ottomane. Leurs voisins balkaniques, parmi lesquels se trouvait aussi un certain nombre d’Albanais, leur furent d’un modeste secours. (J’utilise en l’occurrence les recherches de l’historien français Georges Castellan, spécialiste des Balkans, dont les jugements paraissent plus crédibles du fait qu’il n’appartient à aucune des nations de la péninsule.) « N’ayant pas devant les yeux le souvenir d’un passé glorieux », les Albanais adhérèrent plus facilement à la foi des vainqueurs et « fournirent au Sultan un nombre imposant de serviteurs dévoués ». Quant aux Serbes, ils furent contraints d’effectuer une « Grande migration » (Velika seoba), sans pour autant abandonner complètement la région.
En 1690, l’armée autrichienne pénétra dans ce territoire jusqu’à Pec, invitant par une proclamation les « Serbes, Albanais, Mésiens, Bulgares, Illyriens, Macédoniens et Rasciens » à se soulever contre les Ottomans. Les Serbes jouèrent là un rôle important, entraînés par le patriarche Arsenié III Crnojevic. Les insurgés durent bientôt se replier et émigrer à nouveau (des sources apparemment objectives et fiables parlent d’environ 70.000 à 80.000 personnes), bénéficiant de l’asile qui leur fut accordé par Léopold Ier dans ses terres. Ainsi leur nombre au Kosovo fût-il, une fois de plus, fortement réduit.
En 1903, le consulat austro-hongrois de Prizren recensa, on ignore par quel procédé, la population et y dénombra 45% de Serbes contre 55 % d’ Albanais. Il s’agit probablement d’un chiffre très approximatif. La zone allait faire l’objet non seulement des visées de la Serbie, qui invoquait un droit historique à son appartenance, mais aussi des projets expansionnistes autrichien et italien. Au cours des guerres des Balkans (1912-1913), elle fut occupée par l’armée serbe. A la suite de la « Grande guerre » de 1914-1918, elle devint partie intégrante du Royaume de Yougoslavie. L’entre-deux-guerres y vit l’exode des habitants turcs, suivi d’une « réforme agraire » qui privilégiait les Serbes et les Monténégrins au détriment des « shipetars » (albanais), couche sociale la plus démunie qui se libérait difficilement de ses traditions tribales. Au cours de la deuxième guerre mondiale, l’Italie fasciste $s’empara de ce territoire et le réunit à l’Albanie : un simulacre de la « Grande Albanie » apparut à l’horizon d’une population désunie depuis les temps immémoriaux, dirigée par une oligarchie corrompue, à la solde de l’étranger. Après la capitulation italienne (1943), bien des Albanais, désorientés politiquement, continuèrent de collaborer avec les nouveaux occupants et s’enrôlèrent dans des troupes nommées « balistes », dirigées par les nazis. Le châtiment qu’ils subirent au début de l’après-guerre, dans une nouvelle la Yougoslavie fédérale, se distingua par une particulière cruauté à leur égard et laissa des traces sombres dans leur mémoire.
Une fédération balkanique, souhaitée par Staline, où tous les Albanais seraient soumis à leurs voisins plus forts et influents, fut adroitement évitée par Tito et Dimitrov. Après la rupture de la Yougoslavie avec l’Union Soviétique (1948) et l’ouverture de ses frontières, un nombre considérable d’ouvriers kosovars partit vers l’Occident. Menant une vie à la fois modeste et laborieuse, ils réussirent à acquérir des moyens pour racheter, selon les traditions ancestrales, des parcelles considérables de la terre au Kosovo et atteindre un taux de croissance élevé. Les Serbes de la région se virent alors de plus en plus poussés vers un lent et inexorable exode : il en restait environ 10% contre 90% d’Albanais, avant le début de la toute dernière guerre et la « purification ethnique » entreprise par les milices de Milosevic. Personne ne dispose de données tout à fait précises concernant la période actuelle, au début d’un nouveau siècle et du troisième millénaire de l’ère chrétienne. Mes tentatives de me rendre dans la région se sont avérées vaines et irréalisables.
Les événements récents reflètent entre autres un imaginaire politique quasiment paradoxal : au moment où Tito fut accusé par les ultra-nationalistes croates d’avoir « trahie sa nation (croate) » et que le nationalisme serbe l’incriminait d’avoir détruit (en tant que Croate) « l’intégrité de la Serbie », seuls les Kosovars d’origine albanaise, accusés de séparatisme, portaient à la tête de leurs défilés et manifestations protestataires l’effigie du maréchal unificateur. Dans une « région autonome » de l’ex-Yougoslavie, ils avaient connu une vie incomparablement plus libre et prospère que leurs frères d’une Albanie soumise à la tyrannie ubuesque d’Enver Hoxha !

Après tant de souffrances que les Albanais du Kosovo, victime d’une répression inqualifiable, partagent aujourd’hui avec les Serbes, terrorisés par « les éléments incontrôlables » de l’UCK, une cohabitation pacifique ne semble pas imminente. L’Albanie voisine ne parvient pas non plus à établir un ordre indispensable à un Etat moderne, succombant sous le poids de son propre passé. Et les Balkans semblent apparemment s’habituer à ces catastrophes historiques, de même qu’aux cataclysmes telluriques dont il a été question, en parvenant à leur survivre. J’en retrouve un témoignage, fourni par un auteur byzantin du Moyen âge, Georges Pachymère, décrivant un séisme subi par l’antique Dyrrachion (aujourd’hui Durës, sur la côte albanaise) : « C’était une secousse sous forme de pulsations successives... Des chocs inhabituels remuaient la terre sans discontinuer, bruits que, en langage commun, on appellerait gémissements et qui étaient les signes évidents d’un malheur tout proche. » (cité par l’albanologue français A. Ducellier). Cette description complète les faits historiques que nous venons de résumer sommairement. Il est parfois possible de saisir, d’un acte à l’autre d’une pareille tragédie, le rôle du Destin : il est lié aux partages et aux appartenances, signalés au début de ce récit.

Une telle situation se prête, on le voit, à des interprétations variées, selon les points de vue de ceux qui l’observent et en tirent leurs propres conclusions. En cette matière, l’un des sujets est particulièrement pénible et difficile à aborder : celui de la cruauté, dont les images récemment prises sur le vif ont témoigné. Certains refusent d’en parler pour ne pas offenser une population dont la majorité n’est nullement responsable ; d’autres, originaires de ces pays, préfèrent se taire - ils ont honte. Qu’il nous soit permis d’aborder ce triste propos par l’une des scènes les plus atroces de la littérature de notre siècle.
L’un des premiers chapitres du Pont sur la Drina, oeuvre d’Ivo Andric (écrivain d’origine croate et bosniaque, serbe d’adoption et de vocation yougoslave, Prix Nobel de littérature) évoque le supplice du pal infligé à un Serbe rebelle sous l’occupation ottomane : « un pal de chêne, de près de quatre archines de long, taillé en pointe comme il convient, le bout ferré parfaitement effilé, enduit de suif » ; un homme « empalé comme un agneau sur la broche, sauf que la pointe ne ressortait pas par la bouche mais dans le dos, sans avoir gravement endommagé ni les intestins, ni le coeur, ni les poumons ». L’opération requiert la compétence des « spécialistes » et l’usage des instruments appropriés - plusieurs marteaux ou maillets qui poussent progressivement, coup par coup, le pieu dans le corps dénudé, d’un bout à l’autre, de l’entrejambes vers les omoplates. Il s’agit d’éviter les lésions des organes vitaux afin que le supplicié, pour inspirer l’effroi et donner l’exemple aux autres, survive ainsi quelque jours : « gonflé et rouge, ressemblant à un masque, râlant du haut du pal et crachant une écume blanche ».
Il faut imaginer des milliers de cas semblables, le long des routes boueuses des Balkans, au milieu des carrefours tortueux, au cours de siècles macabres. La souffrance incarnée de la sorte, « le mal intériorisé » ainsi, la révolte ou la vengeance qu’ils suscitent, tout ceci n’est pas « gardé » ou « conservé » seulement à l’intérieur du corps ou au fond de la mémoire, mais aussi quelque part ailleurs - nous ne savons exactement ni où ni comment. Les circonstances réveillent un jour ces états troubles et traumatisants, les font revivre sous une forme de résistance ou d’agression, de sacrifice ou de cruauté même.
On nous apprenait à l’école que c’est grâce à ces supplices, subis par nos ancêtres, que Vienne n’a jamais été conquise « par les hordes asiatiques », tout comme Venise ou Trieste : que sans ces sacrifices, il n’y aurait pas eu de Renaissance en Italie ni de prospérité de la Mitteleuropa. « Nous l’avons payé de notre sang ». Nous avons contribué ainsi à « sauver l’Europe et sa civilisation ». Plus au Nord, ce furent « nos frères russes » qui opposaient un bouclier analogue, plus résistant encore, aux cruelles invasions venues des steppes d’outre Oural, protégeant ainsi les pays qui devaient devenir la partie la plus avancée du continent. Je me souviens de la période de ma jeunesse où je suivais cet enseignement et acceptais quelques-uns de ses arguments avec un certain orgueil !
Je ferme cette autre parenthèse, conscient des conclusions auxquelles peuvent conduire de semblables thèses. Certaines expériences tragiques, comme celles qui viennent d’être évoquées, persistent longtemps au sein d’une tribu ou d’une nation. Leur survie dépend de circonstances qui ne sont pas uniquement historiques, et aussi d’autres conditions, souvent difficiles à déterminer. Si je les mentionne, ce n’est pas pour justifier ou amnistier qui que ce soit.

Les dernières guerres des Balkans ont fait resurgir bien des raisonnements s’opposant les uns aux autres, puisés dans diverses annales nationales. Bon nombre de Serbes ne manquent pas de rappeler non seulement l’époque tragique de l’occupation turque, mais aussi les massacres odieux commis par les Oustachis croates lors de la seconde guerre mondiale. Quant aux Albanais, nous avons eu souvent l’occasion d’entendre les propos, tenus de longue date, sur leurs anciens us et coutumes, « la levée de sang » (gjakmarrja) qu’ils pratiquaient ou les vengeances requises par leurs « Canons » traditionnels (Kanuni i Lekë Dukagjinit). De même, plus d’un Croate, ou Bosniaque, ou même Monténégrin, invoque la « dictature » ou « l’exploitation » pratiquées par leur « grand frère » serbe. Les nationalistes de toutes origines surenchérissent dans leurs accusations réciproques de manière partiale, exagérée, caricaturale - pour condamner l’autre ou se justifier eux-mêmes. Les esprits qui tentent de s’élever « au-dessus de la mêlée » sont généralement considérés comme des « traîtres à la nation ».
Et pour cela punis.
Un passé lointain et de nombreux événements récents ont laissé dans les Balkans des plaies qui continuent de saigner. Les expériences acquises sous les régimes imposés par le « communisme stalinien » recèlent un autre héritage douloureux. A côté de certaines tentatives positives de « l’édification socialiste » - industrialisation, croissance de production, sécurité sociale élargie, emploi et scolarité plus accessibles, alphabétisation etc. - bien des échecs viennent alourdir irrémédiablement le bilan : l’Albanie d’Enver Hoxha, la Roumanie de Nicolae Ceaucescu, la Bulgarie de Todor Jivkov, même la Yougoslavie titiste, naguère bien plus prospère que les autres « pays de l’Est » et qui n’a pas résisté aux règlements de comptes nationalistes. A côté d’eux, au cœur des Balkans, se trouvent également une Grèce avec ses « malaises » ainsi que « l’enclave fragile » de la Roumélie turque, deux pays qui ne furent pas exposés aux contraintes d’un communisme foulant aux pieds ses propres idéaux.
Certains problèmes qu’ont connus ces nations transgressent leurs frontières et se répercutent au-delà de leurs propres territoires : rapports entre la Bulgarie et la Macédoine, tensions entre la Serbie et le Monténégro dans une nouvelle fédération yougoslave, conflits entre les Kosovars serbes et albanais, séparation des nationalités en Bosnie-Herzégovine, désordres intérieurs en Albanie, relations tendues de la Grèce et de la Turquie, question hongroise en Transylvanie, roumaine en Moldavie, grecque et turque à Chypre, macédonienne en Grèce, serbe en Croatie, turque en Bulgarie, plus de deux millions d’exilés ou de « déplacés » de l’ex Yougoslavie, mille et une manières d’assumer et de vivre une « identité post-communiste », de poser et d’essayer de résoudre la sempiternelle « question nationale » ou bien de réviser des frontières considérées comme « injustes » et « mal tracées », de s’opposer, en fin de compte, à la fameuse « balkanisation » qui, à l’instar du Destin dans les tragédies nées sous ces ciels, continue de séparer même ce qui paraissait indivis et indivisible.

En dehors et au-delà de cet inventaire, il faudrait pourtant faire état d’une très riche production littéraire et artistique, véritables trésors qui se sont constitués en dépit des conditions dont il a été plus haut question. J’ai déjà mentionné les noms d’Andric et Krleza (ce dernier, né à Zagreb, n’a jamais perdu de vue la réalité balkanique). Le romancier serbe Milos Crnjanski mérite sa place à leurs côtés, de même que mon défunt ami Danilo Kis, « hybride », Juif et Monténégrin, Yougoslave et Européen à part entière. Les Grecs Nikos Kazantzakis, par sa prose, Séféris ou Ritsos par leur poésie se montrent dignes du grand héritage hellénique. L’Albanie nous a donné un romancier de génie, Ismaïl Kadaré, qui compte parmi les plus importants dans les lettres contemporaines de l’Europe. Ivan Vazov et Georgi Karaslavov ont tracé une voie royale au roman bulgare que d’autres, prosateurs et poètes, ont su suivre après eux. Les poètes macédoniens ont contribué par leurs œuvres à codifier la langue de leur nation. Le « géant turc » Jachar Kemal est également lu et apprécié des deux côté de Bosphore, pour son œuvre et son exemple. La littérature roumaine a dépassé ses propres frontières et a affirmé, entre autres, quelques grands auteurs de langue française : Panaït Istrati, « métèque » rouméno-grec, Tzara, Ionesco, Cioran... J’interromps cette énumération qui, dans les limites de ce récit, ne peut éviter de rester incomplète, partielle, voire partiale.
C’était là l’une des nombreuses manières de présenter les Balkans, « cet espace qui produit plus d’histoire qu’il n’en peut consommer » et qui transforme ces excédents en excès, pour se détruire. Selon les uns, c’est « la vitrine » de notre continent, son « thermomètre » selon les autres. D’un côté « le berceau de l’Europe », de l’autre sa « poudrière ».

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