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Après 1001 nuits  

récit d’un voyage à Sarajevo (1995)

lundi 13 octobre 2003, par Predrag Matvejević

Il est difficile de trouver un nom pour une réunion qui devait marquer les mille jours du siège de Sarajevo : ce n’est pas un anniversaire ; les termes de "triste jubilé", ou de "commémoration" que j’entends ici ne conviennent pas tout à fait. Maintes choses, dans cette guerre, sont innommables. Certains noms sont évités à dessein. C’est le plus grand camp de concentration du monde.

Le cinquantenaire de la libération d’Auschwitz coïncide avec le millième jour. 280.000 habitants sont restés dans la ville assiégée ; plus de 10.000 ont été tués, dont au moins 1.500 enfants ; des dizaines de milliers sont partis on ne sait où. (Nous citons ainsi des nombres au lieu des noms.)

Plus de cent cinquante maires de différents pays ont étés invités à venir témoigner de leur solidarité avec Sarajevo. Moins de dix sont venus. Les autres ont délégué leurs adjoints ou adressé des messages. Depuis le début de cette guerre la solidarité européenne est à l’épreuve. L’union européenne se soucie peu de cette Europe-là.

A cette "commémoration" (appelons-la pourtant ainsi), quelques intellectuels se sont également rendus : les uns suivant leur conscience, déçus par l’indifférence de leur entourage ; les autres sans véritable raison, comme pour assister à une sorte de safari (ils n’auront pas tiré sur des lions mais auront porté des casques et des gilets pare-balles). Il n’est pas difficile de distinguer les uns des autres. Sarajevo fait bon accueil à tous : les gens d’ici se sentent abandonnés.

C’est la seconde fois que j’y viens depuis le début de cette guerre. On m’en a empêché à deux reprises : j’ai écrit sur l’incapacité et la vanité de Boutros Ghali et dit ce que je pense de ses collaborateurs. Les soldats français qui me font monter dans un avion russe, un vieil Iliouchine de transport insupportablement bruyant, n’y sont pour rien : leur rôle est de "maintenir la paix" là où la paix n’existe pas. Ils me font penser à des soldats soviétiques à Prague, en 1968, qui ne comprenaient guère pourquoi ils étaient là, on leur avait dit qu’ils allaient combattre les fascistes. Il y a un peu plus d’un demi-siècle, c’étaient des volontaires qui formaient des brigades internationales ; de nos jours on envoie des professionnels, des sortes de mercenaires. C’est nécessaire malgré tout. Sans eux, cela aurait été pire encore.

Nous entrons dans la ville en voiture blindée, après avoir traversé la "zone occupée". Étudiant, j’ai passé plusieurs années à Sarajevo, j’en connais les moindres recoins. Je ne peux l’imaginer divisée, coupée par des frontières. Le soir est déjà tombé, on ne distingue plus, au passage, que les contours des immeubles. Ces images que nous avons regardées sur les écrans n’ont que deux dimensions : l’événement y est aplati, parfois mutilé. Quelques amis se sont rassemblés à l’endroit où nous devons descendre, à l’abri des tirs. Ils ont appris notre arrivée grâce au journal Oslobodjenje (Libération), qui continue de paraître malgré tout, souvent sur une seule feuille. Je serre dans mes bras un ami, un second, puis un troisième, je n’en reconnais aucun. Une femme aux cheveux gris, maigre, édentée, blessée à la jambe s’approche de moi en boitant. "Tu ne me reconnais pas ?" Si, je finis par la reconnaître, elle, à sa voix : Amira allait avec moi en classe, nous étions tous amoureux d’elle - elle était la plus belle. Je me suis abrité derrière un mur, ou était-ce un pilier, pour qu’ils ne voient pas mon visage. Ils n’ont pas besoin de larmes, ils ont assez des leurs. J’ai pleuré. Qu’a-t-on fait de ces gens ! Pourquoi ?

Je demande à ne pas être à l’hôtel, le seul qui soit encore ouvert, bien qu’endommagé par les bombes. Je voudrais partager le quotidien de Sarajevo. Quelques taxis circulent encore dans la ville, en dépit des snipers à l’affût sur les hauteurs avoisinantes. Je ne peux expliquer, ni à moi-même ni aux autres, ce qui les pousse à faire cela… Le chauffeur me conduit jusqu’à la rue qui porte le nom du roi croate Tomislav ; dans les zones de Bosnie-Herzégovine qu’ont occupés les Serbes et les Croates, les rues ne portent plus de noms musulmans. Je demande le prix, sachant que le parcours n’est pas sans risque. C’est combien ? "Ce que vous voulez." Le geste m’a touché. En dépit de la misère, la cupidité n’a pas gagné partout.
Je dors près d’une fenêtre sans vitres, tout comme mes hôtes ; le mercure est tombé au-dessous de zéro, à moins 7 (à nouveau des nombres, à défaut des noms, introuvables…). Je n’ai pas pu fermer l’œil. A l’aube, je sors, je vois les maisons démolies. Tous les arbres n’ont pas étés coupés dans le parc central, transformé en cimetière. Je rends visite aux familles pour lesquelles j’ai apporté de Paris des médicaments. (Ils demandent à présent des antidépresseurs ; au début c’étaient des vitamines qu’ils cherchaient). Le manque d’eau et le gel ont bouché les tuyaux. Comme il fait trop froid dehors pour y faire ses besoins, la puanteur des excréments se répand dans les maisons. C’est aussi de cette façon qu’on humilie les gens.
Je me dirige vers le marché Markale et la rue Vase Miskina, où plusieurs dizaines de personnes ont été tuées par les mortiers lorsqu’elles attendaient le pain et le sel. Les traces en sont encore visibles. les chrétiens font brûler des bougies, les musulmans posent des faire parts encadrés de vert. Il n’y a plus de fleurs dans la ville.
De temps à autre, le courant revenu, une rue ou une fenêtre s’éclaire. Un tramway de couleur rouge pâlie démarre soudain. J’y monte sans payer mon billet : les "services publics" sont en effet devenus gratuits. Un "communisme de guerre" ? Il y a longtemps déjà, j’ai vu que le communisme engendre la misère, maintenant je me rends compte que la misère elle aussi engendre le communisme, meilleur peut-être que celui que nous avons connu. Le prix à payer est, certes élevé. Deux ou trois arrêts plus loin le courant est de nouveau coupé : du "tramway nommé désir" (c’est ainsi qu’on l’appelle), seul le reste le désir.

Il pleut à verse, une pluie froide. mais l’eau de pluie est la bienvenue, ne serait-ce que pour les latrines. Dans les rues, les caniveaux sont obstrués, l’écoulement ne se fait plus. Dans la rue Tito (elle porte toujours ce nom), l’eau arrive à la cheville. On en remplit des récipients de fortune, elle servira à quelque chose, on en a tant manqué. Cette ville a l’échine brisée, mais elle ne se rend pas. "Son tissu est fragile, mais peut se reconstituer", me dit mon vieil ami Emir. J’ai du mal à le croire. Et pourtant j’y crois : ces gens ont tellement souffert, ils m’inspirent confiance.

Les magasins sont ouverts "aux heures de travail". Il n’y a pas d’acheteurs, on n’a plus d’argent. Le mark allemand est devenu l’unique devise, dans une région naguère connue pour sa Résistance. Les salaires et les retraites n’existent pratiquement pas. C’est à peine si l’État a pu organiser la défense, ce qui est déjà beaucoup dans de telles circonstances. Je demande à une jeune vendeuse pourquoi elle reste là à grelotter toute la journée en vain. "C’est là notre devoir, comment tenir autrement"… Dans une librairie plusieurs personnes feuillettent des livres, sans les acheter. "Ce que nous avons vécu ne tiendrait dans aucun roman, et chacun de nous a son roman".

Les mosquées de Sarajevo sont endommagées ou détruites. Dans la plus grande - la "Mosquée du Bey", il n’y a plus de culte. La cathédrale catholique et la principale église orthodoxe sont restées intactes. "Une ville avec en son centre quatre lieux de prière différents, catholique, orthodoxe, musulman et juif, à une centaine de mètres l’un de l’autre, cela n’existe nulle part ailleurs dans le monde", - disait, bien avant cette guerre, un rabbin séfarade, nommé Kahmi. Les Bosniaques musulmans n’ont pas touché les temples dans l’espace qu’ils défendent. La plupart des mosquées en Bosnie-Herzégovine sont en ruines : je revois la splendide Ferhaija à Banja Luka, l’Aladja de Foca, la Médresa de Pociltelj, la Tékia de Stolac. Au cours de la seconde guerre mondiale, l’occupant avait été plus clément. Je ne crois pas que tout cela soit la volonté divine.
Dans la Bibliothèque nationale, plusieurs millions de livres et de manuscrits anciens ont été brûlés. Depuis deux ans déjà je parcours le monde, dans une trentaine de villes j’ai parlé de Sarajevo et de sa bibliothèque. Autrefois j’y ai travaillé, c’est là que j’ai commencé à écrire. Il n’en reste plus que la façade, telle une immense coulisse. A l’intérieur tout est incendié et démoli, de fond en comble. Au dire des experts, il sera impossible de reconstruire cet extraordinaire édifice, construit pendant l’Empire hasbourgeois. Sur un amas de gravats, je prends deux fragments d’une ancienne fresque. J’ignore combien de temps je me suis attardé là, adossé à un moignon de colonne.
Près de l’entrée de la Bibliothèque, une plaque est restée, intacte, portant l’inscription : "C’est ici qu’a éclaté, le 3 mai 1906, le conflit sanglant entre les ouvriers de Sarajevo et la police autrichienne. Les jeunes syndicats, nouvellement constitués, ont organisé à cette occasion une grève générale, reprise par les ouvriers de Bosnie-Herzégovine tout entière… Cette plaque a été posée le 3 mai 1953 par le conseil syndical de Sarajevo en souvenir des victimes." Que restera-t-il de tels "souvenirs", seront-ils encastrés dans la Bosnie nouvelle, dieu sait quand, un jour après cette guerre ? Il faudra bien que quelque chose reste pour que ces gens survivent.
Non loin de là se trouve l’endroit d’où Gravilo Princip tira en 1914 sur l’héritier du trône hasbourgeois, ainsi qu’un modeste musée portant son nom. Les fenêtres sont brisées, mais les inscriptions sur le mur subsistent : "En signe de reconnaissance éternelle aux jeunes combattants pour la liberté, pour l’indépendance des peuples yougoslaves." A côté du buste de Princip figurent encore ces devises : "Nous avons aimé notre peuple", et "La langue la plus compréhensible du monde - c’est la langue de la liberté." Je cherche en vain les pas du jeune conjuré, leur empreinte symbolique près de l’entrée, sur le trottoir défoncé par les obus, inondé par la boue, cette pluie incessante. Que garderont de tout cela les générations à venir, que rejetteront-elles ? Ce sont là les questions du futur, inévitables. Le "Pont de Princip" vient de changer de nom : on l’appelle de nouveau le "Pont Latin" comme au temps des ex-Empires turc et austro-hongrois. Sous lui coulent les eaux troubles de la Miljacka. On entend ça et là des rafales. Les gens sont hâtifs, courbés.

La vie à Sarajevo s’est transformée en survie. La culture aide les habitants à survivre. La poésie aussi. Les salles de théâtre s’y ouvrent et ferment, suivant les jours et les dangers. Les jeunes acteurs ont récemment remis au répertoire Hair, pièce inspirée de la guerre du Vietnam, réactualisée par celle dont ils sont les victimes. Ils ont joué également En attendant Godot : Godot a manqué sa rencontre avec les assiégés ; ce fut pourtant une chance pour lui. Il a été remplacé pour un Boutros Ghali, ou par un Mitterrand ! Plus d’un film a été tourné pendant le siège par les cinéastes bosniaques et étrangers. La Symphonie héroïque de Beethoven a été exécutée par la philharmonie de la ville, sous les coups de mortier. Les peintres et les photographes ont exposé leurs oeuvres dans des galeries de fortune, à l’abri des snipers, quasi clandestinement, comme dans la résistance. Une culture de résistance se réaffirme dans cette ville martyrisée. Les ministres de la culture de la Communauté européenne n’ont pas accepté de nommer Sarajevo capitale de la culture européenne, mais bien des villes de l’Europe l’ont fait pour leur compte. Pour paraphraser le poète, c’est notre "capitale de douleur", à nous tous.

A la galerie Collegium artisticum, j’assiste à l’inauguration d’une "exposition des instruments de survie" ; à côté de ces "instruments", très ingénieux, une série de tableaux aux associations lugubres, le tout sans aucune trace de la rhétorique qui accompagne si souvent un "art engagé". La collection de photographies prises au cours des trois dernières années s’agrandit, devenant de plus en plus grave : je préfère les images de la vie sous la guerre à celles de la guerre même. La vie doit, tôt ou tard, l’emporter sur la guerre.
Au "Petit Théâtre", de jeunes acteurs jouent Giraudoux : "La guerre de Troie n’aura pas lieu." En temps de guerre, chaque réplique sonne autrement qu’en temps de paix. Même sous les bombes, l’assistance se rend nombreuse à toutes les manifestations culturelles. Les jeunes filles sont vêtues avec goût, bien coiffées, modérément maquillées. Les jeunes gens, en jeans, comme partout ailleurs en Europe, ou bien en treillis. Au grand théâtre, le "Quatuor de Sarajevo" donne un concert, le 147 ème depuis le début du siège : au programme "La jeune fille et la mort" de Schubert. L’orchestre philharmonique de la ville exécute cette fois-ci la "Symphonie inachevée" du même compositeur, puis les "Danses slaves" de Dvorak. Le coeur d’enfants Palcici (les Petits Poucets), qui n’a pas cessé ses répétitions pendant ces trois années, a fasciné la salle. Beaucoup pleuraient. Ces visages, je les ai vus dans ma propre enfance, c’est ainsi que nous étions nous aussi, les mêmes, à l’école et dans nos jeux, à Sarajevo ou à Mostar, "avant", "jadis". (Un sentiment d’appartenance à ce qui, en Bosnie résiste au mal, m’a envahi. Au bar du théâtre, dans une cave mal éclairée, je me suis laissé aller à des effusions dont, dans d’autres circonstances, j’aurais eu honte.)

A dix heures, les lumières s’éteignent et il est défendu de sortir. Les nuits froides sont plus longues que les autres. Les gens d’ici ont appris à veiller. Je leur tiens compagnie.

Le maire de Sarajevo et ses collaborateurs nous ont invités à réfléchir sur le thème : "La ville de Sarajevo - pour l’avenir du monde." Il y a un certain temps a été fondé ici le "Cercle 99", dont les membres, appartenant à toutes les nationalités de Bosnie-Herzégovine, luttent pour un "État de citoyens", laïque et démocratique, respectueux des droits de l’homme. La première réunion a eu lieu dans la grande salle peu chauffée de l’hôtel Holliday Inn, la seconde dans la cave froide qui abrite le "Cercle 99". J’ai pris la parole en différents endroits, que je résume dans ces quelques propos épars.

Nombreuses sont les réunions où l’on parle de Sarajevo, au bout de 1.000 jours du siège le plus long du siècle. Celui qui arrive de l’extérieur n’a aucun droit de vous expliquer quoi que ce soit. Qui sait mieux que vous-même tout ce qui s’est passé ici, quels conseils vous donner ? Il convient de se taire et de vous écouter d’abord. Mais isolés depuis si longtemps, vous avez besoin de paroles amies. Cela seul donne peut-être quelque droit de parler ici. Mon intention n’est pas de faire des pronostics, c’est l’apanage des charlatans.
Je souhaite réfléchir avec vous sur ce qui est en train d’arriver. Notre parole est souvent prise au piège entre trahison et outrage : si toute critique adressée à sa propre nation passe pour une trahison, celle qui en vise une autre est considérée comme un outrage. Cela convient aux nationalistes de tous bords qui s’efforcent de nous bâillonner. C’est un sujet dont j’ai parlé avant cette guerre et que j’évoque souvent pendant qu’elle sévit. C’est ici précisément que la parole a sa place et qu’elle trouve sa justification : parler de Sarajevo et de nous-mêmes, à Sarajevo et pas seulement pour nous. Dès le début, après Vukovar, je me suis rangé du côté de la Bosnie-Herzégovine qui a le plus souffert. Il fallait prendre position, ou alors se trahir soi-même. J’ai peu d’estime pour ceux qui placent leur appartenance au-dessus des principes, leur nationalité au-delà de l’humanité. Une très grande part de responsabilité leur incombe. Ils ont été assez nombreux parmi nous.

L’ex-Yougoslavie, quoi qu’il en soit, méritait un meilleur destin que celui qui nous est échu, vers lequel nous ont poussés les passions égoïstes et les mémoires vengeresses. Il est difficile d’expliquer comment "la chaîne socialiste" s’est rompue au maillon même qui, en dépit de tout, était d’une autre trempe, sinon plus solide, que ceux qui rattachaient les pays dits de l’Est : nous n’estimions pas appartenir, depuis 1948, à "l’Europe de l’Est" au sens politique du terme.

L’une des autres questions dont nous avons le plus passionnément discuté sous l’ancien régime était le droit des nations et des cultures nationales. Nier ces droits serait aussi absurde que ce l’était hier. Les erreurs dont nous sommes les témoins nous incitent à réexaminer nos positions premières. Certaines composantes de la culture nationale se transforment aisément en idéologie de la nation. Cette idéologie se dissimule derrière le droit, inaliénable celui-ci, à une culture nationale. Et le cercle vicieux de se perpétuer. Le prix à payer est trop élevé. Dans l’idéologie de la nation sont apparus, nous l’avons vu, des déclarations et des projets pernicieux, dont le fameux Mémorandum de l’Académie serbe constitue l’exemple le plus frappant. Nous avons entendu, chacun s’en souvient, des coryphées nationaux regretter que leur peuple perde dans la paix ce qu’il avait gagné dans la guerre, par la victoire. Nous n’avons pas trouvé de force morale ni intellectuelle pour faire front : afin d’opposer notre mépris à l’arrogance et à "la superbe" (Nietzsche) de ces soi disants vainqueurs, à la rhétorique archaïque et primitive, des faux-monnayeurs qui parlaient ainsi "au nom de la nation". La faute n’en incombe pas seulement à l’histoire, mais aussi, sinon plus, à l’interprétation de l’histoire, à ses interprètes tendancieux et partiaux. Ceux qui glorifient "les victoires du passé", le passé lui-même finit par les vaincre. Cela ne les empêche pas de faire du mal aux autres. Notre expérience négative (qui n’est pas seulement la nôtre) profitera-t-elle également aux autres nations ? Ainsi serait-elle au moins utile à quelque chose. Les gens d’ici alors n’auraient pas souffert en vain.

Comment rejeter ces ingrédients néfastes d’une culture nationale qui se transforment en idéologie nationaliste, ou du moins enrayer leur influence ? Rares sont ceux qui ont osé en parler. C’est là que surgit à nouveau la question de la responsabilité de l’intelligentsia, celle de la "trahison des clercs". Les vrais vainqueurs, ceux qui défendent les valeurs, perdent souvent leurs batailles. Vous ici en Bosnie et à Sarajevo, vous avez déjà emporté une victoire morale qu’il sera difficile de contester. C’est sur cette base que l’on pourra dégager ces ruines qui nous entourent, et construire. Cela ne sera pas facile, pas pour ceux qui ont tant perdu. J’ose espérer auprès de vous, avec vous.

Ce sont les bosniaques d’origine musulmane qui ont le plus souffert, cette fois encore, de même que pendant la seconde guerre mondiale. A l’avenir, leur responsabilité sera toutefois décisive, car ils sont les plus nombreux. Il leur faudra mener à bien leur propre identification et surmonter le conflit qui existe entre laïcs et croyants. L’identité de ces Bosniaques d’origine musulmane a été contestée et tournée en dérision à la fois par les Serbes et les Croates, et cela ne date pas d’hier. Nulle part dans le monde les États à base religieuse n’ont fourni une image rassurante, même là où il n’existe dans la communauté qu’une seule religion, à plus forte raison lorsqu’il y en a trois ou quatre, comme en Bosnie. L’expérience de la laïcité est étrangère non seulement aux musulmans mais à la majeure partie du monde slave, de l’Europe centrale et orientale de la Méditerranée. J’ai proposé de la considérer sur trois niveaux parallèles, contigus : la laïcité face à la religion, étant entendu qu’on peut être à la fois laïc et croyant ; face à la nation conçue religieusement, face à l’idéologie pratiquée avec un fanatisme de type religieux (hier stalinienne, aujourd’hui nationaliste, fondée sur les mythes du sol et du sang).
Les Croates et les Serbes de Bosnie-Herzégovine, une et indivisible telle que nous l’entendons, devront modifier certaines de leurs traditions invétérées et nocives. A côté de la nation ethnique il existe bel et bien une nation civile, une communauté sociale et politique formée par des citoyens égaux en droits indépendamment de leurs origines. Les habitants croates et serbes de la Bosnie-Herzégovine peuvent être liés aux matrices de leurs nationalités respectives, à Zagreb ou à Belgrade, tout en restant attachés en tant que citoyens à la république au sein de laquelle ils vivent et travaillent. Il leur faudra, pour ce faire, se débarrasser de nombreux partis pris archaïques et mythiques, que leur ont légués les idéologies issues de leurs "cultures nationales". Combien d’entre eux sont-ils prêts à le faire ? C’est ce choix même, libéré de l’hypocrisie et de l’ambiguïté habituelles, que dépend la vie en commun à laquelle les meilleurs d’entre vous aspirent. Nous avons vu où mènent les idéologues du passé : l’homogénéité qu’ils prônent conduit au totalitarisme, la pureté nationale qu’ils réclament aboutit à la "purification ethnique".

Dans l’ex-Yougoslavie, comme à l’est de l’Europe, nous voyons davantage de démocrature que de véritable démocratie, celle que nous souhaitons pour la Bosnie-Herzégovine dans son ensemble, et sans laquelle il n’y aura pas d’État bosniaque.

Après l’entrevue du "Cercle 99" (dont j’étais devenu membre avant mon arrivée à Sarajevo), je me suis entretenu, hors programme, avec plusieurs écrivains. Il est plus difficile de résumer ces propos que les interventions publiques. La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont exténués, cela dure trop longtemps. Abdulah Sidran a achevé pendant le siège l’un de ses meilleurs recueils : Sarjevski tabut (Cercueil sarajévien)(1). Autrefois, nous avons collaboré au sein d’un mouvement alternatif nommé "L’initiative démocratique yougoslave "(UJDI), un projet pour l’ensemble de la Yougoslavie se proposant de "sauver ce qui est sauvable". Nous n’avons pas réussi. Sidran parle avec lenteur, comme un sage récitant des versets coraniques : "Notre état d’esprit, c’est la résignation à l’égard de tout ce que nous croyions avant. Une totale résignation : le monde n’existe pas, la démocratie n’existe pas, l’idée de l’Europe n’existe pas ; il n’existe rien qui puisse servir de base aux arguments dont on use à l’extérieur… Nous à Sarajevo, nous sentons que ce discours non plus n’a pas de sens. La psychologie du camp règne ici, avec tous ses syndromes… Nous n’avons presque pas besoin de mots, nous nous comprenons tacitement… Que nos souffrances aboutissent à l’oubli de leurs causes, ils sont nombreux à le souhaiter".

Chez Sidran, je rencontre le poète Marko Vesovic, un Monténégrin orthodoxe qui partage ses idées. Il a vécu le siège sur place. Les écrivains de Sarajevo savent peu de chose sur leurs collègues partis ailleurs, dont certains sont restés, en esprit, fidèles à la Bosnie. Dzevad Karahasan vient justement de recevoir à Genève une haute récompense pour son Journal d’un déménagement. Le poète serbe Stevan Tontic est en Allemagne, depuis Berlin j’ai entendu sa voix. Il a passé la moitié du siège à Sarajevo, a tout vu et il a fait un beau livre : La porte sera ouverte, le seuil unique, c’est ainsi que j’ai en moi-même résumé un de ses poèmes. Mile Stoic, Croate d’Herzégovine, s’est réfugié d’abord à Zagreb puis à Vienne, avec sa famille. A l’aéroport de Francfort, j’ai acheté récemment un journal de réfugiés bosniaques dans lequel il écrit lui aussi : avant son départ de Sarajevo, alors qu’il se hâtait de mettre ses enfants à l’abri, sa femme, presque par hasard, a placé dans leur valise un petit cactus en pot. Ils l’ont transporté de ville en ville : "Ce pot de cactus renferme la seule motte de terre bosniaque dans laquelle il n’y ait pas encore une goutte de sang".

Je regarde les visages de mes interlocuteurs. Les uns sont devenus indifférents à tout, du moins en apparence, d’autres, par trop sensibles, au moindre : un verre qui se brise, une clé qui tombe à terre, une porte qui claque, chaque fois ils sursautent. J’ai passé une soirée avec Amira et son neveu qui a perdu ses parents. Qu’est-ce qui reste de la beauté de cette femme, blessée à jamais ? Il fait froid chez elle. Sa mère est récemment décédée. Les gens meurent à Sarajevo discrètement, comme sans regret.

Dans la rue, mes amis me tirent constamment par la manche : "Va par ici et pas par là ; tu va te faire descendre !" Eux-mêmes, quand un jour tout ceci aura pris fin, marcheront-ils comme avant ? Les gens parlent peu entre eux, se comprenant sans paroles. A nous, venus du dehors, ils s’efforcent de dire l’essentiel. Je les écoute, je retiens leurs paroles, j’acquiesce.

Au retour, une rafale touche le flanc du char blindé qui nous conduit à l’aéroport. J’oublie par moments qu’on est ici en pleine guerre. C’est que la tragédie que vivent les gens de Sarajevo dépasse la guerre elle-même. Je prends de nouveau l’Iliouchine russe de la Forpronu. J’ai froid jusqu’aux os, la tristesse à l’âme. Je ne vois aucune solution à offrir au lecteur de ce récit.
Pendant des jours je n’ai pu écrire une seule ligne.

P.-S.

(1) Paru en français aux éditions de la Nuée Bleue sous le titre Je suis une île au coeur du monde.

Ce texte a été publié pour la première fois en 1995.

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