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L’Europe et l’Autre Europe 

Ces dix qui frappent à la porte

vendredi 3 janvier 2003, par Predrag Matvejević

J’ai parcouru ces derniers temps la plupart des pays qui sont les nouveaux candidats de l’Union européenne, de la première ou de la seconde fournée, notamment les "ex" pays de l’Est. On peut d’ores et déjà établir certains points communs dans leurs attentes, leurs espoirs ou leurs craintes. Au fur et à mesure que s’approche "l’événement", on cesse enfin d’espérer la lune et les illusions font place à un certain réalisme. On comprend que les conditions préalables posées par Bruxelles n’ont rien de trop sentimental, et que personne n’est prêt à fermer l’œil sur l’obligation de répondre à certaines exigences.

Quoi qu’il en soit, les réactions nettement anti-européennes sont de plus en plus faibles ou limitées. Elles ne se font guère sentir que dans ce qui reste d’une "certaine gauche", qui aurait encore des comptes à régler avec le passé, ou bien dans les milieux nationalistes ou ultra-conservateurs : telle, par exemple, la "Ligue des familles polonaises", et certaines autres organisations ou partis semblables, généralement minoritaires. D’autre part, dans le raz-de-marée pro-européen, il y a chaque jour plus de prudence ; on voit même apparaître certaines appréhensions, somme toute souhaitables et positives. La volonté de "s’en sortir à tout prix" - de se libérer du passé et de son fardeau - se conjugue avec celle "d’y entrer coûte que coûte", et devenir enfin membre d’une Europe unie. Il y a là, évidemment, de la précipitation, de l’improvisation, de l’irréfléchi, du manque d’habitude - de tout.

Le premier groupe de candidats posera assurément moins de problèmes que le second, mais suffisamment pour que ces derniers prolongent leur attente bien plus que prévu. Les questions réelles du second groupe ne seront définitivement posées qu’en fonction des expériences, bonnes ou surtout mauvaises, que l’on aura retirées avec les premiers admis. Cela ne sera sûrement ni aisé ni encore moins confortable.

Des transitions plus longues que prévues

Personne ne s’attendait que les transitions soient si longues, si lentes, si épuisantes. Dans l’euphorie qui a suivi la chute du mur de Berlin et l’écroulement de l’Union Soviétique, tout semblait être à portée de la main. Les privatisations ont été plus ou moins scandaleuses, même dans la République tchèque, en Hongrie ou en Pologne, sans parler de la Russie, de la Roumanie... Malte ou Chypre ne connaissent pas ce genre de problèmes, mais ils couvrent tout de même un espace moins important. Ces deux îles constituent deux ancres jetées dans la mer Méditerranéenne, et ce geste même pourrait accueillir à l’avenir une signification plus que simplement symbolique. L’Europe trop souvent oublie ou néglige "le berceau de l’Europe" - la Méditerranée.

Il a fallu plus de temps que l’on ne l’envisageait pour la mise à niveau des régimes du soi-disant "socialisme réel " - niveau de production, des échanges, sécurité sociale, retraites etc. Un pays comme la Slovénie, que l’on cite souvent comme un bon modèle de transition, a mis plus de sept ans pour rattraper ... la Slovénie elle-même de 1990. L’aide énorme qu’a fournie l’Allemagne de l’Ouest à sa sœur mal mariée à l’Est montre bien l’ampleur des moyens que nécessitent ces transformations structurelles. Le travail préparatoire n’aura pas été partout achevé au moment de l’admission des candidats dans l’Union, et l’on peut s’attendre dans les années qui viennent à plus d’une sorte de difficultés ou d’empêchements imprévus et inattendus. Il faudrait d’ores et déjà compter avec.

De nouvelles frontières

La nouvelle Union Européenne, celle qui comptera dix membres de plus d’ici deux ans, aura l’obligation d’être une gardienne sévère des nouvelles frontières. Je l’imagine difficilement. Ceux qui, hier encore, ont souffert de ce problème, condamnés à des frontières étanches ou peu perméables, frontières qu’il fallait parfois transgresser avec ruse ou force, peut-on les voir comme de nouveaux gardiens, à l’entrée ? Les frontières devront se faire autrement accueillantes et franchissables qu’avant. Je ne sais si les "décideurs" auront assez de compréhension pour poser ces questions et les résoudre d’une manière satisfaisante. En tout cas cela sera coûteux, et peut-être désagréable.

Entre l’Union Européenne et l’Otan

On fait souvent un lien entre l’admission à l’Union européenne et la présence dans l’Otan. Ce lien qui ne devrait pas être indispensable, ni surtout aller de soi. Doit-on vraiment passer par le purgatoire d’une alliance militaire, qui a perdu son vrai adversaire, pour mériter d’être admis à l’examen ? Il semble que c’est exigé, sans que l’on le sache exactement par qui. J’admire les réactions, malheureusement pas assez nombreuses, qui se sont manifestées à l’encontre d’une telle exigence dans des milieux plus culturels que politiques de certains pays candidats. Cela relève probablement du fait que l’Union européenne elle-même n’est pas pensée en termes de culture mais essentiellement en termes de relations économiques, étatiques, voire stratégiques. C’est, en dernière conséquence, se soumettre plutôt à la volonté des Etats-Unis, que soutenir réellement un projet européen proprement dit. On peut y entrevoir une ombre de la guerre froide, de certains types d’alignements datant d’une époque révolue. Je ne sais pas pourquoi cela devrait être un critère (inavoué) pour faire partie de la nouvelle Union.

Les questions culturelles

Dans les institutions européennes qui ont préparé l’admission des dix nouveaux pays dans l’Union - et l’on ne peut négliger ni leurs efforts, ni certaines de leurs compétences en la matière - les questions de la culture se sont posées rarement, seulement par acquit de conscience. Nous vivons d’ailleurs une époque où l’intelligentsia européenne, après les erreurs qu’on lui impute (à tort ou à raison), cherche à éviter des engagements trop directs ou explicites. Celle de l’ex-Europe de l’Est ne s’est pas encore remise de tout ce qui lui est arrivé. Ni l’une ni l’autre (celle de l’Ouest) ne semblent en ce moment avoir voix au chapitre, ni ne cherchent trop à l’avoir. Ceci ne veut pas dire une absence d’opinions ou d’idées sur le sujet. J’ai essayé pendant plus d’un déplacement dans les régions est européennes de recueillir et de classer sous forme d’alternatives les diverses manières dont l’Europe est perçue par "l’autre Europe" : il serait souhaitable que l’Europe à venir soit moins europeocentriste que celle du passé, plus ouverte aux autres que l’Europe colonialiste, moins égoïste que l’Europe des nations, plus consciente d’elle-même et moins sujette à l’américanisation ; il serait utopique de s’attendre à ce qu’elle devienne, dans un temps prévisible, plus culturelle que commerciale, moins communautaire que cosmopolite, plus compréhensive qu’arrogante, moins orgueilleuse qu’accueillante, davantage l’Europe des citoyens qui se donnent la main, moins "l’Europe des patries" qui se sont fait tant de guerres, et en fin de compte plus socialiste à visage humain (dans le sens que certains dissidents de l’ex-Europe de l’Est donnaient naguère à ce terme) et moins capitaliste sans visage. J’ajoute que nous sommes peu nombreux qui pensons encore à une forme quelconque de socialisme. Cela fait peur à beaucoup de gens, aux intellectuels nationaux autant qu’aux couches moyennes de la population.

Le regard de la Russie

La Russie n’est plus - et cela semble évident - ce qu’a été naguère l’Union soviétique, bien qu’elle cherche toujours à jouer le rôle d’une grande puissance et y parvienne jusqu’à un certain point. Bien des choses dépendent de son évolution intérieure. Nous pouvons imaginer diverses Russies de demain en fonction de son passé, de sa force, de ses épreuves. Sera-t-elle une véritable démocratie ou une simple "démocrature" ? Traditionnelle ou moderne ? "Sainte" ou profane ? Orthodoxe ou schismatique ? Plus "blanche" que rouge ou inversement ? Moins slavophile qu’occidentaliste vice-versa ? Aussi asiatique qu’européenne ou le contraire de l’un et de l’autre ? Une Russie que "la raison ne saurait embrasser et en laquelle on peut seulement croire " (comme le disait magnifiquement le poète Tioutchev au XIXème siècle), ou bien celle "robuste et au gros cul" (tolstozadaia), qu’a chantée Alexandre Blok durant la Révolution ? "Avec le Christ" ou "sans la croix" ? Simplement russe (rousskaïa) ou "de toutes les Russies" (vserossiskaïa) ? Quoi qu’elle devienne, elle devra compter avec tout ce que lui laisse l’ex-Union soviétique, et tout ce dont elle l’a privée, peut-être à jamais.

Nous autres, nés à l’Est et formés dans l’Autre Europe, nous devons énoncer des interrogations analogues devant tant de comportements conservateurs, d’attitudes traditionalistes, d’opacité dans la manière de gouverner ou gérer les choses, de manque de transparence ou d’états d’esprit rétrogrades qui resurgissent dans des pays à la fois européens et coupés de l’Europe. Surtout là où le déficit des traditions démocratiques semble évident, où les droits de l’homme continuent d’être bafoués, et où l’Etat de droit est loin d’être constitué. Pour donner un exemple : observons comment la Serbie ou la Croatie accueillent avec hostilité les inculpations venant du Tribunal international de la Haie et refusent de lui livrer ceux qui, de toute évidence, ont commis des crimes, tels Karadzic, Mladic, et leurs semblables. Beaucoup y accusent l’Europe d’inciter contre eux le tribunal ...

Contradictions des Balkans

Un passé lointain et de nombreux événements récents ont laissé dans les Balkans des plaies qui continuent de saigner : l’Albanie d’Enver Hoxha, la Roumanie de Nicolae Ceaucescu, la Bulgarie de Todor Jivkov, une Yougoslavie naguère bien plus prospère que les autres "pays de l’Est", ravagée à présent par les dernières guerres balkaniques... Et cela va encore plus loin, allant d’un pays à l’autre : malentendus entre la Serbie et le Monténégro, conflits entre les Kosovars albanais et serbes, séparation des nationalités en Bosnie-Herzégovine, relations tendues entre la Grèce et la Turquie, rapports ambigus entre la Bulgarie et la Macédoine, question hongroise en Transylvanie, roumaine en Moldavie, grecque et turque à Chypre, macédonienne en Grèce, serbe en Croatie, turque en Bulgarie, plus de deux millions d’exilés ou de "déplacés", mille et une manière d’assumer et de vivre une "identité post-communiste", de poser et d’essayer de résoudre la sempiternelle "question nationale" et celle des minorités, ou bien de réviser des frontières considérées comme "injustes" et "mal tracées", de subir ou de refuser la fameuse "balkanisation" qui, à l’instar du Destin dans les tragédies nées sous les ciels de cette péninsule, continue de séparer même ce qui paraissait indivis et indivisible.

Les partages s’y font sans qu’il reste grand chose à partager. On a cru conquérir le présent et l’on ne parvient pas à maîtriser le passé. Dans nombre de ces pays, il a été nécessaire de défendre un patrimoine national - il faut à présent, dans bien des cas, se défendre de ce patrimoine même. Cela vaut également pour la mémoire : on devait la sauvegarder - et elle semble maintenant punir ceux-là mêmes qui l’avaient sauvée. Bien des héritiers restent ainsi sans héritage.

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