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Bienvenue dans un monde de plomb 

mardi 13 janvier 2015, par Pacôme Thiellement


« Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. (...) »



Nous sommes tous des hypocrites. C’est peut-être ça, ce que veut dire « Je suis Charlie ». Ça veut dire : nous sommes tous des hypocrites. Nous avons trouvé un événement qui nous permet d’expier plus de quarante ans d’écrasement politique, social, affectif, intellectuel des minorités pauvres d’origine étrangère, habitant en banlieue. Nous sommes des hypocrites parce que nous prétendons que les terroristes se sont attaqués à la liberté d’expression, en tirant à la kalachnikov sur l’équipe de Charlie Hebdo, alors qu’en réalité, ils se sont attaqués à des bourgeois donneurs de leçon pleins de bonne conscience, c’est-à-dire des hypocrites, c’est-à-dire nous. Et à chaque fois qu’une explosion terroriste aura lieu, quand bien même la victime serait votre mari, votre épouse, votre fils, votre mère, et quelque soit le degré de votre chagrin et de votre révolte, pensez que ces attentats ne sont pas aveugles. La personne qui est visée, pas de doute, c’est bien nous. C’est-à-dire le type qui a cautionné la merde dans laquelle on tient une immense partie du globe depuis quarante ans. Et qui continue à la cautionner. Le diable rit de nous voir déplorer les phénomènes dont nous avons produit les causes.

À partir du moment où nous avons cru héroïque de cautionner les caricatures de Mahomet, nous avons signé notre arrêt de mort. Nous avons refusé d’admettre qu’en se foutant de la gueule du prophète, on humiliait les mecs d’ici qui y croyaient – c’est-à-dire essentiellement des pauvres, issus de l’immigration, sans débouchés, habitant dans des taudis de misère. Ce n’était pas leur croyance qu’il fallait attaquer, mais leurs conditions de vie. A partir de ce moment-là, seulement, nous aurions pu être, sinon crédibles, du moins audibles. Pendant des années, nous avons, d’un côté, tenu la population maghrébine issue de l’immigration dans la misère crasse, pendant que, de l’autre, avec l’excuse d’exporter la démocratie, nous avons attaqué l’Irak, la Libye, la Syrie dans l’espoir de récupérer leurs richesses, permettant à des bandes organisées d’y prospérer, de créer ces groupes armés dans le style de Al Quaïda ou de Daesch, et, in fine, de financer les exécutions terroristes que nous déplorons aujourd’hui. Et au milieu de ça, pour se détendre, qu’est-ce qu’on faisait ? On se foutait de la gueule de Mahomet. Il n’y avait pas besoin d’être bien malin pour se douter que, plus on allait continuer dans cette voie, plus on risquait de se faire tuer par un ou deux mecs qui s’organiseraient. Sur les millions qui, à tort ou à raison, se sentaient visés, il y en aurait forcément un ou deux qui craqueraient. Ils ont craqué. Ils sont allés « venger le prophète ». Mais en réalité, en « vengeant le prophète », ils nous ont surtout fait savoir que le monde qu’on leur proposait leur semblait bien pourri.

Nous ne sommes pas tués par des vieux, des chefs, des gouvernements ou des États. Nous sommes tués par nos enfants. Nous sommes tués par la dernière génération d’enfants que produit le capitalisme occidental. Et certains de ces enfants ne se contentent pas, comme ceux des générations précédentes, de choisir entre nettoyer nos chiottes ou dealer notre coke. Certains de ces enfants ont décidé de nous rayer de la carte, nous : les connards qui chient à la gueule de leur pauvreté et de leurs croyances.

Nous sommes morts, mais ce n’est rien par rapport à ceux qui viennent. C’est pour ceux qui viennent qu’il faut être tristes, surtout. Eux, nous les avons mis dans la prison du Temps : une époque qui sera de plus en plus étroitement surveillée et attaquée, un monde qui se partagera, comme l’Amérique de Bush, et pire que l’Amérique de Bush, entre terrorisme et opérations de police, entre des gosses qui se font tuer, et des flics qui déboulent après pour regarder le résultat. Alors oui, nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les victimes d’un story-telling dégueulasse, destiné à diviser les pauvres entre eux sous l’œil des ordures qui nous gouvernent ; nous sommes tous des somnambules dans le cauchemar néo-conservateur destiné à préserver les privilèges des plus riches et accroître la misère et la domesticité des pauvres. Nous sommes tous Charlie, c’est-à-dire les auteurs de cette parade sordide. Bienvenue dans un monde de plomb.


Avec l’aimable autorisation de l’auteur
© Pacôme Thiellement


Il s’agit d’un billet réagissant à l’attentat de Charlie Hebdo du 7 janvier et de l’Hyper Kasher de la Porte de Vincennes le 9 janvier, et à la manifestation d’union nationale qui suivit, notamment la démonstration parisienne du 11 janvier 2015 à l’appel du gouvernement. Il a été envoyé en note par Pacôme Thiellement sur son facebook [1] le 12 janvier 2015, à 10h, où il fut immédiatement suivi de multiples partages et commentaires contradictoires (suivre le lien dans la note 1).


P.-S.


N.D.É.
Le logo est un portrait de Johnny Depp extrait de Charlie et la chocolaterie, le film de Tim Burton au titre éponyme du roman de Roald Dahl pour la jeunesse dont il est adapté [2]... Étant parmi les références internationales non déclarées qui auraient pu inspirer ou interpréter ironiquement le mot d’ordre , « Je suis Charlie », qui a séduit les enfants des écoles, au-delà de la référence déclarée à Charlie Brown, personnage principal de l’œuvre plus connue par les générations de leurs parents, Peanuts, la bande dessinée de Charles M. Schulz (qui a bien parlé aux anglophones). La plupart des citoyens français y ont vu simplement les assassinats contre la liberté d’expression des contributeurs de Charlie-Hebdo, et un symbole de la défense de la liberté d’expression en général, sans se poser la question des sources ni du sens propre du slogan — en blanc sur fond noir et faisant l’ellipse tant de Charlie-Hebdo que du nom des morts de Charlie-Hebdo. Dans l’abstraction du sens nous pourrions y voir la puissance du media Ubik.

Après la consternation exprimée par la Rédaction à travers trois citations dans l’article « #Irrévérence » dès le soir du 7 janvier, ce texte révolté ouvre par l’édification de son émotion un espace éditorial de réflexion dans La RdR, sur les failles contextuelles, républicaines, stratégiques, politiques, géopolitiques, sémiotiques, de la tragédie et des réactions tant gouvernementales que sociales qu’elles provoquent ou qui les instruisent, la transformation des États inclus.

Le second texte dédié à la catharsis des fractures individuelles et collectives qui explosent et assassinent est une réflexion de Michel Maffesoli, « Rites piaculaires (à propos des événements tragiques de janvier 2015 en France) », dans La RdR, le 14 janvier. (A. G. C.)

LIENS CRITIQUES 

- David North, « Le discours hypocrite de la « liberté d’expression » au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo », World Socialist Website (le site de la 4e Internationale), le 10 janvier 2015 (traduction en français du texte original en anglais publié le 9 janvier).

- Philippe Marlière [3], « Justice pour tous » dans son blog Mediapart, le 12 janvier 2015.

- Etienne Balibar, « Trois mots pour les morts et pour les vivants », Libération, Tribune, le 9 janvier 2015, à 19h 46.

- Frédéric Lordon, « Charlie à tout prix », Blog Monde diplomatique, le 13 janvier 2015, (parmi les actes de la soirée du 12 janvier à la Bourse du travail de Paris, La dissidence, pas le silence !).

Liens ajoutés (postdatés) :

- « Virginie Despentes : “Les hommes nous rappellent qui commande, et comment” », Les Inrocks, le 17 janvier 2015. [Mise à jour]

- « Noam Chomsky, Chomsky : Paris attacks show hypocrisy of West’s outrage », CNN, le 20 janvier 2015.

Notes

[1Source FB, Pacôme Thiellement, Notes. On peut s’y reporter pour lire les nombreux commentaires dont ce brulôt a fait l’objet.

[3Philippe Marlière est un des auteurs dont nous avons publié plusieurs textes dans La RdR, notamment à propos de l’affaire des Caricatures en 2012, (suivre le lien sous son nom).

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