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Un thrène pour une journée noire. L’indépendance du Congo vue par Aimé Césaire et Tchicaya U tamsi 

jeudi 5 mars 2020, par Yves Mbama-Ngankoua

Aimé Césaire et Tchicaya U tamsi se sont intéressés chacun à l’histoire tragique de l’indépendance du Congo. Le 30 juin 1960, leur a offert matière pour écrire l’histoire africaine en mouvement. En cette année 1960, l’Afrique rentre dans « l’histoire » par un deuil : la mort de Lumumba et la joie amère née de la fausse indépendance. Aimé Césaire, poète engagé, porte-parole de l’Afrique piétinée, homme politique martiniquais s’est documenté pour la rédaction d’ une Saison au Congo ( 1973). Tchicaya U Tamsi a été, quant à lui, témoin de ce mois de juin tourmenté en tant que l’un des rédacteurs du journal du MNC, parti de l’éphémère premier ministre E. P. Lumumba dont la figure traverse son œuvre poétique. Une Saison au Congo de Césaire et le Bal de Ndinga, Complainte de Tchicaya donnent à voir l’état d’esprit des Congolais ainsi que celui des Belges. Si le texte de Césaire embrasse toute l’histoire de l’indépendance du Congo des pourparlers de Bruxelles en passant par la Table ronde à l’indépendance, ensuite à l’arrestation de Lumumba et enfin sa mise à mort, le poète congolais ne poétise que la mémorable journée du 30 juin à travers les réactions du petit peuple des boys. Modeste Ndinga devient à lui tout seul le peuple impatient qui attend ce jour l’espoir débordant.

Ce travail de comparaison se bornera à lire les scènes 1 & 2 de la pièce de Césaire car elles contiennent “Le Bal” telle est ma lecture. Ce qui m’a intéressé dans ce va-et-vient entre Césaire et Tchicaya c’est ce qui est entendu, ce qu’on déclame et donc ce que nous lisons. J’ai mis de côté les mises en scène d’autant plus qu’elles traduisent la sensibilité du metteur en scène.

I - Une ambiance délétère

Au moment où s’ouvre “Le Bal de Ndinga”, le personnage éponyme est mort. Sa mort est évoquée par Jean-Pierre Mpendje, ce personnage brechtien qui dit à la fois la scène et ce qui s’est passé un peu comme le ferait un présentateur-commentateur de radio, à l’instar du Joueur de sanza chez Césaire. C’est lui qui parle du rôle de l’armée dans la répression de la foule en liesse venue assister à un meeting politique. En effet, un dirigeant nationaliste a tenu un meeting devant les Beaux Arts de Léopoldville. La force publique sur les lieux a dispersé violemment en tirant à balles réelles sur la foule. Parmi les victimes, il y a Modeste Ndinga, le « héros » shakespearien dont l’ombre traverse toute la scène. Les deux personnages sur scène, Jean Pierre Mpendje et Angélique Nkoba parlent de ce qu’il a dit et ce qu’il a fait. « La Force Publique est venue foutre plus de pagaille encore. Peut-être encore plus de blessés. (…) La Force Publique ne dispersa pas seulement les gens à coups de fusil tirés en l’air. (…) Je n’ai plus vu Ndinga. Nous courions en tous sens. Il tirait la patte… Il claudiquait, comme une de ses chaussures n’avait plus de talon ». [1]

L’ouverture du “Bal” correspond à la scène 5 d’”Une Saison au Congo”. En effet, la didascalie de cette scène dit : « Léoplodville, foule en liesse et bon enfant. On entend le cha-cha de l’indépendance » [2], on parle de Dipenda et on chante comme Modeste Ndinga « l’indépendance cha-cha » [3]. L’irruption de l’armée sur la scène politique congolaise est aussi présente chez Césaire dès la scène 1 Acte I lorsque deux flics parlent de manière sibylline de la vie politique à travers des « paradis artificiels » : les bières, devenues les symboles de Kala-Lubu et de Lumumba [4]. La bière devient un élément d’instrumentalisation de la population à travers son appartenance idéologico-tribale : Polar est « la bière de la liberté congolaise ! Polar la bière de l’amitié et de la fraternité congolaises !” [5]et l’adversaire de crier “Primus, la reine des bières ! La bière du roi Kala » [6]. Il faut la sagesse du Joueur de sanza pour mettre fin à ces joutes passionnées et passionnelles : “Je bois à la paix ! A toutes les paix (...), buvons messieurs, et trinquons qui en Polar, qui en Primus, mais à la santé du Congo ! » [7].

Un idéaliste haut en couleurs : Modeste Ndinga

Le personnage qui est présent à travers une voix d’outre-tombe est” tout de guingois” avec une tête “large aux pommettes” pareille à celle “d’une chauve-souris. Un oeil plus bas que l’autre. Une épaule plus basse que l’autre” [8]. Cet homme difforme a tout “d’un paria. Sorti d’un asile” [9]. C’est donc ce paria qui a une conscience politique aiguë. Il est à la fois la concentration du fou de la cour qui dit la vérité, le bonimenteur et le joueur de sanza mis en scène par Césaire dans « Une Saison ».Tout le peuple congolais attend l’indépendance avec des sentiments mêlés de joie et d’inquiétude. Parce que l’indépendance va libérer les énergies et apportera au peuple le bonheur tant espéré. « Et cet air et ces paroles lui font pousser des idées de révolte, des idées de dignité offensée dans la tête. Ah Ndinga » [10] . Naïvement Ndinga comme le peuple croient que l’indépendance est « une partie de plaisir » [11], ils pensent que le patronat dominé par les intérêts étrangers belges va augmenter les salaires, va changer son attitude vis-à vis de l’armée des boys, va accepter l’indépendance du Congo. En tout cas, ils espèrent que les brimades, les propos racistes et blessants des patrons vont disparaître : « (Ce qui est recta, droit en lui, est sans doute le foudroyant désir de prendre toute sa part à la fête qui se prépare)… Oui, oui ! Il y aura une augmentation de la vie. Peut pas autrement. Une augmentation de la vie où je ne serai plus un sale macaque mais un homme, un homme en vérité, et mieux un Monsieur » [12].Ces paroles font écho à celles prononcées par Lumumba dans “Une Saison” : 

« Moi, sire, je pense aux oubliés. Nous sommes ceux que l’on déposséda, que l’on frappa, que l’on mutila ; ceux que l’on tutoyait, ceux à qui l’on crachait au visage… » [13].

Aux insultes et diktats de leur patron Van Blissen, Ndinga, tout occupé par l’idée de l’indépendance, dansait : « un cha-cha ! Sur cet air qu’il n’avait cessé de fredonner toute la journée » [14]. Toute sa sagacité intellectuelle rappelle celle de Lumumba qui, le jour de l’indépendance, surprend les Congolais et le monde entier : “Boys-cuisine, boys-chambres, boys comme vous dites, lavandières, nous fûmes un peuple de boys, un peuple de oui bwana, et qui doutait que l’homme pût ne pas être l’homme, n’avait qu’à nous regarder” [15] . Chez Césaire, le leader nationaliste congolais est hissé “à la hauteur du mythe” pour reprendre les mots de Gérard Cogez. [16] Avec l’indépendance, Modeste Ndinga veut prendre sa revanche sur la vie (le destin), lui qui n’a pas “fait des études parce que fils de pauvre, parce que orphelin dès son plus jeune âge. [17] L’indépendance va modifier le comportement de Modeste Ndinga. Le travail qu’il a toujours fait lui paraît désormais dégradant :

”Je tors la serpillière avec un dégoût que j’éprouve pour la première fois. Combien de temps à essuyer la saleté que transportent les pieds des autres, pour le peu d’argent que je gagne...”. [18] Puis, furieux “Il flanque la serpillière dans le seau d’eau sale qui éclabousse J.M. Mpendje, qui, sidéré, n’a pas de voix pour protester” précise la didascalie. [19]

Avec l’indépendance, Modeste Ndinga et les Congolais espèrent voir la fin des “arrestations arbitraires. L’humiliation pour le plaisir de rire des misères du pauvre nègre” [20]. Et débordant de rêve et d’enthousiasme, il s’écrie :

« Moi, Ndinga Modeste, j’ai cette intuition qu’avec le temps-indépendant, tout m’appartiendra tout autant qu’aux autres » [21].

L’indépendance lui donne des rêves démesurés. Il s’imagine la grande vie avec les belles femmes qui l’ont toujours snobé telle Sabine, symbole de toutes les femmes jeunes et les moins jeunes « marchandes de leur dignité » [22]. Ces femmes qui vendent la dernière de leur dignité pour reprendre les mots de Tati Loutard occupent la scène 2 d’ « Une Saison ». On entend l’une d’elles, dévergondée dire : 

« Venez, pourquoi avoir peur ?

Je ne suis pas mariée

Je me suis mariée trop tôt

Je pensais qu’il n’y a pas d’autres hommes

Ah ! si seulement j’avais su ! » [23] et ; une autre de juger sévèrement les Africains « Ingrat ! » De quoi te plains-tu puisque c’est gratis ! Ah les hommes sont devenus avares et pingres, méchants : Aussi j’en ai assez de cette vie ! » [24].

Sont-ils avares et pingres avec les femmes les Africains ? Où vont-ils trouver l’argent pour entretenir les femmes qui se vendent au plus offrant ? Comme Aimé Césaire, U Tamsi dénonce la responsabilité des parents dans la débauche de leurs filles :

« Toutes ces mères maquerelles… et tous ces pères proxénètes. Où trouvera-t-il une femme à épouser sans dot et sans salaire épais qui assure la plus-value de ladite dot ? ah misère ! » [25].

Ce passage nous rappelle les propos de la deuxième femme dans « Une Saison »

qui s’indigne en des termes amers : 

« Deuxième Femme : …chantant…

Dieu nous a donné des mères

Des mères qui, pour de l’argent

Nous tuent, pour toujours plus d’argent » [26].

Ces femmes se prostituent pour satisfaire leurs parents. Cependant toutes les femmes ne sont pas vénales, Angélique Nkoba, par exemple, « est plus pure que l’eau filtrée », elle a fait du rire un bouclier à la prostitution [27].

II - Les femmes et la lutte pour l’indépendance

Les femmes ont joué un rôle important dans l’histoire politique du monde noir. On pense aux Amazones dans l’ancien Bénin, à Kimpa Vita ou la Reine Nzinga au royaume du Congo. Les poètes noirs n’hésitent pas à les mettre sur scène aux côtés des hommes. C’est le cas de Césaire dans « Une Saison au Congo » ou Tchicaya U Tamsi dans « Le Destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku, Prince qu’on sort » où une femme de joie se prostitue pour bien attirer les soldats de la dictature dans un traquenard et alimenter la résistance en armes [28]. Cette pétroleuse annonce Angélique Nkoba, l’une des femmes sur scène dans “Le Bal” ; l’autre étant Sabine, qui est dans toutes les bouches mais n’a jamais été sur scène.

Sabine est surtout évoquée par Modeste Ndinga, à cause de sa beauté envoûtante et sa vie dissolue qui la rendent à ses yeux célèbre. Les lecteurs ne l’ont jamais vue ni entendue parler. On ignore tout d’elle jusqu’à son patronyme. Elle est présente dans le discours des autres personnages dont les propos attribués à Modeste Ndinga par Jean Pierre Mpendje et Angélique Nkoba.
Elle « a les épaules nobles, rondes, pleines, aussi superbes qu’un buffle qui va faire l’amour. (...) Sabine a les épaules mises à nu par un décolleté qui fait se pâmer tout Kin. Tout Kin, tout Léo a vu les épaules de Sabine ». [29]

Notons l’insistance de Tchicaya UTamsi sur la beauté physique et l’élégance de Sabine. Notons aussi le va-et-vient entre les deux appellations de la capitale du Congo : Léopoldville, au moment des événements et Kin au moment de l’écriture de la pièce. Tout le discours de Ndinga sur Sabine est fait de rêves et de déceptions. Tout en regrettant de n’avoir jamais Sabine dans son lit, il espère qu’avec Dipenda, une fois, la vie augmentée, elle succombera. Tout bruisse, tout chante et danse, Sabine reste muette et invisible. On se projette dans un avenir proche, on se réjouit sans Sabine qui est pourtant le personnage qui avait tout à gagner en apparaissant sur scène. Elle est l’une des raisons de l’engagement de Modeste Ndinga qui l’assimile dans une moindre mesure au Congo. Seule Angélique Nkoba semble comprendre les enjeux du moment.

Angélique Nkoba est l’une des deux femmes du Bal qui a une identité complète. Elle partage les préoccupations politiques de ses concitoyens. Comme les femmes en scène dans “Une Saison” : La Première femme, La Deuxième femme, La Mama Makosi puis Pauline, elle a une conscience politique qui étonne et tranche. Partisane du mouvement politique animé par EP Lumumba, elle attire l’attention des spectateurs-témoins :
« Ecoutez ! Écoutez ce que j’entends ce matin ce qu’il chante pour répondre au coq de Tata Saka-Bouvou » [30], tout en soutenant l’idée d’un front commun des partis congolais face au pouvoir belge comme le recommande le trio des musiciens composé de Kabasélé, Viki Longomba et Nico. Le coq dont il est question dans l’extrait ci-dessus est le symbole du parti de Saka-Bouvou. Comme Jean-Pierre Mpendje , Angélique Nkoba psalmodie la chanson de l’African jazz d’une voix étranglée par les sanglots de douleur provoqués par la mort de Modeste Ndinga :

« Wapi Ndinga-hé ?

Mwana yango-hé !

Mwana mabé-hôhô ! » [31].

Ces paroles sont reprises en écho par le choeur des femmes du voisinage. Puis elle psalmodie le refrain tel que le chantait Ndinga :

“Na cereco na Abako-hèè !

Ba kenda-ki-héé

Na front cummun-héé !

Indépenda cha cha ! ». [32] Comme, dans la tragédie antique, elle est le coryphée :

« Ah ! Indépenda ya mawa ! Mawaééé !

Je m’étonne : qu’est-ce qu’il dit ? »

Pourquoi que tu t’étonnes, ma chère épouse ?... » et moi, je l’interromps : « moi, ta chère épouse ? Même pour un million d’indépenda cha cha, je t’épouse pas. Jamais na jamais : Oh moyen-té ! » [33]. Tchicaya s’est souvenu des tragédies antiques et du rôle majeur du coryphée. Angélique Nkoba comme les femmes présentes dans “Une Saison” se souviennent de la pièce Lysitrata du comique grec Aristophane où le personnage éponyme encourage les autres femmes à faire la grève du sexe afin d’obliger les hommes à renoncer à faire la guerre. Dans « Une Saison » comme dans « Le Bal », elles se mobilisent pour que le leader nationaliste Emery Patrice Lumumba sorte de prison et puisse participer, aux côtés des autres leaders politiques, aux travaux de la Table Ronde, prélude à l’indépendance du Congo :

« La Mama Makosi :..On paiera une caution aux Belges ; le buffle aime l’argent, c’est connu, c’est sa nourriture, et Patrice ira siéger à Bruxelles avec les autres. J’ai fini de parler. » [34]

En dépit des appels à l’unité autour d’un même idéal, les divisions persistent voire s’intensifient. Cette division de la classe politique et du peuple congolais est préjudiciable au Congo. Excédée, une femme résume par :

« Le premier cercueil est celui du Congo belge ; le deuxième, celui du Congo de papa ; le troisième, celui de la division tribale. C’est formidable ! ». [35]

Ce qui a pour conséquence l’apparition d’un opportuniste : « Vive Mokutu ! » [36], cet « indicateur du temps des Belges ». [37]

Pour Jean-Pierre Mpendje comme pour Angélique Nkoba l’indépendance idéalisée par Modeste Ndinga comme l’avènement de l’homme nouveau libéré de multiples humiliations rime avec la douleur, le deuil. La mort de Ndinga afflige toute la ville de Kinshasa

 : « Le peuple des voisins a une supplique douloureuse : Ah tata Ndinga ! Ah, tata Ndinga ! » [38].

Le sort de Ndinga se confond à celui du pays tout entier, de tout le peuple congolais. En tuant Ndinga, l’armée a tué l’espoir de tout le peuple. L’indépendance naît dans un bain de sang. Ce meurtre annonce des lendemains incertains. Modeste Ndinga, enthousiaste, conscient de la valeur symbolique de la vraie indépendance gênait le patronat belge représenté par Van Blissen. En cela le boy de l’hôtel Regina préfigure le personnage de Lumumba. Comme Lumumba, Modeste Ndinga est un héros tragique. Sa mort nous rappelle celle du personnage du Rebelle dans « Et les chiens se taisaient » de Césaire [39].

III - Les Belges et l’indépendance du Congo

Dans « Une Saison au Congo », Aimé Césaire fait défiler les différents représentants de la Belgique : de Basilio, roi des Belges, aux banquiers, des geôliers aux alliés de la Belgique dont les Nations Unies, les diplomates européens et enfin les Africains. Il montre en cela le vaste complot monté contre le Congo et surtout contre son leader Lumumba.

Les forces de maintien de l’ordre (geôliers et soldats) discutent de la politique après avoir entendu le Bonimenteur s’adresser à la foule sur les deux bières vendues dans les échoppes du Congo. Puis, la discussion se focalise sur le personnage de Lumumba, patron de la bière Polar :

« Je sais seulement que ce nègre est dangereux ! » [40].

Le 1er Flic donne une précision importante :

« Oh ! Il est fiché ! Rassure-toi. (...) Son nom ? Patrice Lumumba. » [41]

La Belgique, l’Europe occidentale et l’ONU lui reprochent c’est d’abord de savoir lire et écrire par dessus tout c’est d’aimer son pays, de défendre ses intérêts et ses concitoyens :

« Ah ! Te voilà, salaud, fumier, ingrat ! Ah ! Monsieur fait des vers ! Mais qu’est-ce qui t’appris à lire, macaque sinon ces Belges que tu hais tant !(...) » fulmine le Premier geôlier [42]. La didascalie complète ces paroles par « Il le frappe » [43].

Cette violence de la force publique annonce les menaces proférées par le sergent Outouboma aux employés de Van Blissen dans Le Bal :

« (...). Vous autres, attention, attention ! Il ne faut pas perdre la tête dans les discours des politiciens. (...). Il ne faut pas se montrer ingrats. Faut pas se montrer insolents ! Ssuis qui se montre insolent me trouvera, compris ?... ». [44]

Le sergent Outouboma est une véritable bête de foire. Le portrait en fait une caricature : le portraitiste grossit volontairement les traits. Les « mouches vertes » attirées par le liquide visqueux qui ruisselle sur le visage « lui creusent les narines qui sont comme des culs de bugle ! » [45].

Voyons le jeu de mots sur l’instrument de musique, le bugle, dont le bout est complètement évasé. Plus loin, on lit : »Il a un mépris plein de caca sur la moue de ses lèvres en trombe d’hibiscus flétri » [46]. Les narines trop béantes, les lèvres en trombe en d’autres circonstances, cet homme ferait rire qui plus est un vil flatteur :

« Faut pas me pousser à parler le matin, ça me donne soif ! » [47] « Ce brave sergent » comme le dit ironiquement le dramaturge a un nom chargé de sens. Il renvoie à la mort qu’il va distribuer en tirant à balles réelles sur la foule en liesse. Il rappelle le personnage de Mokutu, qui rallie la Belgique alors qu’il est le militaire le plus haut gradé de cette armée embryonnaire :

« J’avais misé sur lui ! qui a bien pu lui rédiger ce discours et dire que je voulais faire de lui un homme d’Etat ! S’il veut se casser le cou, tant pis pour lui ! Dommage ! C’est dommage ! Trop aiguisé, le couteau déchire jusqu’à sa gaine ! » (Il crache). [48]

Les banquiers et le milieu économique belges

Van Bilsen. Jean-Pierre Mpendje le présente comme quelqu’un de fourbe, de sévère. « (Rouge pivoine, vert-pomme des Flandres ! Inspecte le corps de troupe de la valetaille de l’hôtel au complet ») « (...). Personne ne quitte le travail avant que je n’aie tout inspecté » [49]. Les différentes didascalies le montrent comme un homme qui boit beaucoup. Il est malheureux car il est humilié par « sa plantureuse Bruxelloise » qui le « cocufiait » [50]. Foncièrement raciste, il n’hésite pas comme la plupart des Belges à traiter les Noirs de macaques :
« (...) On verra bien ce que tu vas gagner avec des macaques comme patron. Est-ce que tu as déjà vu un macaque construire un hôtel dans la jungle, hein ? Non, hein ! Ce n’est pas demain qu’on le verra. En attendant rien ne change » [51].

1) Van Blissen comme la Belgique, l’ancienne puissance coloniale du Congo allait pouvoir octroyer l’indépendance tout en conservant tous les avantages :

« Il y aura toujours des boys et le Congo aura toujours besoin de nous, les Blancs ! Indépendance ou pas, c’est la même chose ! » [52].

Comme les geôliers de Lumumba, il considère la bière comme un instrument politique aussi propose-t-il au sergent Outouboma la Mort Subite, une Gueuse Lambic, des bières belges. Van Bilsen annonce les Banquiers de la scène 4 d’ « Une Saison ». En effet, après avoir fait le constat que l’indépendance du Congo ressemblerait à une sorte de bradage de l’Empire, les Banquiers échafaudent des scénarii contre le Congo et son leader, Lumumba désigné par le terme de “macaque”. On sait que « les Belges ne veulent pas en entendre parler... « aux tables rondes cha cha ! » mais ils en parlent entre eux en s’étranglant de rage” dit avec perspicacité Jean Pierre Mpendje [53].

Malgré tout :

« il faut épouser son temps... Cette indépendance n’a rien qui me déroute » dit le Quatrième Banquier [54].

Ces quatre Banquiers sont à l’origine de la sécession du Katanga, pour assécher les finances du nouvel Etat du Congo. Ils vont inciter Tsombé à se proclamer président de la province du Katanga, la plus riche du pays.

« Vingt ans de tropiques (...)... pour rendre traitable le Sauvage, il n’est que deux pratiques : la trique, mon cher, ou bien le matabich !... Que veulent-ils ? Des postes, des titres, Présidents, députés, sénateurs, ministres !(...)... qu’on les gave ! Résultat : leur coeur s’attendrit, leur humeur devient suave(...) Entre le peuple et nous, se dresse leur cohorte. Nous savons nouer les noeuds de la complicité » [55].

2) Enfin le roi de la Belgique Basilio, raciste, il loue l’oeuvre de son ancêtre Léopold II qui a sorti le Congo et les congolais dans la barbarie en leur apportant les lumières de la civilisation :

« ... Léopold, le fondateur, qui est venu ici non pour prendre ou dominer, mais pour donner et civiliser. Il est aussi pour dire notre reconnaissance à tous ceux qui jour après jour et au prix de qulles peines ! Ont construit et bâti ce pays, Gloire aux fondateurs ! Gloire aux continuateurs ! Il est enfin , messieurs, pour vous remettre cet Etat, notre oeuvre. Nous sommes un peuple d’ingénieurs et de manufacturiers. Je vous le dis sans forfanterie : nous vous remettons aujourd’hui une machine, bonne ; prenez-en soin... » [56]

3) A côté des politiques et des milieux d’affaires belges, il faut ajouter le secrétaire général des Nations Unies et l’Ambassadeur Grand Occidental. L’indépendance du Congo qui a lieu en pleine guerre froide semble être l’un de ses épisodes dans la mesure où Lumumba est accusé de connivence avec Moscou. C’est ainsi que la Belgique, l’Europe occidentale, les Etats-Unis et les Nations Unies le voient et le qualifient.

Conclusion

Pour rédiger cette journée du 30 juin, Césaire s’est documenté, il a restitué les moments clés en montrant les responsabilités des uns et des autres. Oeuvre militante, « Une Saison au Congo » est un engagement « en direction d’un peuple » pour reprendre les mots de Gérard Cogez [57] Pour le poète martiniquais, il s’agit de donner aux Africains la matière à penser. La figure de Lumumba est élevée à la hauteur du mythe tragique à cause de sa mort. Modeste Ndinga est la figure du peuple congolais qui a rêvé d’un pays indépendant dans lequel la vie deviendrait facile. Malheureusement, les forces obscures se sont liguées pour transformer cette indépendance en cauchemar. Son destin est celui de tout le peuple. Le sergent Outouboma est le symbole des pouvoirs autoritaires et répressifs qui vont s’installer dans une partie de l’Afrique. Nous l’avons montré que Modeste Ndinga est mort avant le début de la pièce. Pourtant son image et sa voix sont présentes sur scène. S’agit-il d’un coup d’oeil à Hamlet de Shakespeare avec les apparitions du fantôme du roi Hamlet assassiné par Claudius ? Nous avons lu la pièce de Tchicaya en parallèle à « Une Saison au Congo » de Césaire. Les deux pièces ont pour sujet l’indépendance du Congo. Nous pensons que Tchicaya a lu la pièce de Césaire ou s’en est souvenu au moment de la rédaction de son Bal de Ndinga.Les deux grands poètes ont donné deux versions d’une même histoire tragique de l’indépendance du Congo. L’un ayant mis l’accent sur la figure de “paria” le boy Modeste Ndinga, l’autre sur Lumumba, le leader nationaliste qui se bat contre un complot belge. Pour Ndinga, l’indépendance ne signifie pas la même chose que Lumumba, l’homme politique qui sait que la tâche est rude : unifier le pays, former la vraie élite, vaincre les ennemis de l’intérieur comme ceux de l’extérieur...

Bibliographie :

Césaire, Aimé, Une Saison au Congo, Editions du Seuil “Points”, 1973.

Tchicaya U Tamsi, Le Bal de Ndinga. Complainte, Manuscrit dactylographié

Cogez, Gérard, Aimé Césaire, Ides et Calendes, 2018.]].

Notes

[1Tchicaya U Tamsi, Le Bal de Ndinga, Manuscrit déposé à la bibliothèque Gaston Baty Université ParisIII La Sorbonne Nouvelle, numéroté p.169. Toute référence à cette oeuvre sera : « Le Bal » suivi du numéro de la page.

[2Césaire, Aimé, Une Saison au Congo, Editions du Seuil « Points », 1973 ; p.23. Désormais, on écrira, “Une Saison” suivi du numéro de la page.

[3Césaire Aimé, Une Saison, p.25.

[4Op.cit, p.13.

[5Une Saison, p.12.

[6Ibid., p.24.

[7Ibid., p.25.

[8Le Bal,p.175.

[9Le Bal, p.175.

[10Le Bal, p.173.

[11Une Saison, p.35.

[12Le Bal, p.175.

[13Une Saison, p.28.

[14Le Bal , p.170.

[15 Une Saison, p.28.

[16Cogez, Gérard, Aimé Césaire, Ides et Calendes, avril 2018,

[17Le Bal, p.176.

[18Idem.

[19Le Bal,p.177.

[20idem

[21 Le Bal ,p.176.

[22Le Bal, 180.

[23Une Saison, p.14.

[24Une Saison, 15.

[25Le Bal, p.180.+

[26Une Saison, p.16.

[27 Le Bal, p.180.

[28Lire Yves Mbama Ngankoua, « L’Histoire en scène.... » Ethiopiques n°89.

[29{{}} Le Bal, p.182.

[30Ibid, p.170.

[31Le Bal, p.170.

[32Le Bal, pp.170-171.

[33idem, p.171.

[34Une Saison, p.17.

[35Op.cit.p.116.

[36idem.

[37Op.cit.p.72.

[38Le Bal, p.170.

[39Cogez, Gérard, Aimé Césaire, p.25 et sq. Une analyse intéressante sur les quatre pièces de théâtre écrites par Aimé Césaire. L’auteur « contextualise » en tenant compte du monde mis en scène : le monde noir pris dans la tourmente de l’indépendance d’Haïti, dans l’histoire de l’indépendance du Congo et enfin dans la lutte des noirs américains. Chaque moment correspond à la naissance d’un héros dont le sort est scellé par ce pour lequel il se bat n’a pas conscience des enjeux de la lutte. Ces pièces de théâtre sont aussi pour Césaire des moments où il réfléchit sur son engagement politique en Martinique.

[40Une Saison, p.13.

[41Idem. Notons la feinte de Césaire qui met dans la bouche du 1er Flic une question rhétorique. On sait que les deux flics connaissent l’identité et l’engagement du prisonnier qu’ils gardent et brutalisent à satiété à chaque seconde, chaque minute, chaque heure.

[42Une Saison, p.19.

[43Idem

[44Le Bal, p.175.

[45Le Bal, p.175.

[46Op. Cit. p.175.

[47Idem.

[48Une Saison, p.30.

[49 Le Bal, p.174.

[50Idem

[51Le Bal, p.173.

[52Idem.

[53Le Bal, p.174.

[54Une Saison, p.21.

[55Une saison, p.p.22-23.

[56 Une Saison, p.27.

[57Cogez, Gérard, Aimé Césaire, p.24.

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