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Les kamikazés japonais dans la Guerre du Pacifique 1944-1945 

lundi 4 mars 2019, par Christian Kessler

Nous proposons ici un long extrait du livre éponyme de Christian Kessler (voir références en fin d’article) que nous publions en même temps que des lettres extraites de Les kamikazés japonais (1944-1945) — Écrits et Paroles.

Bilan

Les statistiques sont très difficiles à préciser et varient grandement. Ce qui est certain c’est que le commandement japonais et le gouvernement ont évidemment tendance à grossir le chiffre de navires américains touchés ou coulés. De plus, il n’est guère possible aux avions escorteurs de dire avec précision si les kamikazés ont percuté un navire de la flotte ennemie ou se sont au contraire abîmés dans les flots comme nous l’avons déjà expliqué précédemment. On peut considérer là aussi que les succès sont exagérés par rapport aux échecs. Pour Mayumi Ito, pendant les quatre mois de la bataille des Philippines, l’armée japonaise perd 530 avions (399 de la marine, et 202 de l’armée de terre) et en retour coule ou endommage 72 navires alliés [1]. Soit, toutes opérations confondues, de 32 à 36 navires coulés, de 288 à 386 abîmés, mais souvent de petites embarcations, remises assez vite en service. Herbert Bix indique le chiffre de 57 porte-avions coulés, de 108 bateaux de guerre et porte-avions d’escorte assez touchés pour rester hors de combat jusqu’à la fin de la guerre, de 84 autres bateaux de la marine fortement endommagés, et encore de 221 navires plus légèrement touchés sur total de 470 [2]. Rielly, qui a étudié les rapports de l’US Navy incluant les péniches de débarquement et toutes les autres unités de petite taille [3], note pour sa part 60 navires coulés et 407 endommagés. Parmi ceux touchés, la plupart sont très souvent remis en opération assez rapidement [4].

Si ce chiffre paraît conséquent, dans la plupart des cas il s’agit de bateaux de moindre importance. Et si l’US Navy est atteinte au moral, c’est à cause des pertes en hommes plus qu’en bâtiments de grande taille [5]. Rielly toujours dénombre 6 830 victimes dues aux attaques kamikazés et 9 931 blessés, mais là encore les chiffres ne sont pas certains car les navires peuvent à la fois être touchés par les kamikazés mais également par d’autres armes. Deux sur trois de ces missions n’ont jamais piqué sur un bateau, à cause de défaillances techniques ou de la DCA, mais dès qu’un avion parvient en position d’attaque il a 36 % de chances de toucher juste. Chaque avion a 9,4 % de chances d’infliger des dégâts, chaque coup réussi ou manqué de justesse fait plus de 40 victimes. Mais les chiffres concernent plus la tactique que la stratégie.

Il faut néanmoins nuancer l’efficacité de ces attaques selon les périodes. Car au fur et à mesure que l’année 1945 s’écoule, les avions japonais sont de plus en plus en mauvais états, les pilotes n’ont guère plus que quelques jours pour s’entraîner alors que la défense des bâtiments américains s’améliore sans cesse même s’il est vrai qu’une fois traversé le rideau défensif des avions américains et les tirs de la D.C.A., il est quasi impossible d’arrêter l’avion-suicide. Mais c’est justement ce rideau défensif qui devient de plus en plus efficace face à des attaques de moins en moins professionnelles. Ces missions ne peuvent gagner la guerre ni adoucir les Alliés. « S’il n’y avait pas eu la bombe atomique, si l’Union soviétique n’avait pas envahi la Mandchourie, et donc s’il y avait eu invasion du Kyūshū en novembre 1945, les kamikazes auraient fait énormément de victimes, mais quant à savoir si cela aurait suffi aux Japonais pour aboutir à mieux qu’à la défaite extrême, cela est encore très improbable. En l’occurrence, les bombes atomiques et l’intervention soviétiques rendent cette question superflue [6]. » Bien que d’une efficacité relative, et faute d’alternative, les attaques continuent. Il est vrai que devant le manque de matières premières et l’isolement de l’archipel, il n’y a, si l’on veut poursuivre le combat, pas d’autre alternative que ces missions suicides. Certes, « l’avion-suicide était de loin l’arme la plus efficace inventée par les Japonais contre des vaisseaux de surface.

Alors qu’ils n’ont été utilisés que sur une période de 10 mois, au cours d’une guerre qui en a duré 44, les avions-suicide ont été responsables de 48,1 % de tous les dégâts infligés à des vaisseaux de guerre américains, et de 21,4 % des navires coulés pendant la guerre [7] ». Au prix cependant de la perte de plus de 2 500 avions japonais pour parvenir, d’après l’US Strategic Bombing Survey, à 474 impacts sur différents types de navires de surface alliés soit un taux de 18,6 % de réussite [8]. Alors faut-il conclure tout de même à une certaine efficacité des kamikazés ? Sans doute, mais il est clair que l’engagement n’a probablement pas retardé d’une minute l’avancée américaine. Lors de la bataille d’Okinawa, point culminant de ces attaques, cinquante avions sont en moyenne nécessaires pour détruire un navire allié [9] ce qui fait que le manque d’avions devient patent. Le taux de réussite est alors faible, sans doute inférieur à 10 % pour des pilotes qui avaient moins de 100 heures de vol avec des appareils qui n’étaient plus que des cercueils volants sans carburant pour revenir.

Et de fait, on ne voit aucun changement de plan de l’amirauté américaine qui poursuit exactement ce qui était prévu, sans à aucun moment remettre en question la stratégie adoptée. Comment comprendre alors ces attaques suicides ? Sans doute s’agit-il à un moment donné, plus que de chercher la victoire, d’envoyer de jeunes gens à la mort comme un sacrifice qui permettrait à l’Empire de survivre dans l’honneur, une ordalie offerte au Moloch américain pour lui montrer la bravoure d’une civilisation millénaire. Envoyer sa jeunesse à la mort certaine, c’est encore et toujours affirmer l’existence du pays des dieux qui ne peut disparaître. Il reste donc l’effet de sidération que ces attaques ont eu sur les Américains, car elles étaient incompréhensibles à leurs yeux : « il y avait comme une fascination hypnotique à cette vision si étrange à notre philosophie occidentale. Nous regardions chaque kamikaze plonger avec l’horreur et le détachement de quelqu’un qui assiste à un spectacle horrible. Nous finissions par oublier que nous étions la cible [10]. » Mais le culte de l’empereur et de la patrie qui a érigé en système le sacrifice de sa vie a des limites que l’on voit se manifester tout à la fin de la guerre, lors de l’offensive de l’Armée rouge en Mandchourie et en Corée. Là, dans cette fameuse armée du Guandong, les Japonais se rendent par milliers sans chercher à se sacrifier alors que certains de leurs chefs se débandent. Même si la guerre est perdue et que Hiroshima a eu lieu, il ne faut pas oublier que le traitement réservé aux prisonniers de guerre par les Soviétiques serait particulièrement sévère et que l’armée du Guandong est une armée très aguerrie et embrigadée. Et pourtant, les Russes font des prisonniers en masse, ce que les Américains n’ont jamais réussi au moment où justement le système de contrainte se délite. Ainsi selon Moscou, 594 000 soldats dont 148 généraux se rendent, seule une minorité préférant se faire tuer au combat ou se suicider [11].

Les autres armes

Les forces spéciales d’attaque utilisent à la fin 1944 une nouvelle arme, un planeur en bois porteur de 800 kilos d’explosif, et sur le nez duquel est assis un pilote qui doit, une fois l’engin largué de l’avion, enflammer les fusées et se propulser vers la cible. Ces bombes humaines sont inventées pendant l’été 1944. Baptisées ōka (« fleurs de cerisier » en japonais, l’antique symbole de la pureté et de l’évanescence), elles se présentent sous la forme d’un fuselage de 6 mètres de long, munis d’ailes courtes de 5 mètres d’envergure. L’ogive au-devant du fuselage contient une charge explosive de 1 200 kilos de TNT (trinitroanisol). L’engin est de construction mixte, à la fois en bois et en métal. Ne pouvant décoller seul, il doit être transporté sous un bombardier. L’ōka avait été dessiné de manière à parfaitement s’insérer sous le fuselage de l’avion transporteur. Pendant le vol en direction de la cible, le pilote de l’ōka reste à bord du bombardier, assis à côté du pilote de l’avion. Il ne monte dans l’engin que lorsque la cible est à proximité, grâce à une trappe et se retrouve dans l’étroit cockpit. Son équipement se réduit au strict minimum, soit un dispositif de pilotage et un tube acoustique lui permettant de communiquer avec le pilote du bombardier jusqu’au moment de la séparation. Lorsque l’objectif est repéré, à une quarantaine de kilomètres, le kamikazé tirait la poignée d’éjection. Son appareil se détachait alors du ventre du bombardier aux environs de 6 000 mètres d’altitude. Si le début du parcours se fait en vol plané, à environ 460 km/h, une fois l’objectif identifié, simple point sur l’océan qui grossissait rapidement, le pilote allume les fusées qui se trouvent installées directement derrière son siège sans d’ailleurs la moindre protection, et entame son piqué. Sa vitesse s’accélère alors de manière fantastique pour théoriquement atteindre près de 1 000 km/h, ce qui en ferait une arme redoutable. L’usage de ces bombes volantes dirigées par un pilote permettait à l’avion transporteur de rentrer à sa base pour d’autres missions. Cette arme croyait-on aussi, ou du moins faisait-on semblant de croire, effrayerait et démoraliserait les Américains.

Les pilotes formés aux techniques de bombardement ou à l’accompagnement des kamikazés sont qualifiés et donc ne peuvent être remplacés facilement. Le recrutement se fait surtout parmi les pilotes très jeunes, la plupart de vrais novices qui n’ont pas encore été formés au pilotage. Ils sont destinés au sacrifice, car une fois à bord de l’appareil il est impossible au pilote de poser son appareil ou de survivre [12]. Mais évidemment, le problème reste l’approche de la cible car le poids du bombardier ainsi muni de l’ōka fait presque deux tonnes, ce qui réduit à la fois sa maniabilité et son rayon d’action. Les avions américains qui le repèrent au radar ont tôt fait de le détruire en vol. Pour s’en sortir il faudrait que le pilote largue au plus vite l’ōka afin de retrouver un minimum de maniabilité [13]. Son caractère particulièrement insolite, et pour tout dire désespéré, a conduit les Américains à l’affubler du terme de baka-bomb (baka signifiant « imbécile » en japonais). C’est la seule innovation de l’industrie japonaise dans le domaine aérien ! Cette arme, qui fut utilisée une première fois en novembre 1944, se solda par un échec total. Le 21 mars 1945, décollant de la base de Kanoya, 18 bombardiers emportent 15 ōka, le tout accompagné par une cinquantaine de Zéro constituant l’escorte. Escorte réduite à 30 appareils car les autres Zéro n’arrivent pas à décoller. En vue du porte-avion USS Langley, ils sont pris en chasse par 150 Hellcat qui en abattent 11, les autres abandonnant leur ōka. Mais malgré cela, de tout le groupe de départ, seul deux Zéro parviennent à rallier la base de Kanoya à Okinawa. Après une nouvelle tentative désastreuse le 1er avril, à Okinawa, on ne les utilise plus guère. Au final un seul naufrage leur est attribué, celui du Destroyer USS Lannert l. Abert, le 12 avril 1945, même si on ne peut être certain que c’est bien l’ōka qui a touché le navire [14]. Cette arme se révèle donc totalement inefficace. Que des centaines de pilotes aient pu grimper sur ces simples torpilles de bois et s’attaquer aux mastodontes qu’étaient les porte-avions et les navires de guerre américains, montre tout le désarroi dans lequel se trouvait un Japon incapable de répondre militairement à l’avancée américaine. Dérisoire tout comme les sous-marins de poche déjà utilisés à Pearl Harbor (bourrés d’explosif et conduits par un seul homme), les vedettes lance-torpilles précipitées contre les navires ennemis ou les hommes-grenouilles-dynamites.

On construit également de petites embarcations en bois très simples, avec des moteurs d’automobile, à qui on attribue le nom de shinyō (terreur de l’océan) développés par la marine et de Maru-ré et Maru-i pour l’armée
de terre (le surnom provient du cercle maru en japonais et du caractère ré ou ri au centre). Ils sont montés par un seul pilote. Derrière lui se trouvent des grenades anti-sous-marines que le pilote doit lâcher le plus près possible de l’ennemi. En théorie, le pilote peut s’en sortir, mais il faudrait pour cela qu’il puisse s’éloigner suffisamment vite du rayon d’explosion des grenades. Assis à la poupe, on recommande cependant souvent au pilote de tout simplement percuter le navire ennemi chargé de ces deux tonnes d’explosif : après tout, c’est une arme kamikazé. En janvier 1945, leurs premières apparitions sont un désastre complet, car immédiatement détectées par les radars ennemis. En tout, 6 000 de ces embarcations sont lancées sans aucun résultat sinon la mort de nombreux de leurs pilotes kamikazés.

Les torpilles humaines, kaïten (le retour au ciel, renversement du sort, euphémisme pour une mort brutale), sont des torpilles de quinze mètres montées par un seul homme. On les surnomme ningen gyoraï (torpilles humaines) même si ce n’est pas à proprement parler de torpilles qu’il s’agit. Le nom se justifie dans la mesure où le pilote est censé heurter le navire ennemi avec son corps. Placées sur des sous-marins, ces espèces de torpilles sont lâchées à courte distance du but. À ce moment-là, le pilote les dirige avec un petit périscope et essaye de percuter avec le cône avant qui contient 1 500 kilos de TNT. Pour une fois on a prévu un système d’éjection volontaire du pilote avant le choc, mais cela reste évidemment complètement théorique. Leur cérémonial de départ est emprunt de la même émotion que pour les avions kamikazés. Des petits canots, des chaloupes les accompagnent à la sortie du port, arborant et agitant force drapeaux du Soleil levant et criant les noms des pilotes qui partent, jusqu’à ce que les sous-marins qui les transportent disparaissent. Peu avant l’objectif, les pilotes sont conviés par le commandant du sous-marin à un repas frugal et aux habituelles libations de saké ; sans exagérer bien sûr car il faut garder toute sa tête pour tenter de réussir l’opération. Aucun ne semble avoir réussi, mais beaucoup explosent tout seuls ou coulent car censés pouvoir plonger jusqu’à 100 mètres, ils ont une forte tendance à embarquer de l’eau dès les 60 mètres de profondeur. Les kaïten sont extrêmement difficiles à manœuvrer. Et pendant l’entraînement de nombreux accidents se produisent suite au blocage de commandes mal construites qui forcent l’engin à faire surface ou à plonger. C’est pour cela qu’on suivait les kaïten afin de pouvoir récupérer les naufragés mais nombreux étaient ceux qui y laissaient leur vie. En opération, après avoir lâché les kaïten, le sous-marin restait en eau profonde et attendait les résultats. La plupart du temps, un choc profond se faisait sentir et à ce moment-là le sous-marin faisait surface et croisait sur les lieux s’attendant à trouver des débris des navires ennemis touchés. Mais on ne trouvait rien car c’était le kaïten qui avait explosé tout seul sans avoir réussi à percuter sa cible. Les kaïten furent donc un échec encore plus total que les ōka.

Lorsque l’invasion des îles métropolitaines se précise, on imagine des attaques aériennes à partir de petits appareils lourdement chargés d’explosifs et qui doivent être catapultés des montagnes au moment où l’ennemi aurait pénétré par exemple dans la mer intérieure [15]. Malgré ces inventions à la Géo Trouvetou, toutes aussi dérisoires les unes que les autres, comme encore les Fukuryū (dragon accroupi), scaphandriers qui devaient normalement placer manuellement des mines magnétiques sur la coque des navires [16], les unes après les autres les batailles décisives sont perdues. Bientôt, ce sera sur le sol national que le dernier combat sera livré. Le général Araki, avant la guerre, soutenait déjà qu’un peuple armé de bâtons est invincible. Les fanatiques du sacrifice et du suicide national continuent donc à se faire entendre. Ōnishi n’hésite pas à affirmer qu’avec 20 millions de morts volontaires l’empire serait sauvé ! Depuis février 1945, l’armée impériale prépare d’ailleurs l’opération Ketsu-Gō (opération décisive) qui prévoie la guerre au Japon même et la défense de l’ensemble du territoire nippon. On avait construit, en vue de la poursuite des combats, un abri bétonné dans les montagnes de Nagano afin que la famille impériale puisse s’y réfugier. C’est sur l’île de Kyūshū que se concentre la défense. Dans cette optique-là, 5 130 avions dont 3 000 kamikazés devront attaquer la flotte de débarquement, en même temps qu’opéreraient des milliers de vaisseaux suicides et les derniers sous-marins encore opérationnels. Le chiffre d’avions annoncés laisse songeur quand on connaît la situation aérienne du Japon [17] ! Mais la supériorité américaine, dans le ciel aussi bien que sur la mer, est désormais trop écrasante, et la défaite inéluctable.

La fin

Les Alliés approchent de l’archipel, les combats sont plus intenses. Pour L’état-major américain bien que les pertes soient très inférieures à celles des Japonais, elles restent trop élevées : 68 000 hommes à Iwo Jima (février 1944), 3 426 à Saïpan (juin-juillet 1944), 12 500 à Okinawa (avril 1945). La mort collective des civils qui se jettent des falaises à Saipan, combinée aux raids des unités spéciales d’attaque laissent prévoir la résistance de longue haleine des Japonais lors du débarquement en Kyūshū, prévu par le plan Downfall. Sur la terre du Japon attendent 14 divisions, 5 brigades, quasi 2 millions de soldats terrés dans des caches de béton, et s’entraînent aussi tous les civils, hommes et femmes, à manier fusil et lance de bambou. La « kamikazéfication » de la nation, les cent millions, qui à vrai dire ne sont que soixante-dix, sont prêts à se sacrifier dans un assaut final afin de repousser l’invasion américaine ne peut que faire penser au totaler Krieg que Joseph Goebbels proclame dans son discours du 18 février 1943 au Palais des sports de Berlin devant 14 000 membres du parti nazi. Par la suite nombre d’actes seront déclarés actes de kamikazés. La propagande photographie ces femmes à la pause déjeuner, sur le toit plat de leur lieu de travail, qui se préparent à lutter, sous la férule d’un militaire, avec des armes dérisoires comme le bâton ou les lances de bambou. Les pertes estimées par l’état-major américain, sans doute pas de l’ordre du million ou demi-million parfois évoqué, sont assez nombreuses pour raidir l’opinion publique américaine éprise de paix. Elle saisirait mal qu’après la reddition de l’Allemagne, la guerre durât encore aussi longtemps contre les Japonais et fasse périr leurs enfants par milliers sur les plages de débarquement où les guette un ennemi nombreux encore. Rien n’est sûr, mais le gouvernement nippon, sous la coupe des ultranationalistes, n’aurait peut-être pas capitulé sans la circonstance stupéfiante de l’explosion nucléaire. Même après Hiroshima et Nagasaki, le Conseil Suprême reste divisé entre jusqu’au-boutistes et pacifistes. Le décryptage des messages de l’armée et de la marine par l’intelligence américaine, sous le nom de code d’Ultra, confirme que le Japon est décidé à se battre jusqu’à la mort et que la présence des unités spéciales d’assaut au-dessous des transports de troupes et des ravitailleurs promet le pire : « Ultra ne peut détecter nulle part dans l’esprit de l’ennemi de pessimisme ou de défaitisme. Au contraire, les chefs militaires du Japon étaient résolus à descendre au combat et à emporter avec eux le plus possible d’Américains [18]. » Il n’est pas question de se rendre, mais de se résoudre à négocier l’armistice sur le dos des piles de cadavres des Alliés. Il faut tout l’arbitrage extraordinaire du « Fils du Ciel » pour qu’Anami Koréchika (1887-1945), ministre de la Guerre, renonce au coup d’État fomenté par certains militaires pour les 14 et 15 août et accepte la reddition. Mais les faits sont là : le 6 et le 9 août, le Japon est toujours en guerre. Pour le président des États-Unis, Harry Truman (1884-1972), ainsi que pour son Comité de savants, militaires et politiques, il faut en finir au plus vite. Et, dans son allocution du 9 août, de justifier sa décision finale et fatale entre réplique vengeresse et économie des forces : « Nous nous sommes servis de la bombe contre ceux qui nous ont attaqués sans avertissement à Pearl-Harbor, contre ceux qui ont affamé, battu et exécuté des prisonniers de guerre américains, contre ceux qui ont renoncé à obéir aux lois de la guerre. Nous avons utilisé l’arme atomique pour raccourcir l’agonie de la guerre, pour sauver des milliers et des milliers de vies de jeunes américains. » Les ultimes oppositions de qui préconise l’exercice nucléaire en un lieu désert pour en exhiber l’effet dévastateur à l’ennemi, ou qui préfère attendre la chute inévitable du Japon sans recourir à l’arme nucléaire – Eisenhower la trouve completely unnecessary – sont écartées. Le lancer atomique paraît un sacrifice nécessaire qui complète le bombardement massif, systématique des villes japonaises.

Trois cibles sont retenues : Hiroshima, Kokura, Nagasaki, sièges d’usines de guerre et de bases militaires. Le 9 août, comme la visibilité sur Kokura est nulle, la deuxième bombe touche Nagasaki [19]. De Gaulle approuve lui aussi Hiroshima, en son style cru, pour son effet dissuasif et péremptoire : « Pour mettre le Japon à genoux, il fallait lui fournir la preuve que cette bombe était une réalité terrifiante et imparable. Et il fallait que cette bombe mette fin à la Seconde Guerre mondiale pour que la perspective de son emploi dissuade d’en entreprendre une troisième. Sans quoi, on n’aurait jamais cru à ses vertus. […] Nagasaki n’est peut-être pas défendable, mais sans Hiroshima l’armement nucléaire n’aurait pas fait plus d’effet qu’un révolver à eau. Truman a eu du cran, il en fallait [20]. »

Le débat sur la nécessité de larguer la bombe n’en finit pas. Aux révisionnistes, qui imputent l’acte à la pure raison diplomatique, s’opposent les historiens qui tiennent que rien ne dispose le Japon à se rendre avant le bombardement atomique, que sa reddition évite de part et d’autre des sacrifices. Le recours aux deux types d’armes est un signe des temps. L’une, la mort volontaire, acte héroïque, appartient au passé. L’autre, la bombe atomique, produit moderne impersonnel, au présent. Le capitalisme industriel vient de l’emporter, qui ouvre une ère nouvelle.

Loin d’atteindre leur but, enrayer l’avance ennemie, les unités spéciales d’assaut l’ont peut-être incité à atomiser Hiroshima et Nagasaki pour assurer sa victoire rapide et à moindre coût. Face à ce qu’ils perçoivent comme le fanatisme des pilotes, les stratèges américains ont pu estimer que leur adversaire lutterait jusqu’au bout s’ils lançaient le plan Downfall d’invasion du Kyūshū et que les pertes des Alliés seraient plus lourdes encore. On ne peut établir un rapport de cause à effet entre l’intervention des shinpū et le recours à la bombe atomique, mais l’hypothèse est plausible. Quand, le 11 décembre 1945, David B. Truman, lui demande sa réaction à Hiroshima, Sakomizu Hisatsune (1902-1977), partisan de la paix, secrétaire en chef du Cabinet au moment de la reddition, répond : « Quand la nouvelle est tombée le matin du 7, j’ai téléphoné au Premier ministre afin de la lui rapporter. Chacun savait au gouvernement, même chez les militaires, que si l’annonce était vraie, nul pays ne saurait continuer de guerre. Sans bombe atomique, il serait impossible à tout pays de se défendre contre la nation en possession de l’arme. C’était une chance d’en finir avec la guerre. Il n’était pas nécessaire de blâmer le côté militaire, les fabricants ou n’importe qui d’autre – il n’y avait rien que la bombe. C’était une bonne excuse. Quelqu’un dit que la bombe atomique était le kamikaze destiné à sauver le Japon [21]. »

Le 15 août 1945, c’est la reddition sans condition, l’humiliation suprême. À midi, cinquante millions de Japonais sont agglutinés dans les villes et les villages, autour des postes de radio installés un peu partout dans les rues, devant les maisons. L’événement est en effet de taille. Pour la première fois dans l’histoire plus que millénaire du pays le fils du ciel va s’adresser à ses sujets. La situation au Japon est catastrophique : la plupart des grandes villes à l’architecture en bois ont été détruites par les bombardements américains qui depuis quelques mois ont pris un caractère massif. Le peuple est soumis à de dures privations, mais s’attend pourtant à ce que l’empereur exhorte chacun d’entre eux, au mépris de sa vie, à défendre le sol sacré de la patrie. Car on sait maintenant malgré les mensonges de la propagande que le débarquement des Américains est imminent. Kurosawa Akira, alors jeune réalisateur contraint de faire des films de propagande raconte : « jamais je n’oublierai les scènes que j’ai vues dans les rues ce jour-là… L’atmosphère était tendue, frôlait la panique. Certains commerçants avaient sorti leurs sabres de leur fourreau et les contemplaient fixement [22]. » Quant à Robert Guillain, correspondant de l’agence Havas au Japon, il écrit : « Les gens se raidissaient et baissaient la tête. C’est l’attitude du respect en présence du souverain. Mais elle a ceci d’inattendu que l’objet de leur respect angoissé est le poste de radio lui-même. Un silence… Et puis voici la voix rauque, lente, trop posée. […] Le souverain parle l’extraordinaire et solennel langage réservé au seul fils du ciel. […] Quand le speaker vient ensuite expliquer ce que l’empereur veut dire, les sanglots éclatent, les rangs se rompent en désordre. Quelque chose d’énorme vient de casser : le rêve orgueilleux du grand Japon [23]. » L’heure est venue, annonce l’empereur, d’« accepter l’inacceptable, de supporter l’insupportable ». Après avoir déclaré qu’il se pliait aux termes de la déclaration conjointe des Alliés, Hiro-Hito ajoute que l’ennemi ayant fait usage d’une arme nouvelle particulièrement efficace, il avait pris la décision, afin d’éviter l’anéantissement du Japon et la destruction de la civilisation, de mettre un terme à la guerre. Mais comme le note Robert Guillain, interné avec d’autres à Karuizawa dans un village de montagne, les mots de défaite et de capitulation ne sont jamais prononcés. L’armée accepte finalement de capituler, c’est-à-dire de se suicider à la demande de l’empereur.

Au cours des heures qui suivent le discours du souverain à la nation, nombreux sont ceux qui viennent s’agenouiller et pleurer à l’entrée du palais impérial, alors qu’une trentaine de militaires de tout grade s’ouvre le ventre ou se brûle la cervelle. Certains choisissent la mort chez eux, seuls, tel l’amiral Ōnishi qui, comme le général Anami, se fait seppuku. Il avait invité ses amis, des officiers de son état-major, pour leur dire adieu. À trois heures du matin, il s’ouvre le ventre avec son sabre, de gauche à droite d’abord, puis de bas en haut, dans la forme d’une croix (jūmonji), méthode très spéciale et rarement utilisée dans l’histoire de l’archipel. Il mit beaucoup de temps à mourir. Ceux qui le découvrent trois heures plus tard l’étendent sur un lit, mais il refuse toute aide et leur enjoint même de ne pas faire comme lui et de vivre pour le pays. Il laisse un poème d’adieu : Dans la tempête pure sans nuées, maintenant la lune luit la tempête est terminée [24].

Et une note : « ils se battirent bien et moururent avec vaillance, croyant en la victoire finale. Choisissant la mort, je désire expier ainsi ma responsabilité devant l’échec. Je demande pardon aux âmes des pilotes disparus et à leurs familles éplorées [25]. » Il finit par mourir à 6 heures du soir le 16 août, car le seppuku peut s’éterniser si l’assistant, alors que c’est normalement l’habitude, ne décapite pas celui qui le commet ! Fanatique, l’amiral Ōnishi, sans doute, mais il sut mourir dans l’honneur. Pareil pour le vice-amiral Ugaki, qui commandait la Ve flotte aérienne du Kyūshū ainsi que d’importantes forces du Tokkōtaï. Il choisit, quant à lui, accompagné d’une vingtaine d’hommes qui n’ont pu se sacrifier au nom de l’empereur en se jetant sur les navires ennemis, de s’envoler dans la nuit en direction d’Okinawa et de se perdre en mer. Ce sera la dernière sortie kamikazé officiellement connue, même si des vedettes bourrées d’explosifs s’attaqueront encore le 30 août 1945 à la flotte britannique qui rentrait dans le port de Hong Kong [26].

On ne connaît pas le nombre exact de kamikazés. La documentation historique les estime à près de 6 000. Mais il faudrait y ajouter les soldats engagés dans une mission kamikazé, ce qui inclut les fantassins, les sous-mariniers, tout le personnel impliqué dans lesdites missions. Et puis tous ceux morts par Kaïgun, Kaï ten, Shin’yō, toutes ces armes qui complétaient l’arsenal du suicide. En tout, le chiffre pourrait s’élever à 15 000 morts.

P.-S.

Christian Kessler, Les kamikazés japonais dans la Guerre du Pacifique 1944-1945, Economica, 176 pages.

Notes

[1M. Ito, Japanese Tokkō Soldiers and their Jisei, op. cit., p. 26. Voir aussi pour les
statistiques, E. Ohnuky-Tierney, Kamikaze, Cherry Blossoms and Nationalism, op. cit., p. 161-162 et p. 167

[2H. P. Bix, Hirohito and the Making of Modern Japan, op. cit., p. 755.

[3C. Sereni, P.-F. Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 132.

[4R. L. Rielly, Kamikaze Attacks of Worlds War II, op. cit., p. 324.

[5Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur, Armand Colin, 2007, p. 150.

[6R. C. Stern, Fire from the Sky, op. cit., p. 320-332

[7C. Sereni, P.-F. Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 134.

[8US Strategic Bombing Survey, Summary, 1946, p. 74, cité par C. Sereni et P-F. Souiry, Kamikazes, op. cit., p. 134.

[9Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur, op. cit., p. 153.

[10John Toland, The Rising Sun : The Decline and Fall of the Japanese Empire, 1936-1945, Random House, 1970, p. 711, cité dans C. Sereni, P.-F. Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 138.

[11Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’Empereur, op. cit., p. 154.

[12R. Inoguchi, T. Nakajima, R. Pineau Roger, The Divin Wind, op. cit., p. 141.

[13C. Sereni, P.-F. Souyri, Kamikazes, op. cit., p. 116-117.

[14Ibid., p. 135-136.

[15Ivan Morris, La noblesse de l’échec, op. cit., p. 357-360.

[16C. Sereni, P.-F. Souiry, Kamikazes, op. cit., p.123.

[17N. Bernard, La Guerre du Pacifique, op. cit., p. 532-533.

[18E. J. Drea, « Intelligence Forecasting for the Invasion of Japan. Previews of Hell », in Robert James Maddox (éd.), Hiroshima in History : The Myths of Revisionism, University of Missouri Press, 2007, p. 63.

[19Christian Kessler, « Fallait-il bombarder Hiroshima ? », in Le Japon, Des samouraïs à Fukushima, Fayard, 2011, p. 178-182.

[20Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1 : La France redevient la France, Fallois/Fayard, 1995, p. 165.

[21R. P. Newman, Enola Gay and the Court of History, Peter Lang, 2004, p. 36 ; United States Strategic Bombing Survey (USSBS) ; F. X. Winters, Remembering Hiroshima : was it just ?, Ashgate, 2009.

[22Akira Kurozawa, Comme une autobiographie, Paris, Le Seuil/Cahiers du cinéma, 1985.

[23R. Guillain, La guerre au Japon, Stock, 1979, p. 356.

[24M. Pinguet, La mort volontaire au Japon, op. cit., p. 266.

[25Claude Delmas, Pearl Harbor, op. cit., p. 140.

[26Raymond Lamond-Brown, Kamikaze : Japan’s Suicide Samurai, Arms and Armour, 1997, p. 152.

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