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Kafka : Trois terriers pour un auteur 

A propos du Terrier de Franz Kafka

mai 2004, par Chloé Hunzinger

1 - Polémiques kafkaïennes

Des livres traînent sur ma table, à côté de mon lit, par terre - ce sont ceux dont je me saisis souvent, très souvent. Ces derniers temps, il y a des piles de Céline mais aussi Joyce, Michaux et... Kafka. Ils écrivent toujours pareillement bien. Et avec eux, rien n’est jamais à sa place, jamais figé. Du côté des penseurs, on trouve Daney (ah, lui !), Deleuze et Guattari, et puis Sollers (j’aime beaucoup lire Sollers). Parfois, je découvre entre eux de petites et grandes polémiques. Il y a celle qui concerne Kafka, justement.

Pendant longtemps, l’adjectif "kafkaïen" faisait penser à absurde, cauchemar, horreur quotidienne et administrative... Mais certains, à présent, nous racontent que la bonne interprétation serait le comique, l’humour, le rire même... Deleuze et Guattari (3) sont de ceux qui n’en démordent pas. D’après eux, Kafka serait plein de joie de vivre ; un vrai clown qui, au fond, s’amuserait de son cirque-piège... Les deux philosophes déclarent : "Jamais il n’y a eu d’auteur plus comique et joyeux...Tout est rire" (c’est moi qui souligne). Et ils vont même jusqu’à décréter (l’air de montrer du doigt le divan) : "Nous appelons interprétation basse ou névrotique, toute lecture qui tourne le génie en angoisse, en tragique..."

Bien sûr, Sollers (4) relève tout ça - l’oeil brillant, j’imagine - et se moque : "Kafka devient un joyeux garçon athlétique, un simulateur expert en canulars, un plaisantin à dormir debout. Le Procès, le Château, la Métamorphose mais c’est à se tordre de rire, d’ailleurs Kafka lui-même riait aux éclats en le lisant à ses amis..." D’une exagération, l’autre ? s’interroge-t-il (justement)...

La référence devient donc contradictoire : le phénomène est rare, non déplaisant. Kafka ? Et si, au fond, c’était justement cette incertitude inquiète, cette vibration excessive de la critique ? Sollers émet une hypothèse : "On ne veut rien savoir de Kafka, ou le moins possible. C’est un déclencheur automatique de perturbations d’identités".

2 - Une drôle de coïncidence

Je revois la scène. C’était un jour de printemps, un jour à acheter des livres de poche puis à les dévorer sous les premiers rayons de soleil dans un parc aux arbres centenaires. J’avais choisi un recueil de nouvelles La Muraille de chine de Kafka (1) et un petit texte, La Maison du joueur de flûte de Vialatte (2), et j’avais passé tout l’après-midi avec ces deux-là, me faufilant du labyrinthe de Kafka (Le Terrier est le dernier récit du livre) dans le château d’images de Vialatte.

Etrange parcours, que de glisser de l’intérieur d’un terrier à l’extérieur d’une maison. Curieuse occupation, que de s’enfermer avec l’animal dans le trou qu’il aménage pour se défendre d’une éventuelle attaque, pour ensuite observer avec le joueur de flûte le ballet insolite des locataires... Je me sentais bien en compagnie de ces deux êtres isolés, l’un dedans, l’autre dehors. Voyage immobile sous un petit tapis de mousse sombre, puis avec juste un brin de paille caché dans le portefeuille. Chambres de l’imagination menant aux frontières de l’indicible, entre veille et sommeil. Au-delà de la force des images, je retrouvais la même allégorie. Pour Kafka, le terrier est un double de lui-même : "Il me semble alors...que j’ai à la fois le bonheur de sommeiller profondément et de veiller sur moi comme une sentinelle". Et Vialatte, lui non plus, n’en finit pas de s’expliquer avec ce vieux pays qui l’assiège et le tourmente. La maison, le trou dans la terre ? Mais bien sûr ! Le rapport du créateur avec son monde intérieur ; une recherche obstinée et tenace où l’écriture est un forage, une descente en minière : "Je n’ai que mon front pour faire ce métier. C’est donc avec mon front que mille et mille fois, la nuit, le jour, je me suis jeté contre la terre, heureux quand ma tête saignait, car c’était une preuve que la paroi commençait à devenir solide..." (Kafka). Cette quête, c’est aussi un entêtant rêve d’enfant : "Personne ne saura jamais le grand secret de la chambre des enfants quand le marronnier secoue ses feuilles ; mais la promesse de l’aurore, derrière elles, est une chose telle, qu’ils chercheront toute leur vie la clé de l’escalier perdu et la fenêtre où l’on attend" (Vialatte).

C’est alors que je m’en étais soudain souvenue, au moment de m’endormir : Vialatte a parfois été le traducteur de Kafka. J’avais rallumé la lampe pour vérifier, et j’avais ris toute seule : c’était bien sa traduction du Terrier que je m’étais procurée. Il n’y a jamais de hasard.

3 - Et Le Terrier dans tout ça ?

"Comment entrer dans l’oeuvre de Kafka ? C’est un rhizome, un terrier..." s’interrogent Deleuze et Guattari. Le Terrier, une nouvelle assez longue d’une quarantaine de pages, constitue sans doute un des derniers récits de Kafka (écrit vers les années 1920). Le fragment inachevé a été retrouvé par Max Brod, qui n’est pas parvenu à mettre la main sur la suite. Ce texte pourrait relever de la "série animalière" comme Métamorphose ou Arabes et chacals ou Joséphine la cantatrice ou encore Rapports pour une académie. Il peut aussi se rattacher aux trois grands romans sur la solitude.

L’intrigue tient en quelques mots : un animal construit soigneusement son terrier. Si parfois il y trouve un certain bien-être (surtout lorsqu’il est entre le rêve somnolent et le sommeil conscient), la plupart du temps il est aux aguets et s’imagine que son endroit n’est pas assez bien protégé. Alors, il s’active, il s’active... Pourtant, il y a déjà plein de petits ronds-points, de galeries, de boyaux, de couloirs, de chambres : un vrai labyrinthe, avec en son coeur, une place forte. Il continue tout de même. Il perfectionne.

Bien sûr, comme je le disais, on peut lire dans ce récit une métaphore de la création littéraire. L’animal et la nouvelle ont exactement la même préoccupation : tenter de trouver une issue, même sur place. Attention, il ne faut pas s’y tromper, l’animal-écrivain cherche un terrier, oui, mais pas une tour d’ivoire ; une issue, et pas la liberté. Les deux philosophes disent juste : devenir animal, c’est précisément "faire le mouvement, tracer la ligne de fuite dans toute sa positivité, franchir un seuil, atteindre à un continuum d’intensités qui ne valent plus que pour elles-mêmes, trouver un monde d’intensités pures..." L’écriture ? Un voyage par débris, naufrages ou fragments. Un voyage immobile, en chambre, qui ne peut se vivre et se comprendre qu’en intensité.

P.-S.

Notes bibliographiques :

(1) Franz Kafka : La Muraille de Chine et autres récits, recueil de nouvelles traduites par J.Carrive et A. Vialatte ; Gallimard ; col. Folio (1994).

(2) Alexandre Vialatte : La Maison du joueur de flûte ; Le livre de poche ; col. Biblio (1992).

(3) Gilles Deleuze et Félix Guattari : Kafka, pour une littérature mineure ; Minuit ; col. Critique (1989).

(4) Philippe Sollers : La Guerre du goût : "Kafka tout seul" pp. 361-371 ; Gallimard (1994).

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