La Revue des Ressources

INFERNOËL  

dimanche 20 décembre 2020, par Pacôme Thiellement

Ça nous pendait au nez. Maintenant, ils ne nous confinent plus. Maintenant, ils nous couvrent-fument. Et puis, ils n’annulent pas Noël. Ils annulent tout, sauf Noël. Quelle riche idée, quelle résolution, quelle fête : on applaudit bien fort le petit robot et le gouvernement de désunion nationale du Révérend Père Castex. Des humains enfermés chez eux depuis combien de nuits et pour combien de jours. Des prisonniers solitaires lâchés pour un seul soir, une seule nuit, sans contraintes et sans limites. Ça va être joli. Ce n’est plus Noël, à ce niveau de perversité, consciente ou inconsciente. C’est Carnaval. Lors des fêtes carnavalesques, traditionnelles, lorsque l’ours sort de sa grotte et pète un grand coup, les morts ressortent de leurs tombes et dansent avec les vivants, avant de retourner dans l’autre monde. C’est la Mesnie Hellequin, qui avait terrifié un jeune prêtre de Bonneval, Walchelin, en 1091. Une procession nocturne des morts, menée par le futur Arlequin de la commedia dell’arte. Tous les morts s’amusent, séduisent les vivants, rient, boivent et baisent comme des dingues. Et puis, au petit matin, ils rentrent chez eux. Le petit robot a ressuscité Hellequin, mais à l’envers. Parce que cette fois-ci, les morts, c’est nous. Nous sommes ceux qui avons vécu toute l’année dans la mort et qui allons ressortir comme des zombies pour arpenter les villes avant de retourner dans le monde du couvre-feu. C’est-à-dire cette antichambre de la mort qu’est devenue notre vie.


Sans moi. Moi, ce Noël, je me confine. Je remets mon chapeau, je veux dire mon couvre-feu. Cette nuit de débauches que le Révérend Père Castex nous offre comme la cigarette du condamné, je n’en veux pas. J’adore fumer, mais, si j’étais condamné à mort, j’arrêterais de fumer. Ne serait-ce que pour ne devoir aucun plaisir à mes bourreaux. Le découvre-feu du Père Noël : non merci. Si on pouvait donner son « ticket de sortie » non-employé pour le soir de Noël à quelqu’un, comme le billet d’un concert où on sait qu’on n’ira pas, je l’offrirais volontiers à un prisonnier politique. Qu’il en profite pour essayer de fuir... Depuis le temps que je souhaite qu’on abolisse cette fête atroce. Voilà qu’on abolit tout sauf cette fête. Merci Papa Noël. Ça en dit beaucoup sur le sérieux de ce républicanisme dont le petit robot, à la suite de Hollande et de Valls, nous rabat les oreilles. Allah non ; Santa oui. La laïcité : bla-bla. Voltaire : bla-bla. Les lumières : bla-bla. Charlie : bla-bla. « Je suis bla-bla » ! Si j’avais un Hebdo, je mettrais en couverture une image inspirée de celle de Gébé à la mort de Pompidou : une gueule de Père Noël barrée, avec comme commentaire : « Plus jamais ça ! »

Déjà l’année dernière, Noël sentait la mort. Après un an de Gilets Jaunes réprimés à grands coups d’yeux crevés, il y a quand même eu la grève des cheminots. Le petit robot avait placé la réforme des retraites juste avant les fêtes. Il se disait que ça passerait, le salopard. Il s’était pris une grève des cheminots dans la gueule. Puis il avait chouiné en demandant la trêve de la grève pour Noël. Il ne l’avait pas eue. La grève avait gagné sur la trêve : c’était justice. Là, en grand seigneur de l’injustice, le petit robot fait la trêve de son couvre-feu pour Noël. Toujours cette fête à la con. Au fond, ça doit être sa religion, Noël, au petit robot. Plus encore que Giscard, Sarkozy ou Louis XVI, le Père Noël doit être un des modèles à partir desquels on a gravé sa carte de comportement. Une des figures à partir desquelles Brigipetto a bricolé son petit Macronnochio. Ça expliquerait pas mal de choses.

Le Noël moderne, c’est une fête dont la coutume unique consiste à raconter un mensonge à un gosse. C’est tout. C’est un rituel d’apprentissage pour entrer dans un monde de déloyauté extrême où l’on découvre que même nos parents sont capables de nous mentir sciemment pendant des années. C’est le rituel d’apprentissage pour faire partie d’un monde dont l’équilibre réside dans le fait que ceux à qui on a menti mentiront à leur tour. C’est l’allégorie d’un monde où les enfants sont dupés et, en grandissant, deviennent dupeurs. C’est le symbole de notre servitude éternelle aux dieux du mensonge et de la manipulation. On ne sera jamais libre tant qu’on n’aura pas effacé jusqu’au souvenir de Noël de cette Terre.

La découverte de la non-existence du Père Noël est le traumatisme principal des vies ordinaires des enfants ordinaires. Ça me fait penser à une chanson des Satellites que j’aimais bien, « Les idées faciles d’accès » : « Et si on racontait aux enfants que, dans les bois, la nuit, le loup les attend ? Si on leur racontait des conneries ? Et si on les faisait un peu flipper ? » Et si on leur racontait que le Père Noël leur offrait des cadeaux ? Si on leur racontait des conneries ? C’est au point où la plupart de mes amis ne se souviennent même plus du moment où ils ont découvert que le Père Noël n’existait pas. Moi, je m’en souviens très bien. Je m’en souviendrai toujours. C’était dans la première moitié des années 1980. J’étais chez ma meilleure amie d’enfance, Marie, dans l’appartement baroque-moderne de ses parents : avec ses murs noir et argent, son lit dans une grotte en hauteur, nos espaces de jeu dans la cave où son père faisait de la musique, pleine de coins et recoins, des stocks d’habits excentriques et des boîtes de maquillage, comme les coulisses et les loges d’un théâtre. Nous étions trois, je crois, avec Cédric. Et Marie, Cédric et moi avons confronté nos doutes liés à des observations : les cadeaux maladroitement déposés par un parent, une parole entendue à la volée, etc. Trois petits détectives : « The Fearless Three » ! Nous en parlions tout bas, comme si nous faisions quelque chose de vraiment très mal.

– Alors le Père Noël n’existe pas ?

– Non. C’est des conneries.

– Mais alors c’est qui ?

– Le Père Noël ? C’est nos parents.

– Mais non mais OK, tu as raison. C’est eux.

– Je les confronterai ce soir.

– Moi aussi.

– Moi aussi. Courage !

– Oui… On en aura le cœur net.

Je revois la confrontation avec mes parents en fin d’après-midi. Leur aveu immédiat, presque soulagés. Mais ce n’était pas fini pour autant. Après, l’enfer, pour moi comme pour mes petits copains, ça aura été de garder le secret. Il ne fallait surtout pas répéter que le Père Noël n’existe pas à l’école. Parce que, vous comprenez, il y en a qui y croient encore. Et c’est d’ailleurs l’excuse que donnent les parents pour mentir à leurs enfants. Si jamais un ou plusieurs enfants à l’école savent que le Père Noël n’existe pas, ils risquent de le répéter aux autres, et, très vite, ce serait le bordel, le mensonge ne marcherait plus. Non seulement on se sera fait mentir à la gueule pendant une dizaine d’années, mais ensuite il faudra mentir à notre tour à nos enfants, et ils mentiront à leurs enfants, et aux enfants de leurs enfants… C’était bien la peine d’en finir avec le christianisme pour perpétuer le culte du Père Noël. Non mais sérieux : pourquoi ? Sur quoi réside la nécessité de mentir au sujet du Père Noël ?

Je crois que la raison est plus profonde que le respect d’une vieille légende. Le respect d’une légende pas si vieille, d’ailleurs. Le respect d’une légende manufacturée ; une légende aux origines traçables ; une légende qui n’existe pas depuis si longtemps. Certes, le personnage est une synthèse de vieux mythes et de vieilles divinités crevées : Thor, Odin, Gargan, Nicolas de Myre, Julenisse, etc. Mais la forme dans laquelle il s’est imposé, avec sa gueule de vieux hollandais rigolard, est intrinsèquement liée aux États-Unis, à l’imaginaire américain, donc au déploiement du capitalisme comme horizon indépassable des possibilités humaines. Le nom lui-même n’était pas employé en France avant le milieu du XIXe siècle. L’accord tacite sur la perpétuation du mensonge concernant l’existence du Père Noël est intrinsèquement lié à la perpétuation du mensonge du capitalisme : à savoir l’accumulation des richesses comme condition du bonheur. Le capitalisme comme producteur de richesses. Et nous le savons.

Nous le savons. Et nous savons que, si nous le voulions, nous pourrions tout changer. Nous savons que, si nous faisions un effort, nous pourrions en finir avec cette mascarade. Français, encore un effort ! La clé de notre émancipation ne réside pas dans le fait de ne pas croire au Père Noël. Elle réside dans le fait de cesser de le faire croire aux autres. La clé de notre émancipation ne réside pas dans le fait de ne pas croire aux vertus du capitalisme. Elle réside dans le fait de cesser de faire comme s’il avait encore un avenir qui ne soit pas une pandémie de pauvreté. Le capitalisme ne se survit à lui-même que comme un mauvais rêve dans lequel nous continuons à vivre alors que nous savons qu’il ne se maintient que par la force, la violence et le mensonge. Le capitalisme n’est plus désormais qu’une prison mondiale, engendrant massivement des maladies et de la misère. Les temps barbares reviennent. Et nous le savons. La clé de notre libération réside dans le fait d’arrêter de mentir. Les dormeurs doivent se réveiller.


© Pacôme Thiellement


Source : le blog de Pacôme Thiellement Le livre sans visage ; rubrique Exégèses et hypothèses, Infernoël (18/12/2020) :
https://lelivresansvisage.blogspot.com/2020/12/infernoel.html

Reproduction intégrale avec l’aimable autorisation de l’auteur.


P.-S.

La présente version est reproduite sans les illustrations de la publication originale excepté la couverture de l’article à l’effigie de Hara-Kiri. Pour découvrir l’iconographie multiple se rendre à la source, au lien indiqué. De surcroît il est possible d’y échanger des idées avec l’auteur dans le cadre de l’interactivité des commentaires auxquels il répond si des réponses sont attendues.

Un miroir de la publication originale est référencé dans le site éditorial officiel à l’adresse de Pacôme Thiellement :
http://www.pacomethiellement.com/corpus_texte.php?id=483

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