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"Qu’est-ce que ça fait ? C’est un sauvage !" 

lundi 17 août 2009, par Marcel Schwob

À bord de la Ville de la Ciotat

Golfe d’Aden

Mercredi 30 octobre 1901

J’avais fermé ma lettre hier vers trois heures. Peu après nous entrions dans le détroit proprement dit de Bab-el-Mandeb. Notre bateau marchait à tous feux : c’était la première fois que le capitaine Fiaschi franchissait les passes de Djibouti, et il craignait d’arriver devant des récifs dangereux la nuit tombée. En ce cas nous aurions attendu le matin. Nous passons nombre d’îlots montagneux et stériles. Bientôt nous apercevons Périm, son fort anglais, son phare et ses hangars à charbon. C’est une île plate, allongée et déserte, au milieu du détroit. À peine une ligne vert sombre le long du dos d’âne qui forme le corps de l’île indique-t-elle une maigre végétation. Les officiers anglais y sont changés tous les trois mois. Du côté du Yémen on voit s’élever dans le ciel le massif de rocs noirs où a été taillé, au détour de la passe, le poste fort d’Aden. L’aspect de la basse Abyssinie, vers le pays des Gallas, est bien différent. Ce sont des montagnes tabulaires dont le plan s’élève peu à peu : puis une chute perpendiculaire - et plus loin l’effort recommence. Ce sont les jouets prodigieux de quelque terrible dieu nègre. Les montagnes d’Afrique sont telles depuis le sud algérien jusqu’au Cap. La construction géologique du continent noir semble funèbre.
Rien ne peut peindre la radieuse lumière sous laquelle nous avons atteint Djibouti. Après Obok, quelques blocs de maisons éparses sur une grève nue au pied de montagnes massives et sombres, la mer devient plate comme un miroir. C’est un golfe qui se creuse ; et la rade de Djibouti est à la pointe extrême. Voici à l’est, au ras de l’eau, des barres noires, disposées régulièrement, les alignements du port. À perte de vue s’allonge une nappe polie, divisée en bandes jaune clair, bleu clair, mauves, et bleu sombre, un spectre solaire liquide, et comme glacé de lumière. Au-dessus tournoient d’immenses mouettes blanches et noires. Ces bandes de couleur sont si franches qu’on croirait avoir devant soi, sous un ciel presque blanc, un champ de glace coupé de canaux fluides. La lumière, la désolation, les oiseaux, la magie boréale de la couleur ; tout semble polaire. À l’ouest, les montagnes violacées d’Abyssinie, violettes de brume. Derrière la crête de la chaîne extrême le soleil va se coucher à cinq heures et demie. Son disque rouge s’enfonce de seconde en seconde. À l’est, la mer lisse s’enflamme de nuances fuyantes ; le ciel miroite de couleurs ; c’est une atmosphère aérienne et liquide faite de plumes de bengalis, et d’oiseaux bleus, du duvet de tout ce qui vole sous les tropiques, d’écailles multicolores, de tout ce qui nage dans la mer d’Arabie, d’ailes de poisson volant qui meurt peut-être ; car les tons s’enfuient, reparaissent, se fondent, rougeoient, verdoient, jaunissent, se font bleus, indigos, carmins, or et diamant. Et maintenant le roi de la lumière va mourir : une dernière flamme rouge incendie les montagnes lointaines qu’un halo orangé estompe dans le ciel. Brusquement le ciel d’Arabie s’est fait gris plomb, la mer orientale grise et jaune sale comme la mer du Nord, polaire toujours par sa détresse morne et le froid qu’elle exhale après avoir rendu son âme lumineuse. Et alors, à l’occident, se lève derrière les montagnes l’aurore boréale qui annonce pour demain la résurrection du soleil mort. Un bas arc du ciel s’éclaire ; le haut est frotté de lumière pâle vers laquelle jaillissent des panaches de rouge vaporeux et de jaune embrumé ; les montagnes lointaines sont haussées d’un voile bleu cobalt ; celles qui plongent dans la mer sont des blocs de houille très noire. L’horreur d’un monde inconnu m’entoure ; je me sens transporté dans un astre nouveau.
Toutes les opérations d’une arrivée se sont faites pendant le dîner. Nous étions au dessert, qu’une nuée de négrillons a envahi le pont. Par les fenêtres du salon ils avançaient leurs têtes rases où brillent de beaux yeux, et dont le sourire est éclairé par des dents éblouissantes. Et ils allongeaient aussi leurs mains fines, au creux de coquillages roses, pour demander des sous.
Aussitôt le café pris, je me dirige vers la coupée où je retrouve Ting qui me remet mon revolver. Nous dégringolons dans une grande pirogue à deux rameurs seulement, bien que nous soyons dix et nous voilà partis. Il est sept heures et demie. La mer est lisse et douce ; une tendre haleine nous entoure ; les étoiles limpides tressaillent dans un ciel pâle ; quelques feux sont piqués sur la côte ; nous laissons derrière nous le grand paquebot où s’allument les fanaux électriques, comme un cétacé blanc échoué qui se ferait phosphorescent. Il nous faut vingt-cinq minutes pour atteindre l’extrémité de la jetée de Djibouti. Les nègres à tête rasée nagent dur, et se grattent alternativement le crâne. Rien n’égale en attouchement tendre la caresse de l’air que nous troublons en glissant sur l’eau morte. Une longue ligne noire s’étire vers nous du rivage ; nous atterrissons à l’extrémité. Des nègres nous attendent. Ils sont vêtus les uns d’un pagne, les autres d’une tunique blanchâtre, drapée sur l’épaule à l’antique. Un petit somali marche tout près de moi. Il porte son haillon avec une grâce inexprimable et tient à la main la carte d’un café. Il a dix ans, des yeux superbes, un sourire de fillette et des dents blanches. Deux abyssins nous accompagnent et causent en arabe. La route est longue jusqu’au palais du gouverneur, bungalow de troncs d’arbre et de ciment. Le petit somali s’arrête devant une terrasse éclairée : "Ça palais gouverneur". Maintenant nous arrivons à un bloc massif et gris percé d’étroites fenêtres grillées, tout sévère sous la nuit claire. Le petit somali rit : "Ça prison", dit-il. Et je demande : "Combien de prisonniers ?" - "Oh, beaucoup, beaucoup, dit-il ; tout, tout plein". - "De blancs ? dis-je." - " Oh non, hommes noirs ". Et il rit encore à toutes dents.
Maintenant la grande place de Djibouti, carrée, entourée d’hôtels, de cafés, de boutiques. Nous nous asseyons, Ting et moi, au café du Louvre, et nous prenons des mastics (du raki). Je donne dix sous à mon petit guide. Il ne s’en va pas, mais reste près de moi, et m’évente la figure avec sa carte. " Moi donner vent à toi, faire frais ", dit-il. Et il sourit. Il a des cheveux crépus tout blondis par le savon somali. Je veux lui donner à boire : il secoue la tête : " Somali boit jamais ", dit-il gravement. Des nègres s’approchent, et nous montrent, pour nous les vendre, des agates de Ceylan, des cristaux de la brousse, des bagues d’argent, des cornes de gazelle, des plumes d’autruche, un bouclier somali ; les policiers indigènes qui entourent la place, coiffés d’une toque à l’anglaise, un fouet à la main, les rouent de coups pour les chasser. Ils fuient et reviennent en rampant, sitôt que l’homme de police nègre détourne les yeux. Un malheureux petit estropié rampe près de nous à quatre pattes et nous implore de ses yeux de gazelle. Comme j’ai une casquette blanche, un somali drapé dans un haillon rouge me demande : "Captain, are you English ?" Il est né dans le pays d’Aden. Je veux faire asseoir le petit Ali, qui fume une cigarette que je lui ai donnée : on le chasse à coups de fouet. Le gouverneur de la République défend aux noirs de s’asseoir sur les chaises des cafés, près des blancs.
Bientôt nous sommes rejoints par deux amis de Ting, un autre boy chinois et un marchand japonais. Deux somalis (celui d’Aden et un autre) vont nous mener au village somali. Le petit Ali marche toujours près de moi en m’éventant. C’est une étrange et disparate troupe, comme tu vois, qui s’engage dans une première rue obscure, derrière la place. Nous sommes entourés de nègres qui rient et bavardent. Une rue transversale avec des cases blanches, à droite éclairées par la lune, à gauche par les torches plantées sous les petits auvents. Une sorte de véranda à piliers couvre des bancs de paille tressée, très souple. C’est un café indigène. À peine assis, une foule nègre s’appuie sur nous. On nous sert quatre tasses de café du Harrar, d’un goût exquis. Un nègre m’apporte un chevreau nouveau-né, fauve et blanc, qui meugle. Parmi les éclats de rire assourdissants on fait laper au pauvre petit chevreau, du café dans une soucoupe - et la petite bête lape tout. Ali m’évente toujours, debout derrière moi, en souriant. Après la querelle du paiement, la bataille pour les bakchich, les cris de Roh ! roh ! que je dois pousser pour faire reculer la foule nègre, nous marchons sous la lune parmi les maisons blanches et carrées. L’autre boy chinois et le japonais disparaissent. Où vont-ils ? Je ne veux pas le savoir. Nous entendons des rumeurs. Un policier indigène nous croise et s’enfonce dans les ténèbres du village.
Puis voici la place encore, et ses cafés éclairés. Le somali d’Aden va m’accompagner au bateau : il porte une boîte de cheroots de Trichinopoli que j’ai achetée. Halte. Le pauvre somali est empoigné par un agent noir, qui va le mener en prison. D’autres somalis arrivent et plaident. L’agent reste sourd. J’explique que ce qu’il porte est à moi, que je vais le payer : peine perdue. L’agent nous accompagne, et sitôt que je serai parti, il enfermera le pauvre noir dans une cellule. Le malheureux me regarde en suppliant. Non, je ne laisserai pas faire, certes. Nous retournons tous à la place. J’y trouve le gros français, chef de la police, en train de boire des bocks, coiffé de son casque blanc. À peine ai-je parlé : "Très bien, très bien, dit-il - cet homme est libre". - "Alors, dis-je, pourquoi le punir s’il n’a rien fait ?" - "C’est que, voyez-vous, monsieur, nous craignons que les noirs n’ennuient les Européens - et nous sommes bien forcés..." Pauvre exilé d’Aden, drapé dans son haillon rouge, qui suit des yeux ma pirogue ! Pauvre petit Ali, avec sa tignasse teinte, souriant tristement sur la jetée, la main sur la tête pour me dire adieu ! La bestialité de la race blanche a des profondeurs de bêtise et de férocité inconnues - comme la casquette de Bovary.
Voici ce que j’ai vu sur le pont du bateau, à minuit, pendant que le treuil gémissait et que les sacs de charbon se vidaient dans les soutes. J’ai commencé par mettre les deux pieds dans l’eau en enjambant de la jetée sur la pirogue. Elle est si douce et si chaude que je l’ai à peine sentie. Nous avons glissé encore à la lueur jaune de la lune sur la mer plate, vers le grand cétacé blanc qui souffle son haleine noire dans le ciel. L’escalier fixé à la coupée tremble suspendu dans l’air. Au haut de la coupée le colonel de S..., m’arrête pour causer. C’est le chef d’état-major du général Dodds, un vrai militaire, savant, courageux, franc, et qui ne mâche pas ce qu’il pense sur Voulet, Chanoine ou Marchand, Galliéni et tutti quanti. Des abyssins et des somalis errent sur le pont. Un groupe de passagers de seconde, qui ont forcé les limites, entoure un nègre qui offre de plonger du haut de la lisse. On lui promet cent sous. Plongeon sourd de douze mètres de haut. Le nègre ruisselant remonte à la coupée. Je continuais à causer avec le colonel, lorsqu’il me dit soudain : "Allons donc voir - il se passe quelque chose d’étrange au fumoir". Nous en approchions lorsqu’en surgit le malheureux nègre barbouillé de savon par les sauvages blancs - sous prétexte de le blanchir. Ils le chassent à coups de pied en hurlant. Une femme proteste timidement : et une voix unanime lui crie : "Qu’est-ce que ça fait ? C’est un sauvage !"
Mais tout cela, je vais le dire, je vais le crier à la France dans le Temps. Aucune considération ne m’arrêtera. La nation qui a proclamé les droits de l’Homme traite une belle race intelligente comme on ne traite pas le bétail à l’abattoir. On les fustige ; on les livre à d’autres noirs féroces qui les fourrent en prison pour leur faire dégorger les quelques sous qu’ils ont pu gagner ; on les bafoue comme on ne bafouait pas les esclaves en Amérique. Et c’est la France qui donne cet exemple ! Quelle horreur !
M. Clausson, un explorateur belge qui est à bord, et qui a passé sa vie en Chine, en Mongolie et au Tibet, a été révolté d’indignation. Lui aussi a offert à boire à un petit somali. Et l’enfant lui a répondu : "Somali boit pas, jamais. Si somali boit, lui fou, et mère couper tête à lui". M. Clausson lui a offert vingt sous, quarante sous, cent sous, pour goûter un verre de bière. L’enfant est resté inébranlable.
Et c’est nous, bouilleurs de cru et buveurs d’absinthe, qui les traitons de sauvages !

P.-S.

Cette lettre est extraite de Marcel Schwob, Vers Samoa : Lettres à Marguerite Moreno (octobre 1901-mars 1902), contenant le journal d’un voyage à Samoa par Port-Saïd, Djibouti, Ceylan et l’Australie. Paris : Editions Ombres, 2002.

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