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Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République à l’occasion de sa visite en Martinique. 

lundi 16 février 2009, par Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau (Date de rédaction antérieure : 7 décembre 2005).

Déjà en 2005 N. Sarkozy avait été interpellé par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau sur ses idées sécuritaires et identitaires liées à la répartition des richesses.

M. le Ministre de l’Intérieur,

La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette interminable douleur est un maître précieux :
elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations
déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au cœur des dominés, la palpitation d’où monte toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.
Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La grandeur d’une Nation ne tient pas à
sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non. Il n’est pas
concevable qu’une telle Nation ait proposé par une loi (ou imposé) des orientations d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces orientations visent tout simplement à masquer ses responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en tout, et qui est de toutes manières
irrévocablement condamnable.

Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de plus en plus pauvres, et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue pour les besoins de leurs marchés du travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite, atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de
saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le manque ne peuvent plus s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de la situation. Une politique d’intégration
(en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les deux orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les communautés d’immigrants, abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun moyen réel de
participer à la vie de leur pays d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures deviennent en certains cas des cultures du retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique de la Relation :
l’acceptation franche des différences, sans que la différence de
l’immigrant soit à porter au compte d’un communautarisme quelconque ; la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers, sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des cultures, sans qu’il y aille d’une dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact : réussir à se situer dans ces points d’équilibre serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.

Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les
nominations exemplaires sur la base d’une apparence physique, les
discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements
de cultes par une laïcité forcée d’aller plus loin, et toutes les aides
versées aux humanités du Sud encore victimes des vieilles dominations, ne
font qu’effleurer le monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures
laissent d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les
centres de rétention, les primes aux raideurs policières, les scores
triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses théâtrales à des
menaces que l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails,
autant d’échecs d’une démarche restée insensible au réel.

Aucune situation sociale, même la plus dégradée, et même surtout celle-là,
ne peut justifier d’un traitement de récurage. Face à une existence, même
brouillée par le plus accablant des pedigrees judiciaires, il y a d’abord
l’informulable d’une détresse : c’est toujours de l’humain qu’il s’agit,
le plus souvent broyé par les logiques économiques. Une République qui
offre un titre de séjour, ouvre en fait sa porte à une dignité humaine à
laquelle demeure le droit de penser, de commettre des erreurs, de réussir
ou d’échouer comme peut le faire tout être vivant, et cette République
peut alors punir selon ses lois mais en aucun cas retirer ce qui avait été
donné. Le don qui chosifie, l’accueil qui suppose la tête baissée et le
silence, sont plus proches de la désintégration que de l’intégration, et
sont toujours très loin des humanités.

Le monde nous a ouvert à ses complexités. Chacun est désormais un
individu, riche de plusieurs appartenances, sans pouvoir se réduire à
l’une d’elles, et aucune République ne pourra s’épanouir sans harmoniser
les expressions de ces multi-appartenances. De telles
identités-relationnelles ont encore du mal à trouver leur place dans les
Républiques archaïques, mais ce qu’elles suscitent comme imprécations sont
souvent le désir de participation à une alter-République. Les Républiques
" unes et indivisibles " doivent laisser la place aux entités complexes
des Républiques unies qui sont à même de pouvoir vivre le monde dans ses
diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial,
où des nations naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre)
pourront placer leur voix, et exprimer leur souveraineté. Aucune mémoire
ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah
a besoin de celle de l’esclavage, comme de toutes les autres, et la pensée
qui s’y dérobe insulte la pensée. Le moindre génocide minoré nous regarde
fixement et menace d’autant les sociétés multi-trans-culturelles. Les
grands héros des histoires nationales doivent maintenant assumer leur
juste part de vertu et d’horreur, car les mémoires sont aujourd’hui en
face des vérités du monde, et le vivre-ensemble se situe maintenant dans
les équilibres des vérités du monde. Les cultures contemporaines sont des
cultures de la présence au monde. Les cultures contemporaines ne valent
que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde. Les
identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à
se " changer en échangeant " dans l’énergie du monde. Mille immigrations
clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements familiaux
factices, ne sauraient décourager la juste posture, accueillante et
ouverte. Aucune crainte terroriste ne saurait incliner à l’abandon des
principes du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans
une caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que d’intelligence
politique, plus de menace à terme que de générosité sociale ou humaine,
plus de régression inévitable que de progrès réel vers la sécurité...

C’est au nom de ces idées, du fait de ces principes seuls, que nous sommes
à même de vous souhaiter, de loin, mais sereinement, la bienvenue en
Martinique.

Edouard GLISSANT

Patrick CHAMOISEAU

Voir Le Manifeste de neuf intellectuels antillais pour des sociétés post-capitalistes publié le 16 février 2009.

P.-S.

Texte paru le 7 décembre 2005 dans la Revue des ressources.

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