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Le singe et l’architecte (extrait) 

vendredi 26 février 2010, par Bernard Pasobrola

Une cloche d’argent hérissée de lumières jaunes, entourée d’une auréole blanchâtre d’une douceur cotonneuse, c’est la vue que l’on a de Lisbonne, la nuit, lorsque l’autocar traverse le pont Vingt-cinq Avril, par-dessus les eaux noires de l’estuaire du Tage, aussi large et tranquille à cet endroit que l’Amazone ou tout autre grand fleuve tropical.
L’autocar me déposa avenue Augusto de Aguiar.

— Où vas-tu, maintenant ? me demanda Arturo, un soldat que j’avais rencontré dans le bus.

— Bairro Alto, répondis-je.

— C’est sur mon chemin, je t’accompagne.
Il ouvrit une autre canette de bière chaude. La bière gicla un faisceau d’écume blanche sur son visage poupon. Il m’en offrit une, la cinquième depuis le début du voyage.
En longeant le parc Eduardo VII, il me proposa, l’oeil allumé :

— Et si on allait faire un tour dans la Baixa ?
Je compris son idée et lui tapai sur l’épaule :

— Vas-y sans moi.

— Non, je reste avec toi, insista-t-il.
Nous traversâmes la place du Marquês de Pombal et Arturo s’immobilisa au milieu de la ronde infernale des voitures pour tirer son bonnet à la statue du Marquis. Je le traînai par le cou comme un chien docile vers la rue Brancaamp.

— Tu as une femme ? demanda-t-il.

— Oui, dis-je.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Judite.

— Judite, répéta-t-il, je bois à ta santé !
En face de nous se dressait le petit immeuble modern Style de l’Alliance Française.

*

Je quittai Arturo dont le rire gras, empâté d’alcool, grinçait au milieu de la place du Rato frappée de catalepsie, bruissant de temps à autre du long frisson d’une automobile qui parcourait ses artères vides. Puis je descendis seul l’avenue de l’Escola Politécnica.
Ma vie ressemblait maintenant à la descente de cette avenue austère, encaissée, bordée d’immeubles raides et graves, alors que je m’éloignais de la façade de l’Alliance Française, de ses enflures pulpeuses au goût du style de la Belle époque – style qui, avec cette grâce si superficielle, cette ironie mousseuse, semblait vouloir bannir les stigmates des guerres et tout ramener à une parodie. Cette fleur ancienne et grise qu’était la façade de l’immeuble recelait pourtant une partie de mon passé, les longues minutes d’impatience où j’attendais Judite à la sortie de ses cours de français.
Par une association d’idées dont je ne prévoyais pas la portée, je comparais ma Judite de ce temps-là à celles, languides et inquiétantes, peintes par Gustav Klimt ; et je me moquais souvent de ce prénom terrible, au goût si funeste et sanglant, au parfum redoutable de ruse et d’hypocrisie. Dans les nuits moites de l’été où le sommeil n’arrive que par secousses, je jouais à l’inquiéter en faisant briller sous mon menton la lumière d’une petite lanterne et en pénétrant dans la chambre où elle essayait en vain de dormir. Je voulais alors me souvenir du nom de ce général auquel la Judite de la légende a tranché la tête, en la menaçant – comme si j’étais le fantôme du général au nom impossible à retenir – de revenir la torturer chaque nuit. Elle jetait vers moi un regard irrité, me lançait parfois un coussin ou un livre et déplorait que ce jeu si puéril puisse encore déchaîner mon rire.
L’amour blessé ressemble à ces enfants dont on éteint les cris réclamant l’objet idéal par un bonbon opportu¬nément trouvé au fond de sa poche. Le mien se consolait d’une vétille, de cette allégorie fragile mais rassurante – l’idée qu’elle pourrait un jour le haïr, le traiter d’envahis¬seur et vouloir sinon le tuer, du moins le plonger dans une atroce souffrance.
À cette pensée, mes yeux brillaient lorsque – passant devant mon immeuble sans le voir, mais en reniflant une odeur inhabituelle de caoutchouc calciné et de cendre mouillée, – je marchais vers le Grácil et frappais à la porte.
J’entrai en aveugle dans la salle de danse où des corps raidis balançaient au rythme d’une musique monotone qui sourdait des murs, du plafond, d’on ne savait où, le son propre à ce bar ou s’échouait, chaque nuit, une nouvelle onde de rêves impersonnels et de désirs banalisés, où se faisaient et se défaisaient les coteries sur un fond de parfaite indifférence. Sous la lumière froide de la piste sur laquelle personne ne semblait danser, mais où des silhouettes éparses se déhanchaient simplement au son de leurs voix, soucieuses de captiver leur partenaire en appuyant leurs propos d’une pantomime burlesque et statique, se distinguait le corps chatoyant de Dulce, la couturière de la rue de la Rosa, traçant des sillons de couleurs énergiques parmi les quilles mortes des danseurs. J’observai un instant le mouvement pendulaire de sa croupe rebondie, son accoutrement chamarré fait de grands pans de tissu assemblés en patchwork selon une logique qui n’appartenait qu’à elle – robes qu’elle se confectionnait avec les restes de ses clientes et dont le mauvais goût sautait aux yeux, aveuglait, étonnait au point que l’attention qu’on était forcé de leur porter finissait par les faire trouver belles, analogues à des oeuvres d’art d’une compréhension difficile.
Un bras entourait mes épaules, m’accueillait dans ce lieu que je ne fréquentais plus depuis des années ; je reconnus des visages ; j’étais à Lisbonne enfin, la seule ville au monde où je n’étais pas un inconnu, un mendiant, où j’avais une histoire, un passé et quelques grammes de prestige. Lisbonne qui m’entourait de ses voiles poussié¬reuses, antiques, aussi rudes que celles des caravelles qui découvrirent le monde, de ses odeurs rances de vieille courtisane, de sa lumière grisée par le Tage, si tamisée et si lasse que les harmonies violentes de l’Algarve, ses dégradés de bleu où fondait l’or brut et sableux des falaises, le rouge cru de la terre perpétuellement blessée et saignée par la main de l’homme, ses blancs et ses ocres naïfs et vibrants, ressemblaient à ces grands films en Cinémascope où les couleurs trop aveuglantes blessent les yeux, éblouissent et jettent dans la rue un spectateur désorienté et étourdi.
Dulce m’entraîna vers l’autre salle à moitié vide et décrocha le sac de mon épaule ; puis elle me fit asseoir sur un haut tabouret ; pressant contre le mien son ventre élastique, elle me caressa d’un regard humide et effleura mes joues de ses doigts pour y sécher les larmes qui ne coulaient pas encore.

— Le pauvre, murmurait-elle. Ah ! Le pauvre...
Je tentai de comprendre en regardant autour de moi, en appelant à mon secours la silhouette de Roberto, de Paulo ou d’Amilcar, ce gros garçon couperosé dont les yeux béaient de positivité, dont les phrases débutant souvent par « C’est formidable... », tranchaient avec le pessimisme ambiant. Il s’approcha et me tendit la main, prit mon bras et le serra très fort en l’agitant.

— C’est terrible... me dit-il. Pauvre vieux ! Enfin, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Dieu merci, vous êtes en vie l’un et l’autre...
Plus rien ne pouvait m’étonner à présent que j’avais vu ces médiums à l’oeuvre. Ou alors, me disais-je, il existe, entre Lisbonne et l’Algarve, une sorte de téléphone arabe et, sans que Judite et moi ne nous en rendions compte, la ville entière était suspendue au feuilleton de nos démêlés sentimentaux.

— Quand cela s’est-il passé ? m’interrogea Dulce, la voix noyée par une compassion de mère attendrie.

— Mais il ne s’est rien passé, la rassurai-je. C’est juste une brouille...
Je lui caressais les cheveux pour lui prouver que j’allais bien, que la séparation ne m’avait pas trop affecté.

— Juste une brouille, répétai-je.

— De quoi parles-tu ? dit-elle. D’où sors-tu ?

— Mais j’arrive de l’Algarve, Dulce. Je sors du car, ma chérie !
Sentant la méprise, je commençai à pâlir ; mon corps caressé par le ventre rond de Dulce hésitait entre l’abandon à l’étreinte de ce doux réconfort et à celle de l’angoisse naissante.

— Alors, tu ne sais pas ! – Elle se tourna, consternée, vers Amilcar. – Il ne sait pas... Il vient d’arriver !..
Amilcar s’accouda près de moi. Ses yeux saillants avaient l’air humides aussi, son visage prenait une expression grave comme si la collectivité l’avait chargé de la tâche ingrate d’informer le nouvel arrivé du décès qui allait l’affecter.

— On est passé tout à l’heure devant ton immeuble...

— Eh bien ?

— Il a brûlé... Il n’en reste plus rien !
Dulce se taisait, me tenait par la main, se prépa¬rait à me soutenir, à recevoir mon chagrin. Mais je sentis une corde se tendre dans mon dos ; je lâchai le corps de Dulce et, bousculant ceux qui se trouvaient sur mon chemin, je poussai la porte du Grácil et remontai la rue d’Atalaia.
Sur les impressions reçues lors de mon premier passage, je calquais maintenant celles – nettes, indubitables et cuisantes comme des gifles – qui me parvenaient de la façade aveugle aux orifices flamboyant de traînées de suie, noirs diadèmes qui semblaient avoir été peints au-dessus d’eux en signe de deuil. La grande benne municipale stationnée le long du trottoir, égouttant par une fissure l’eau décantée par la masse de poussière noire et de matériaux brûlés qu’on avait retirés de l’incendie, dégageait la même odeur de cendre et de caoutchouc que celle que j’avais sentie précédemment.
Je m’installai sur le perron de l’immeuble d’en face, les yeux grand ouverts, le coeur battant, afin de mettre de l’ordre dans le cortège anarchique de pensées et de sensations qui m’assaillaient quand la porte s’ouvrit sur le pas traînant du voisin qui, me poussant d’une main, posa son corps lourd à côté du mien.
Il m’inondait déjà, croyant m’être utile, de tout le savoir qu’il avait accumulé, ressassé et transformé en une bouillie compacte et indigeste depuis que l’événement s’était produit. Cela datait de trois jours auparavant. Un court-circuit ou un accident domestique, on ne savait pas encore. Il n’y avait pas eu de blessé. L’intérieur de l’immeuble avait été entièrement consumé car les pompiers, au lieu de livrer bataille aux flammes, avaient succombé aux pièges des rues étroites du Bairro Alto, ses accès tortueux, les voitures mal stationnées, les balcons trop saillants, tout ce qui rend ce quartier si attirant aux yeux de ceux qui n’y habitent pas et parfois si tragique pour ceux que le destin a emprisonnés dans son labyrinthe.
Le groupe du Grácil arrivait et posait à mon voisin les questions auxquelles il m’avait déjà fourni les réponses, mais qu’il répétait sans se faire prier avec les mêmes mots et les mêmes phrases, avec l’intonation rodée d’un guide de monument historique.

— Pas de chance...

— Ça doit faire un choc de voir ça...

— Pauvre Jaime !
Las d’entendre leurs jérémiades, je m’efforçai d’avoir l’air joyeux et les entraînai dans les rues.

— Allons boire. J’ai gagné de l’argent. Et vous savez comment ? En peignant des cafés. J’ai peint des ânes, des crevettes... des crabes ! Je vais tout vous raconter...
Ils me soutenaient de leurs bras comme un convales¬cent. Mon corps fiévreux ne pesait plus rien et je le leur abandonnais.
Nous entrâmes dans le bistrot de João, un Cap-ver¬dien ; quelques musiciens achevaient une morna. Ils vinrent nous saluer.

— Alors les gars, en forme ?

— Jouez-nous quelque chose de triste.

— Tu es triste, ce soir, Jaime ?

— J’ai rompu avec mon passé... ou plutôt mon passé a rompu avec moi.
Je m’efforçai de rire. J’embrassais Dulce et la faisais tanguer au son des accords frêles des mandolines.
J’avais tout perdu.
L’aspect irrémédiable de la destruction de ce que nous possédions, nos documents, nos meubles, nos vêtements, nos livres et tout le reste – en particulier mes toiles, mes dessins, mes instruments de peinture, (toutes mes toiles car j’avais eu la mauvaise idée de les rassembler avant de partir pour les mettre chez moi, en sécurité !) – m’affectait surtout parce qu’il me semblait que ma séparation d’avec Judite prenait, après cette catastrophe ou peut-être à cause d’elle (de son sens brutal et cruel), un caractère définitif. Un doigt de feu posé sur ma tempe vrillait à l’intérieur de mon crâne une idée unique : elle ne te reviendra pas !
J’avais commis l’erreur funeste de retourner dans cette ville d’apocalypse, torturée par son destin, brassée par des forces obscures qui faisaient s’écrouler la façade d’un immeuble – remplacée en hâte par des rideaux ou des voiles de plastique tendus – , qui déclenchaient des incendies dignes de la Rome antique, ouvraient des cratères partout dans les rues, réduisaient en décombres des quartiers entiers pendant qu’il s’en créait d’autres en l’espace d’un jour, faits de briques et de tôles empilées, car Lisbonne, à l’exemple de ces corps malades, dévorés de chancres, sans cesse terrassés par des crises violentes dont ils réchappent pourtant – non par miracle mais par l’habitude de la survivance – possède une énergie souterraine recréant inlassablement de nouvelles cellules autour des organes blessés. C’était ma Lisbonne, ma ville d’apocalypse, que Pombal, perché sur son piédestal, regardait croître et s’effriter de son oeil métallique et désabusé.
Je ne comprenais pas ce que disaient les chansons des Cap-verdiens murmurées dans leur dialecte obscur mais leurs voix douces me donnaient envie d’embrasser Dulce qui riait fort en remontant les bretelles de sa robe, en vidant son verre, ne cherchant plus, comme au Grácil, à étouffer les spasmes puissants de sa gorge dont la sonorité faisait penser à des bouteilles qu’on heurte d’une pièce de métal.
Ô Judite ! Judite ! Judite !
J’enfouis ma tête dans l’encolure de ma voisine en me laissant griser par les rires des autres, par les cris aigus de Dulce et son parfum de résine fraîche.

— Pauvre petit ! Pauvre petit !
Je ne souhaitais surtout pas qu’elle continue à parler, ni à rire, ni à me plaindre. Je glissai ma main sous sa jupe fleurie et remontai jusqu’à ne penser à rien d’autre qu’à la surface massive et dure de ses jambes, leur contact âpre et doux semblable à la peau d’une amande. Elle rabattait mes mains en criant et les musiciens – amplifiant leur rythme, jetant dans les miroirs des rires énormes identiques à des pianos aux touches d’ivoire longues et lumineuses – , embrasèrent la salle d’une salve de samba.
Je pris Dulce par le bras et l’entraînai par-delà l’étroit corridor couvert de faïence ruisselante qui servait de décor aux musiciens puis, dans cette percée glaciale vibrant d’ondes étouffées, je poussai une porte.
J’embrassai Dulce face au miroir et, soulevant le pauvre rideau de théâtre rapiécé de sa robe, je découvris une abondante carnation rosée qui, libérée de son étau de nylon noir, semblait s’enfler et s’évaser sous mes yeux telle une épaisse goutte de miel.
Dulce ricanait, secouait ses cheveux bruns et luisants et se moquait du chemin maladroit que je prenais pour atteindre ce port tiède et servile où je voulais, la nuit entière, faire bercer ma rancoeur en gémissant et en versant des larmes.

*

[...]
Sais-tu, Judite, ce qu’on appelle une perception délirante ? C’est celle d’un homme perdu dans une fausse dimension. L’homme délirant est ridicule parce qu’il se croit condamné à errer ; le sentiment de son erreur lui colle à la peau, lui brouille la vue et il erre encore davantage ; sa vie devient purement fausse et déambulatoire (car si l’on peut faire un faux pas, une fausse note ou un faux calcul, on peut aussi parcourir un faux espace).
Un gigolo rencontré dans un bar me disait : « Eh ben Jaime, à quoi ça t’invance d’être si malheureux ? » (Son parler trahit le savoir non académique des voyous du sexe). Il se nomme Rodolfo. Ses cheveux sont d’un brun roux qui tire sur le violet. Il a la voix onctueuse des gorges qui murmurent ; son sourire sculpté dans la cire molle fascine ces étrangères que la couleur locale inclinent à la volupté. Il me dit : « Je n’aime pas les hommes, sinon je serais riche, j’aurais déjà mon fronde-commerce ». Il ajoute : « Faudrait t’saper mieux que ça... » (Je portais un pantalon trop large et un gilet à petites fleurs, or ses clientes ont peur d’être grugées et veulent voir le muscle fessier saillir sous l’étoffe qui l’enserre).
Rodolfo opère entre dix heures et minuit.
Le bistrot se nomme : « Le plaisir ». Des lampes à abat-jour garnissent les murs recouverts jusqu’à mi-hauteur de lattes de bois vernies ; sur les tables trônent des pichets en terre cuite orangée accompagnés de petits cendriers du même ton.
Des femmes sont assises, d’autres entrent, rarement seules. On les croit riches mais ne pendent à leur cou que deux ou trois colliers et peu de bagues ornent leurs doigts. L’oeil clair de Rodolfo embrase ses pommettes craquelées dont l’éclat lustré rappelle la surface d’une noix ou d’un vieux livre en cuir. Les femmes bavardent et s’efforcent d’être gaies. Certaines sont presque jeunes et belles. L’oeil de Rodolfo observe, choisit, écarte non les plus laides mais les moins captives de leurs désirs. L’une des femmes se lève pour aller aux toilettes ; Rodolfo l’invite au passage à s’asseoir à notre table. Vois-tu, Judite, son sourire est vicieux sans le paraître.
On dîne. Elles se fichent de savoir ce que l’on fait mais Rodolfo annonce : « On est des gens de la mer... » et il rit de ses belles dents jaunes (il ment à peine car je viens de passer quinze jours sur un bateau et j’ai le teint brûlé des mousses débutants).
On commande d’autres pichets de vin rouge de l’Alentejo, ce vin lourd qui sonne et empourpre les joues des étrangères. Elles mâchent la pulpe noire des olives et recrachent dans leurs mains parfumées les noyaux nus, lisses et brillants. Le serveur dépose sur la table du poulet grillé à l’angolaise ; elles l’éventrent entre leurs ongles et plongent leurs lèvres dans la chair dorée, comme à la cour de D. Diniz ; les rires éclatent et font trembler leurs dents couronnées ; sur la table s’accumulent les os dénudés et les serviettes froissées. Rodolfo traduit le mieux qu’il peut sa pensée en vocables simples ; il fait des gestes que peuvent comprendre ces femmes qui ignorent notre langue. Les étrangères, par moment, ont la voix stridente des marchandes de foire et leur goût des redondances.
Après un dernier café, Rodolfo se lève et donne le signe du départ. Les femmes insistent pour payer la note mais Rodolfo (son manège est bien rodé) affiche un visage débonnaire ; il fait des minauderies et les pousse vers la sortie en leur tapotant les fesses. Les femmes sont ravies et s’ébranlent en douceur. On croise un collègue. Rodolfo se sépare de la blonde et entame avec lui un bref dialogue. La rousse me parle de son pays par courtes phrases, en tâtant mon biceps à travers la manche de ma chemise ; j’ai des gestes affables pour la repousser. Cette inversion des rôles me semble délicieuse ; je ris avec elle sans savoir pourquoi.
Nous atterrissons dans un autre bar. Les fronts se plissent car nous parlons « money ». Rodolfo a du tact : il prétend qu’il a besoin de trente contos pour réparer son bateau. Les femmes se murmurent le chiffre à l’oreille ; elles convertissent en devises étrangères. Elles marchandent. La rousse se tourne vers moi : « Ten contos ? – Fifteen... ». Leurs stylos crissent et tracent sur le papier de rapides entrelacs. La rousse me tend son chèque entre deux doigts tremblants ; elle accompagne son geste d’une grimace courtoise et avide. Indifférent, les bras croisés sur la poitrine, je plonge mon regard dans le sien et ma bouche exprime le plus viril dédain. Mais à l’intérieur, je suis une femme que des regards suppliants caressent, convoitent, embaument du sel de leurs larmes – j’adore ces yeux attentifs et ces voix qui psalmodient dans l’ombre des prières anciennes, toutes à la gloire de mon corps. J’arrache de ses doigts raides le chèque que tout à l’heure je déposerai dans une poubelle en passant.
Rodolfo a plus d’amis que je n’en aurai jamais ; il recueille d’incroyables offrandes dont jamais il ne tire vanité. Ce faux marin navigue sur les mers du monde entier sans quitter son deux pièces de Quarteira. J’ai rarement connu esprit plus ouvert et imprudent. Les gitans le respectent et les dealers en ont peur car il les chasse de ses quartiers.
Il possède une vieille Ford qu’il n’utilise pas car ses maîtresses le déposent en taxi et le prennent en voiture louée. Il me la prêta un jour de printemps, un jour moite où plus que d’habitude, Judite, je languissais d’incertitude.
Sans doute avais-je changé car, dans la taverne d’Arrastão où je venais d’entrer, les gens ne semblaient pas me reconnaître. Dans leurs yeux luisaient une méfiante indifférence. Je me mis à l’écoute de leur bavardage, espérant que l’un d’entre eux laisserait échapper quelques mots sur celle qu’on voyait ces derniers temps se promener au bras de l’étranger. Mais rien, pas une seule allusion, pourtant les langues aillaient bon train.
J’arrivai au campement vers midi. Tu n’y étais pas. J’attendis ton retour, assis sur une pierre blanche, en cherchant sur ma langue le goût de ta peau. J’implorais que tu ignores que notre appartement avait brûlé. Qui te l’aurait dit ? Je ne savais pas. Je ne savais plus rien de toi désormais.
Au bout de quelques heures, je rebroussai chemin. Des silhouettes grasses, besogneuses, courbées sous le soleil qui mouillait leurs maillots, m’obligèrent à m’arrêter à la limite de leur chantier. L’ingénieur braillait au milieu d’eux ; il était pâle, la sueur ruisselait sur ses joues. Il semblait ivre. Il me reconnut et vint vers moi. Sa voix obscène assassina en quelques phrases rugueuses ma vague indécision. Je discernais clairement dans son mensonge cette vérité qui me possédait. Quand les ouvriers me firent signe de passer, j’étais résolu à t’oublier.
J’y parvins presque durant quelques jours. Je vivais parfois chez Rodolfo, dans la zone pauvre de Quarteira. Le plus souvent, je dormais sur le pont d’un bateau mouillant à Vilamoura ou dans de luxueuses cabines tapissées de velours. Il est aisé de survivre en Algarve, quand l’industrie touristique est florissante ; d’agréables odeurs s’épandent dans l’air, familières et grasses comme celles des vieilles demeures. Ton image pouvait à tout moment me quitter, dériver sur un radeau de planches brutes et devenir une effigie incolore qu’avale la ligne sombre de l’horizon alors que, sur la plage, près d’ici, des femmes abandonnent leurs corps insouciants à l’étreinte brutale du soleil ; et que le soir, sous les palmiers, parmi la clameur des terrasses, on devine la douceur de leurs poitrines qui frissonnent. Je ne sais pourquoi le souvenir de ces stupides photos revint fouetter ma mémoire, réveilla ma haine du mystère et me conduisit à rôder chaque jour autour de la maison de l’architecte.
Cette maison semblait vide, inhabitée, aussi déserte que ton campement. L’association entre ces deux absences me donna le vertige ; je vis défiler des images insensées, celles d’un couple heureux qui arpentait la neige ou déambulait sous de fraîches arcades, dans une ville lointaine et inaccessible. On m’avait donc éloigné à dessein. On avait même forgé ce plan de longue date. Au lieu de détester ma présence obstinée, bornée, insupportable, on avait applaudi mon départ. J’aurais pu croire, Judite, que l’amour n’est que le vain songe de la jalousie si j’avais oublié combien je t’avais aimée auparavant. Malgré tout, dans mon trouble, je t’innocentais. C’était lui, ce Croz, qui avait tissé ce filet et toi, vulnérable petite truite, tu n’avais su te glisser au travers de ses mailles. Mes soupçons s’aiguisaient : il avait lui-même remis mes photos au bureau du journal dans le but de me faire arrêter, en achetant le silence du journaliste auquel il me fut impossible d’arracher le moindre aveu. Il me fallait des preuves pour te convaincre. J’allais tout mettre en oeuvre pour me les procurer.
Durant quelques jours, je préparai mon coup. Je retournai plusieurs fois observer la maison et, à la tombée de la nuit, me mêlais aux délinquants aux abords des plages où s’effectuent leurs sulfureuses transactions. Je pris pour équipier le plus misérable afin qu’il tire quelque profit d’une affaire que je jugeais sans risque.
La maison de Croz n’avait pas de système d’alarme. Nous y entrâmes simplement en crochetant la porte. Je calmai mon ami trop pressé d’enfourner dans la voiture le fruit de sa rapine, somme toute assez piètre car l’étranger ne vit pas dans un luxe princier ; son décor est modeste et ridiculement fonctionnel ; nul coffret garni de pierreries, de l’argenterie du dernier mauvais goût, pas de vaisselle en or et de tapis d’orient. L’art pendu à ses murs trahit une certaine réticence à la dépense ou une méconnaissance des grands maîtres. L’architecte avait-il eu la prudence d’enterrer ses biens les plus précieux dans le jardin ? d’occulter la preuve de sa bassesse en détruisant mes photos ? J’envisageais cette dernière hypothèse ; mais se serait-il départi de celles qui, sur la même pellicule, révélaient certains détails intimes de sa bien-aimée ?
Je passai son bureau au peigne fin. L’homme ne semblait pas se vouer au culte du souvenir. Mes mains fébriles ne délogèrent de leurs pochettes qu’une collection de photos de paysages vides de toute présence humaine. Au premier étage, mon compagnon poussa un cri de joie en découvrant un petit coffre-fort encastré dans le mur de la chambre. Je lui demandai s’il savait l’ouvrir. Il me jeta un regard impuissant. Nous n’avions pas d’outil hormis un pied de biche. Je poursuivis ma fouille, obnubilé par le coffre-fort. Où peut-on mieux dissimuler des preuves que dans un coffre-fort ? Je décidai qu’il faudrait revenir avec des outils. L’autre était dépourvu de cette concupiscence propre aux grands escrocs et refusa d’accompagner ma seconde visite.
Il déposa son maigre butin dans une cabane de pêcheurs et disparut dans la nuit. Je fis la tournée des chantiers d’immeubles à la recherche d’une massette et d’un burin. Par chance, les ouvriers sont peu soigneux et abandonnent n’importe où des instruments terribles, capables de défoncer un mur d’un seul coup.
Je retournai prudemment aux abords de la maison. Rien n’avait, semblait-il, alerté le voisinage. Le fric-frac ne constituait pas un souci majeur dans ce coin-là. Les chiens dormaient du sommeil du juste ou observaient les ébats de leurs maîtres du pied du lit. La seule ombre qui aurait pu me paraître inquiétante était celle de ce fou qui hantait la propriété et dont le fantôme surgirait inopinément d’un buisson, couvert de boue et d’épines. Il aurait vu, comme en songe, ma silhouette traverser la nuit, armée d’outils de maçon et d’une franche détermination, mais sans doute aurait-il eu du mal à traduire en mots cette vision incongrue.
Je m’attaquai au coffre-fort à petits coups de burin. Le ciment tenait bon. Les pattes de scellement s’enfonçaient profondément dans ce mur que je rognais grain à grain. Je perdis patience et heurtai de la cognée d’une lourde massue la porte du coffre puis, retenant ma respiration, j’écoutai les bruits du dehors. De lointains aboiements indiquaient que la nuit pouvait se mettre brusquement en émoi. Je risquai le tout pour le tout et frappai brutalement la paroi en briques. La maison tremblait et conduisait l’écho sourd de mes coups à des centaines de mètres à la ronde, mais mon infrangible obsession démolissait ce mur brique par brique, plus vite que je n’osais l’espérer. Des particules s’incrustaient dans mes yeux et une poussière mordante collait à la moiteur de mon front. Des éclats de ciment s’abattaient sur les vitres et les miroirs, brisaient des lampes. Le coffre bougea. Je terminai au burin et, victorieux, l’arrachai du mur.
Je glissai cet objet en métal, à peine plus gros qu’une boîte aux lettres, dans le coffre de la Ford garée tout près de la maison. Un chien me surprit d’un grognement rauque ; il n’aboyait pas encore et je m’accroupis pour l’amadouer. Je racontais à ce pauvre Cerbère que j’avais simplement volé la Toison d’or et ne voulais nullement traverser le Styx. En réponse, il fit tonner sa voix de cymbale et menaça ma jambe d’où je l’éloignais d’un coup de pied. Ma voiture s’enfuit dans la nuit. Derrière elle bondissait un chien furieux suffoquant dans la poussière.
Je m’arrêtai dans un coin désert, l’un de ces chantiers où j’avais dérobé des outils. Je déposai le coffre sous un réverbère et tentai de le défoncer à coups de massue. La boîte, lentement, s’aplatissait, se déformant sans se rompre. Mes coups ébranlaient tous les os de mon corps et décollaient l’épiderme de mes paumes. Ces chocs faisaient penser à un grand arbre qu’on abat méthodiquement, à coups de hache, et qui pousse un cri chaque fois que la lame frappe son bois. J’abattais l’arbre de mon ignorance. J’allais savoir. Une brèche minuscule s’ouvrit sur l’un des côtés, moins résistant que la porte. Une fissure de quelques centimètres que j’élargis au burin et dont j’écartais les lèvres de mes mains. Le métal lacérait ma chair, mon impatience entravait mon effort. Je ramassai une pierre et la coinçai dans la fente, mais elle vola en éclats au premier coup. Je pris un galet plus dur, puis un autre, jusqu’à ce que l’ouverture me permette d’y glisser mes doigts.
Je sentis le contact de quelques objets durs, une montre que je lançai au loin et qui se fracassa sur le sol. Puis je tirai des papiers. Des titres de propriété. Des feuillets que je lisais de mes yeux brûlants, des diplômes, des documents d’identité. Puis une paire de lunettes. Enfin une enveloppe jaune contenant des photos... Je rugis de joie. Je les tenais entre mes mains ensanglantées. La même enveloppe jaune où était inscrite en grosses lettres rouges la marque de la pellicule que j’avais utilisée... Je l’ouvris en m’approchant de la lumière du réverbère. J’en sortis trois photos. Mon pouce marqua son empreinte rouge près de la tête d’un singe qui mangeait une grappe de raisin... sur la deuxième photo, le même animal galopait devant une surface vitrée qui ressemblait à la paroi d’une serre et sur la troisième, toujours le même singe, avec une expression presque humaine, me fixait de son oeil rond, impénétrable, d’où semblait sourdre une stupeur apeurée.
Ma tête s’incendia à la vue de ces photos. Je saisis le coffre et le retournai en l’agitant de toutes mes forces. Il éjecta trois pièces de monnaie anciennes presque entièrement corrodées, le dernier rot d’une bouche après le vomissement. J’introduisis à l’intérieur une allumette enflammée pour constater que, maintenant, il avait expulsé tous ses trésors.
Je glissai dans ma poche les photos du singe et réunis tous les autres objets pour m’en défaire. A l’intérieur de la voiture, j’examinai encore une fois, à la lumière de la lampe, ce singe dont l’expression presque humaine murmurait tout bas : « que le monde est étrange... étrange... étrange... »
Quelques feuilles s’envolèrent le long des quais. Je froissais les autres en boule et y mis le feu, puis jetai le bout de métal gris éventré qui sombra aussitôt dans l’eau du port.

*

[...]
Je sentis revivre son corps ce matin d’été finissant où les hirondelles s’accrochèrent en file indienne sur le câble électrique suspendu entre deux pilonnes, devenu un fil d’étendage hérissé d’épingles jacassantes et sonores, agitées de petits mouvements nerveux, excitées par une idée confuse, une chicane qui ébranlait leurs entrailles d’où s’échappait, à intervalle régulier, une boue blanchâtre traçant sur le sol une longue traînée claire et rectiligne.
Ce câble tout neuf, que les hirondelles adoptaient avec le naturel des usagers revêches agacés par la lenteur d’une administration qui a tant tardé à leur fournir ce bien essentiel, nous l’avions accueilli nous aussi par des exclamations satisfaites, celles des rameurs dont les bras exténués saluent le vent qui vient gonfler la voile.
Lorsque je posai ma main sur l’épaule de Judite, elle ne détourna pas la tête et son corps, entre mes bras, ne fit pas naître, comme les autres jours, la sensation que je le tenais à la surface d’un miroir ou d’un lac, presque en équilibre, et qu’irrésistiblement il glissait de l’autre côté de cette limite et se noyait dans une langueur lasse, une moite et froide appréhension, tout ce qui, depuis nos retrouvailles, paralysait mon désir et éteignait le sien. Pour la première fois, ce matin-là, elle eut des gestes désinvoltes, anodins et gracieux, – comme celui de plier les bras pour soulever ses cheveux, de gonfler sa poitrine, de se cambrer en contractant sa croupe sous mes doigts – dans lesquels je retrouvais l’essence féminine dont j’étais avide et dont je redoutais qu’un mot maladroit ou inutile, un mouvement trop pressé ne l’assèche et ne la fasse refluer vers l’intérieur.
Dans l’une des pièces de la maison de pierres que nous avions sommairement aménagée pour y dormir, elle me glissa du bout des lèvres, en forme d’aveu préalable à l’abandon : « Tu sais, j’ai écrit à l’architecte... ». Puis elle ferma les yeux.
Nous évitions de parler de lui mais il était présent dans mes rêves. Son corps avait l’apparence de celui de Judite, il fusionnait avec lui. Je me voyais sautiller autour de ce grand corps de femme ridé et décharné, vêtu d’une robe immense d’où sortaient des membres couverts de poils gris ; il se penchait vers moi pour m’offrir des fleurs arrachées à pleines mains au tapis d’un pré et qu’il jetait du bout de ses ongles terreux dans ma gueule entrouverte pour le mordre. D’autres fois, je voulais embrasser cette brute au corps de femme qui chantait et enfermait mon cerveau dans un carcan de plomb, associant à mon nom des paroles inhumaines.
Judite, couchée sur le lit, gardait les yeux clos. Je tenais entre mes bras le corps le plus aimé, chaud et vibrant de frissons, qui s’accrochait à moi comme à une branche au bord du gouffre et mes lèvres, pressées de l’entraîner dans cette chute, ne surent se sceller dans le silence de l’amour et se dérober à la violente secousse qui ébranla ma tête :

— Tu lui as écrit ?
Elle se dressa, son visage heurtant presque le mien, saisie par ma question, avertie par le réveil de son réflexe du danger qu’elle courait et, sans se débattre ni se soustraire à mon étreinte, elle me parla de la lettre qu’elle avait envoyée, qui dévoilait tout ce qu’elle savait, confessait mon brigandage, la destruction du coffre-fort, l’usurpation des écrits sur le singe.
Je m’assis au bord du lit.
Sans la regarder, j’écoutai ses justifications. Elle tentait de me rapporter méthodiquement le contenu de sa lettre qui décrivait à l’architecte le saccage de sa vie privée pour aboutir à la conclusion surprenante qu’elle voulait la rendre publique en écrivant un livre sur lui. Mon dos se courbait et la voix sifflante de Judite m’accablait, autant que si j’étais l’architecte lisant cette missive terrassante par son incongruité et sa candeur. Je pensai : « Ce pauvre Holopherne n’a pas eu la tête coupée mais il a offert sa dépouille aux lions... » Je dus murmurer cette phrase tout bas car Judite s’interrompit :

— Que dis-tu ?
Je relevai lentement la tête puis marchai vers la fenêtre, le corps lourd, les doigts croisés sur mes fesses nues. J’appuyai mon front contre la vitre et répétai lentement ma phrase, si bas que je doutais que Judite pût l’entendre. Un étrange frisson chatouillait mes reins et remontait vers ma poitrine, car je comprenais à retardement l’ironie de ma phrase que je répétai à voix haute voix, hachée par le rire que j’étouffais dans ma gorge mais qui, se dérobant à l’action de mes muscles, s’échappa par mon nez et déflagra en une sourde explosion, grave et pâteuse, un bramement éléphantesque suivi d’une rafale convulsive émettant le son d’une étoffe qu’on déchire. Mon ricanement sonna haut et fort dans la pièce, expansif et contagieux, et dehors ma gaieté dansait sur la terre rouge, virevoltait autour des arbres en soulevant des rideaux de poussière, agaçant les ailes des oiseaux et jouant, splendide, frappée par la lumière du soleil, une scène épique, une fantaisie barbare comparable à un grand sacrifice humain où des milliers de mercenaires entrechoquaient leurs armes et s’écroulaient dans des ruisseaux de boue sanglante. Mon corps svelte et léger piétinait des monceaux d’armures et de cadavres aux gorges tranchées, dont les os rompus, comme les javelots plantés au sein des orbites écarlates, perçaient les poitrines et les membres écrasés. Ma prisonnière souriait de ma victoire, blanche nymphe dont les gestes innocents avaient provoqué l’ignoble tuerie.
J’étais près d’elle et elle me souriait avec une douceur inconnue ; une sereine et rayonnante confusion dilatait ses traits et semait dans son regard des reflets de pierreries liquides, pures et vivifiantes. Je plongeai ma tête au creux de ses jambes. Dans l’élan de ma tendresse fondirent les derniers fragments de cette peine récurrente qui, jusque là, crispait ma bouche et mon ventre, engourdissait mes nerfs et où je puisais l’élixir débilitant dont se nourrissait ma patience résignée.

*
[...]
Je me demandais comment avait réagi l’architecte aux sollicitations de Judite et par quels moyens rompre ce silence troublant. Elle ne dissimula pas sa surprise lorsque sur la terrasse, au petit déjeuner, sous les diaprures d’iode et d’absinthe d’un ciel gris, lourd et violent, où de gros nuages apoplectiques résistaient de leurs dernières forces à l’hémorragie foudroyante qui menaçait de les frapper, je l’encourageai à téléphoner à l’architecte pour en avoir le coeur net. Elle fit semblant d’hésiter – et je riais de sa réaction indécise si délicieusement feinte que je m’en voulais presque de ne pas la prolonger – avant de reconnaître que j’avais raison, insinuant que ce désir n’aurait jamais germé parmi ses pensées et que, pour cela, elle m’était reconnaissante de le lui avoir suggéré.
Elle partit aussitôt au village et me laissa seul devant la petite table où des gouttes de pluie écrasaient bruyamment leurs corps translucides, faisaient cloquer les serviettes en papier et arrachaient à la bouilloire en métal des notes plaintives de cithare, quand grondait dans le lointain, sur l’océan, une tempête venue des Açores, de si loin que sa vigueur se sera émoussée lorsqu’elle frappera de ses vagues de jade aux cimes neigeuses l’arène blanche des falaises.
Je débarrassai la table, peut-être pour tromper mon impatience. Car maintenant que j’étais seul, je pouvais avouer à moi-même ma curiosité et mon regret de ne pas avoir accompagné Judite jusqu’à la cabine téléphonique d’où elle appellerait l’hôtel de M’Bour. J’avais froid et rentrai donner quelques coups de pinceaux inutiles sur une toile que j’avais décidé, la veille, d’abandonner pour l’achever plus tard. Aucun subterfuge ne pouvait plus tromper cette attente, aussi décidai-je de ne plus rien faire, d’attendre simplement le retour de Judite en observant le ciel où l’or pâle du soleil tentait de se couler entre deux nuages, embrasant un morceau de colline d’une traînée d’un rose d’azalée déjà mourant, obscurci par l’ombre embuée d’un nuage, pour renaître au flanc d’une autre colline sous la forme du reflet jaune soufre d’une prairie. Des plages de lumière peu à peu se regroupaient et promenaient sur le paysage un drap de couleurs plus vives assorties d’ombres fauves ou vibraient d’imperceptibles étoiles luminescentes.
Le ciel, à présent, se déchirait et s’ouvrait comme une blessure d’où coulait à pleins flots l’éblouissante clarté d’une énorme gerbe de rayons blancs, telle celle que les peintres, autrefois, représentaient pour imprimer au tableau une atmosphère mystique ou annoncer un messager céleste.

*

Judite claqua la porte de la voiture et, avant même de la voir, je l’entendis poser bruyamment son sac sur une table et s’asseoir en raclant les pieds de la chaise sur le carrelage, sons qui laissaient présager l’humeur orageuse où l’aurait plongée le coup de téléphone. M’approchant d’elle, je vis un visage triste et blême sur lequel quelques larmes avaient séché.
Elle m’annonça d’une voix grave qu’après un séjour de plusieurs semaines dans une clinique de Dakar, l’architecte s’était éteint quelques jours plus tôt, terrassé par une crise cardiaque en plein milieu de la brousse.
Judite prononça quelques phrases encore puis se tut.
Derrière elle, des coléoptères délogés des orangeraies par la vigueur de l’orage entrèrent par les jours de la porte, traversèrent la pièce en faisant ronfler leurs ailes de papyrus et posèrent sur nous, sur nos cheveux, nos épaules et nos bras immobiles, les émaux nappés de lumière vitreuse et glacée, orfévrés d’une crénelure de bronze bleuté et d’éclaboussures d’argent, de leurs cuirasses étincelantes.

P.-S.

(Extraits du roman Le singe et l’architecte de Bernard Pasobrola, éd. Séguier, mai 1997, © Bernard Pasobrola, mai 2002 )

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