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Avertissement aux écoliers et lycéens (4) 

Faire de l’école un centre de création du vivant, non l’antichambre d’une société parasitaire et marchande

jeudi 22 septembre 2011, par Raoul Vaneigem

Chapitre 4

Faire de l’école un centre de création du vivant, non l’antichambre d’une société parasitaire et marchande



En décembre 1991, la Commission européenne publiait un mémorandum sur l’enseignement supérieur. Elle y recommandait aux universités de se comporter comme des entreprises soumises aux règles du marché. Le même document exprimait le voeu que les étudiants fussent traités comme des clients, incités non à apprendre mais à consommer.

Les cours devenaient ainsi des produits, les termes "étudiants", "études", laissant place à des expressions mieux appropriées à la nouvelle orientation : "capital humain", "marché du travail".

En septembre 1993, la même Commission récidive avec un Livre vert sur la dimension européenne de l’éducation. Elle y précise qu’il faut, dès la maternelle, former des "ressources humaines pour les besoins exclusifs de l’industrie" et favoriser "une plus grande adaptabilité des comportements de manière à répondre à la demande du marché de la main-d’oeuvre".

Voilà comment le zoom encrassé du présent projette en avenir radieux l’efficacité révolue du passé !

Une fois éliminé ce qui subsistait de médiocrement rentable dans l’école d’hier — le latin, le grec, Shakespeare et compagnie —, les étudiants auront enfin le privilège d’accéder aux gestes qui sauvent : équilibrer la balance des marchés en produisant de l’inutile et en consommant de la merde.

L’opération est en bonne voie puisque, si divers qu’ils se veuillent, les gouvernements adhèrent à l’unanimité au principe : "L’entreprise doit être axée sur la formation et la formation doit être axée sur les besoins de l’entreprise".

Des recrues pour gérer la faillite




Il n’est pas inutile, pour aider à la compréhension de notre époque, de préciser par quel processus le développement du capitalisme a abouti à une crise planétaire qui est la crise de l’économie dans son fonctionnement totalitaire.

Ce qui domina, dès le début du XIXe siècle, l’ensemble des comportements individuels et collectifs, fut la nécessité de produire. Organiser la production par le truchement du travail intellectuel et du travail manuel exigeait une méthode directive, une mentalité autoritaire, voire despotique.

L’heure était à la conquête militaire des marchés. Les pays industrialisés pillaient sans scrupules les ressources des nouvelles colonies.

Quand le prolétariat entreprit de coordonner ses revendications, il subit, en dépit de sa spontanéité libertaire, l’emprise autocratique que la prééminence du secteur productif exerçait sur les moeurs. Syndicats et partis ouvriers se donnent une structure bureaucratique qui aura tôt fait d’entraver les masses laborieuses sous couvert de les émanciper.

Le pouvoir rouge s’installe d’autant plus facilement qu’il arrache à la classe exploiteuse des parts de bénéfices, traduites en augmentation de salaires, en aménagements du temps de travail (la journée de huit heures, les congés payés), en avantages sociaux (allocations de chômage, soins de santé).

Les années 1920 et 1930 mènent à son stade suprême la centralisation de la production. Le passage du capitalisme privé au capitalisme d’État s’opère brutalement en Italie, en Allemagne, en Russie, où la dictature d’un parti unique — fasciste, nazi, stalinien — impose l’étatisation des moyens de production.

Dans les pays où la tradition libérale a sauvegardé une démocratie formelle, la concentration monopolistique attribuant à l’État une vocation patronale s’accomplit de manière plus lente, plus sournoise, moins violente.

C’est aux États-Unis que se manifeste en premier une orientation économique nouvelle, promise à un développement qui transformera sensiblement les mentalités et les moeurs : l’incitation à consommer y prend, en effet, le pas sur la nécessité de produire.

Dès 1945, le plan Marshall, destiné officiellement à aider l’Europe dévastée par la guerre, ouvre la voie à la société de consommation, identifiée à une société de bien-être.

L’obligation de produire à tout prix cède la place à une entreprise parée des attraits de la séduction, sous laquelle se cache en fait un nouvel impératif prioritaire : consommer. Consommer n’importe quoi mais consommer.

On assiste alors à une évolution surprenante : un hédonisme de supermarché et une démocratie de self-service, propageant l’illusion des plaisirs et du libre choix, parviennent à saper — plus sûrement que ne l’auraient espéré les anarchistes du passé — les sacro-saintes valeurs patriarcales, autoritaires, militaires et religieuses qu’avait privilégiées une économie dominée par les impératifs de la production.

On mesure mieux aujourd’hui combien la colonisation des masses laborieuses par l’incitation pressante à consommer un bonheur à tempérament a desserré l’étreinte de l’économie sur les colonies d’outre-mer et a favorisé le succès des luttes de décolonisation.

Si la liberté des échanges et leur indispensable expansion ont contribué à la fin de la plupart des régimes dictatoriaux et à l’effondrement de la citadelle communiste, ils ont assez rapidement dévoilé les limites du bien-être consommable.

Frustrés d’un bonheur qui ne coïncidait pas du tout à fait avec l’inflation de gadgets inutiles et de produits frelatés, les consommateurs ont, dès 1968, pris conscience de la nouvelle aliénation dont ils étaient l’objet. Travailler pour un salaire qui s’investit dans l’achat de marchandises d’une valeur d’usage aléatoire suggère moins l’état de béatitude que l’impression désagréable d’être manipulé selon les exigences du marché. Ceux qui subissaient l’atelier et le bureau pendant la journée n’en sortaient que pour entrer dans les usines, moins coercitives mais plus mensongères, du consommable.

Les faux besoins primant sur les vrais, ce "n’importe quoi" qu’il fallait acheter a fini par engendrer à son tour une production de plus en plus aberrante de services parasitaires, tissés autour du citoyen avec mission de le sécuriser, de l’encadrer, de le conseiller, de le soutenir, de le guider, bref de l’engluer dans une sollicitude qui l’assimile peu à peu à un handicapé.

On a vu ainsi les secteurs prioritaires être sacrifiés au profit du secteur tertiaire, qui vend sa propre complexité bureaucratique sous forme d’aides et protections. L’agriculture de qualité a été écrasée par les lobbies de l’agro-alimentaire, surproduisant des ersatz de céréales, de viandes, de légumes. L’art de se loger a été enseveli sous la grisaille, l’ennui et la criminalité du béton qui assure les revenus des milieux d’affaires. Quant à l’école, elle est appelée à servir de réserve pour les étudiants d’élite à qui est promise une belle carrière dans l’inutilité lucrative et les mafias financières. La boucle est bouclée : étudier pour trouver un emploi, si aberrant soit-il, a rejoint l’injonction de consommer dans le seul intérêt d’une machine économique qui se grippe de toutes parts en Occident — bien que les spécialistes nous annoncent chaque année sa triomphale remise en marche.

Nous nous enlisons dans les marais d’une bureaucratie parasitaire et mafieuse où l’argent s’accumule et tourne en circuit fermé au lieu de s’investir dans la fabrication de produits de qualité, utiles à l’amélioration de la vie et de son environnement. L’argent est ce qui manque le moins, contrairement à ce que vous répondent vos élus, mais l’enseignement n’est pas un secteur rentable.

Il existe pourtant une alternative à l’économie de dépérissement et à son impossible relance. Se détournant du fossé qui se creuse de plus en plus entre les intérêts de la marchandise et l’intérêt du vivant, elle propose de reconvertir au service de l’humain une technologie que l’impérialisme lucratif a déshumanisée — jusqu’à en faire, dans le cas de la fission nucléaire et de l’expérimentation génétique, de redoutables nuisances. Elle exige la priorité à la qualité de la vie et à ses activités de base que l’absurdité du capitalisme archaïque condamne précisément à se démembrer sous le coup d’incessantes restrictions budgétaires : le logement, l’alimentation, le transport, l’habillement, les soins de santé, l’éducation et la culture.

Une mutation s’amorce sous nos yeux. Le néocapitalisme s’apprête à reconstruire avec profit ce que l’ancien a ruiné. En dépit des résistances du passé, les énergies naturelles finiront par se substituer aux moyens de production polluants et dévastateurs.

De même que la révolution industrielle a suscité, dès le début du XIXe siècle, un nombre considérable d’inventeurs et d’innovations — électricité, gaz, machine à vapeur, télécommunications, transports rapides —, de même notre époque est-elle en demande de nouvelles créations qui remplaceront ce qui ne sert aujourd’hui la vie qu’en la menaçant : le pétrole, le nucléaire, l’industrie pharmaceutique, la chimie polluante, la biologie expérimentale... et la pléthore de services parasitaires où la bureaucratie prolifère.

La fin du travail forcé inaugure l’ère de la créativité




Le travail est une création avortée. Le génie créateur de l’homme s’est trouvé pris au piège d’un système qui l’a condamné à produire pouvoir et profit, ne laissant d’autre exécutoire à sa luxuriance que l’art et la rêverie.

Or, ce travail d’exploitation de la nature, si souvent exalté comme la puissance prométhéenne qui transforme le monde, nous délivre aujourd’hui son bilan pour solde de tout compte : une survie confortable dont les ressources et le coeur s’épuisent dans le cercle vicié de la rentabilité.

Comment un travail si inutile et si nuisible à la vie ne s’épuiserait-il pas à son tour ? Il procurait hier la voiture et la télévision, au prix de l’air pollué et des palliatifs d’une vie absente. Il n’est plus aujourd’hui qu’une bouée de sauvetage aléatoire dans une société que paralyse l’inflation bureaucratique, où rien n’est plus garanti, ni le salaire, ni le logement, ni les produits naturels, ni les ressources énergétiques, ni les acquis sociaux.

Dans une atmosphère que la raréfaction des affaires rend oppressante, la diminution du travail est évidemment ressentie comme une malédiction. Le chômage est un travail en creux. Une même résignation y fait attendre une aumône ainsi que le travailleur attend son salaire en s’adonnant à une occupation qui l’ennuie (bien qu’il juge désormais imprudent de l’avouer).

Tandis que tout va à vau-l’eau au fil d’un désespoir qu’inspire l’autodestruction planétaire économiquement programmée, un monde est là à l’abandon, qu’il importe de restaurer, de dépouiller de ses nuisances et de rebâtir pour notre bien-être, comme si, en se brisant, le miroir des illusions consuméristes avait mis le bonheur à notre portée, après en avoir montré le reflet mensonger.

Diminuer le temps de travail afin de le mieux répartir ? Soit. Mais dans quelle perspective et avec quelle conscience ? Si le but de l’opération est, pour le plus grand nombre, de produire davantage de biens et de services utiles au marché et non à la vie, en échange d’un salaire qui en paiera la consommation croissante, alors le vieux capitalisme n’aura fait que récupérer à son profit ce qu’il feint d’abandonner au profit de tous.

En revanche, si la même démarche obéit aux sollicitations d’un néocapitalisme qui cherche dans l’investissement écologique une arme contre l’immobilisme d’un patronat sans imagination, il ne manquera qu’une prise de conscience pour que le salaire garanti et le temps de travail réduit ouvrent à chacun le champ d’une libre création et le loisir de se retrouver et d’être enfin soi.

Car, en dépit de l’occultation qu’entretiennent à son sujet les bureaucraties de la corruption et les mafias affairistes, il existe une demande économico-sociale qui va à contre-courant des appels au secours de la débâcle ordinaire. Elle réclame un environnement qui améliore la qualité de vie, une production sans oppression ni pollution, des relations authentiquement humaines, la fin de la dictature que la rentabilité exerce sur la vie.

À vous — et à l’école nouvelle que vous inventerez — d’empêcher que la créativité, objectivement stimulée par la promesse d’emplois d’utilité publique, ne s’enferre dans l’aliénation économique en se coupant de la création de soi.

Si vous oubliez ce que vous êtes et dans quelle vie vous voulez être, n’espérez d’autre sort que celui d’une marchandise bonne à être jetée une fois franchi le poste de péage.

Privilégier la qualité




À force d’obéir au critère de la quantité, la course au profit verse dans l’absurdité de la surproduction. Produire beaucoup augmentait hier la plus-value des patrons, qui n’hésitaient pas à détruire les excédents de café, de viande, de blé, afin d’empêcher une baisse des prix sur le marché.

Le développement de la consommation a permis, en touchant une plus large couche de population, d’absorber jusqu’à un certain point une quantité croissante de marchandises conçues moins pour leur usage pratique qu’à l’effet de rapporter de l’argent. La qualité d’un produit a été traitée avec d’autant plus de désinvolture que ce n’est pas elle qui déterminait le chiffre des ventes mais le mensonge publicitaire dont elle était habillée pour séduire le client.

Mais tant va la surenchère à ce qui lave plus blanc que le mensonge s’use à son tour. Outragée par l’excès du mépris, la clientèle a fini par regimber. Elle s’est montrée critique, elle a refusé d’avaler aveuglément ce que la petite cuillère du slogan lui enfournait à tout instant dans les yeux, la bouche, les oreilles, la tête.

Beaucoup ont donc décidé de ne plus se laisser consommer par une économie qui se moque de leur santé et de leur intelligence. En exigeant la qualité de ce qui leur est proposé, c’est leur propre qualité d’êtres qu’ils découvrent ou redécouvrent, c’est leur spécificité d’individus lucides, qu’avait occultée cette réduction à l’état grégaire que provoque et entretient la propagande consumériste.

Mais, alors que les organismes de défense des consommateurs organisent le boycott des produits dénaturés par une agriculture inondant le marché de céréales forcées, de légumes aux engrais, de viandes issues d’animaux martyrisés dans des élevages concentrationnaires, il semble que l’on s’accommode assez dans les lycées de voir la culture prendre le même chemin que la pire des agricultures.

Si les hommes politiques nourrissaient à l’égard de l’éducation les bonnes intentions qu’ils ne cessent de proclamer, ne mettraient-ils pas tout en oeuvre pour en garantir la qualité ? Tarderaient ils à décréter les deux mesures qui déterminent la condition sine qua non d’un apprentissage humain : augmenter le nombre des enseignants et diminuer le nombre d’élèves par classe, en sorte que chacun soit traité selon sa spécificité et non dans l’anonymat d’une foule ?

Mais, apparemment, l’intérêt a pour eux une connotation plus économique que simplement humaine. Si les gouvernements privilégient l’élevage intensif d’étudiants consommables sur le marché, alors les principes d’une saine gestion prescrivent d’encaquer dans le plus petit espace scolaire la plus grande quantité de têtes, façonnable par le moins de personnel possible. La logique est imparable et aucune société protectrice des animaux ne s’insurgera contre la consommation forcée de connaissances soumises à la loi de l’offre et de la demande, ni contre les moeurs de maquignons qui règnent sur la foire aux emplois.

Résignez-vous donc au parti pris de bêtise qu’implique l’état grégaire, car je ne vois pour éduquer une classe de trente élèves que la férule ou la ruse.

Mais n’invoquez pas l’impossibilité matérielle de promouvoir un enseignement personnalisé. La sophistication des techniques audiovisuelles ne permettrait-elle pas à un grand nombre d’étudiants de recevoir individuellement ce qu’il appartenait jadis au maître de répéter jusqu’à mémorisation (orthographe, grammaire élémentaire, vocabulaire, formules chimiques, théorèmes, solfège, déclinaisons...) ? Voire d’en tester sur le mode du jeu le degré d’assimilation et de compréhension ?

Ainsi libéré d’une occupation ingrate mécanique, l’éducateur n’aurait plus qu’à se consacrer à l’essentiel de sa tâche : assurer la qualité de informations reçues globalement, aider à la formation d’individus autonomes, donner le meilleur de son savoir et de son expérience en aidant chacun à se lire et à lire le monde.

Information au plus grand nombre, formation par petits groupes. Au centre d’un vaste réseau d’irrigation drainant vers chaque élève la multiplicité des connaissances, l’éducateur aura enfin la liberté de devenir ce qu’il a toujours rêvé d’être : le révélateur d’une créativité dont il n’est personne qui ne possède la clé, si enfouie soit-elle sous le poids des contraintes passées.


Chapitre 1 Avertissement aux écoliers et lycéens

Chapitre 2 En finir avec l’éducation carcérale et la castration du désir

Chapitre 3 Démilitariser l’enseignement

Chapitre 5 Apprendre l’autonomie, non la dépendance

P.-S.

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