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Ombres de la lumière 

samedi 13 avril 2024, par Pierre Audouard

J’aime les variations infinies de l’éphémère, ces quelques secondes
où l’on perçoit un peu de ce qui ne sera jamais plus. Et j’oublie vite.

Un après-midi, piquée par un son insolite qui se propageait comme la houle
dans la rue, j’ai vu un aveugle. Sa canne balayait le trottoir
et semblait lui ouvrir le chemin. Mais j’ai corrigé cette impression
quand un guidon de moto a percuté son thorax. Mon visage s’est contracté
dans une grimace de douleur à l’instant où j’entendais l’air
expulsé de ses poumons par le choc.
À peine ai-je eu le temps de me lever de ma chaise que les frottements
de la canne s’éloignaient sur la place.

Quand mon amie m’a rejoint un peu plus tard j’avais les yeux fermés.
Assise, un bras sur la table, l’autre main sur ma cuisse, je songeais
à la chaleur du soleil sur ma peau nue. Douce étreinte et torpeur
ravissante.

Si quelqu’un passe et s’arrête pour discuter avec la personne allongée
juste à côté, son corps reçoit une partie de la lumière qui venait
jusqu’alors réchauffer le mien.

Et cette ombre est une présence.

À la table du café, les yeux fermés, En tâtonnant, j’ai attrapé le verre.
D’abord sur mes lèvres, puis sur ma langue, en choisissant une faible inclinaison,
l’écoulement du liquide allumait l’intérieur de ma bouche.
Je voulais suivre le liquide au-delà de ma gorge, dans les profondeurs. Impossible.
Ce fut comme si, soudain, le liquide avait disparu.

Je restais à la périphérie de mon corps. L’intérieur non perçu.
Mon amie parlait : « C’est gênant de te voir les yeux fermés. Depuis
que je suis arrivée, tu n’as rien dit. »

Je ne pouvais plus ni parler, ni ouvrir les yeux.

Elle me voulait peut-être identique à ses souvenirs. Elle voulait
peut-être que je ressemble à ce que j’avais été la veille et les jours précédents.
Mais ce jour-là sa présence ne me rappelait plus à moi-même, ni au
monde tel que je l’avais vécu jusqu’alors.

Je me demandais si les cellules de mon corps émettaient des photons.
J’ai eu envie de me lever, de soulever ma robe, de baisser ma culotte,
d’ouvrir ma bouche, mes lèvres et mon petit trou, de faire rentrer de
la lumière dans cette obscurité, et j’ai imaginé pouvoir faire jaillir
la lumière du plus profond de mon corps.

Elle s’est levée, elle est partie. J’ai eu soudain très froid et un
sentiment d’extrême solitude s’est propagé sur mon épiderme.
J’aurais voulu crier, m’abandonner à la peur qui m’envahissait et qui
bouleversait mes entrailles. Il y avait l’espace infini et une durée
sans fin.

Ma vie, rien, pas même une étincelle dans ce qui l’engloutissait.
Et sa présence vacillait.

Pierre Audouard
(Initialement publié sous le pseudonyme Louise d’Albrey, dans la revue
"Lapsus numérique", édition 2023.)

P.-S.

Pierre Audouard a été compétiteur et enseignant du jeu de Go.Retour ligne automatique
Il a publié un livre technique d’initiation au jeu de Go et coécrit avec Motoki Noguchi l’adaptation française du premier volume de la série "Itinéraire d’un Maître de Go".

Depuis une quinzaine d’années, sa réflexion sur sa cécité, au gré des rencontres et des affinités, l’a conduit à explorer le théâtre, le chant, la danse, la photographie, le cinéma et l’écriture.

Il est l’un des personnages principaux du film de David Yon, Ne me guéris jamais (2023), auquel il a contribué en tant qu’acteur et auteur.

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