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Une collection de phrases de Jean-Michel Maulpoix 

samedi 8 avril 2006, par Jean-Michel Maulpoix (Date de rédaction antérieure : 1996).

Nous avons reçu ce mail de Jean-Michel Maulpoix :

Jeudi 6 mars 2006, 18h49

Chers amis,

Le verdict de la Cour d’appel de Montpellier vient de tomber dans l’affaire Brice Petit. Il est si stupéfiant que je ne peux le commenter, sinon en observant que l’esprit de solidarité dont j’ai fait preuve est lourdement puni et qu’il n’est tenu par la justice aucun compte d’une attitude que j’ai toujours voulue responsable et mesurée.

En effet, la Cour d’appel de Montpellier confirme le jugement de première instance qui relaxait Brice Petit du grief d’outrage et de rébellion, mais elle modifie celui qui avait été prononcé à propos de la diffamation en me condamnant seul à 5000 euros d’amende, de dommages et de prise en charge des frais d’avocat engagés par les policiers pour leur "défense".

Cela signifie que tous frais confondus, j’aurai déboursé plus de 8500 euros pour avoir simplement relayé sur mon site web un témoignage qui m’avait profondément touché ! Seule la générosité de votre soutien m’aura permis d’éviter de me retrouver sur la paille !

Cela signifie également que Brice Petit est entièrement blanchi et ne supporte aucune condamnation. Je m’en réjouis pour lui.

Bien à vous,

Jean-Michel Maulpoix

Pour plus d’infos sur cette affaire qui nous concerne tous, faites un tour sur le site de François Bon :

www.tierslivre.net

voir aussi sur le site de la Revue des ressources Deux écrivains, deux professeurs face à la justice

Parce que nous aimons la poésie de Jean-Michel Maulpoix, la Revue des ressources republie aujourd’hui cette "Collection de phrases" qu’il nous avait envoyée, via Michel Pérelle, en 1995.

Michel Pérelle, qui disait de Jean-Michel en 1995 : "Au contraire des poètes pop-réalistes des années 60/70 (Pélieu, Biga, Tilman, Delbourg) qui, pour critiquer la société de consommation et la manipulation des médias pratiquaient le détournement, l’éclatement et l’hyperbole de la libération sexuelle et des slogans publicitaires, Jean-Michel Maulpoix (né en 1952) a, depuis plus de quinze ans, recours à la "belle langue" dont il sait qu’elle constitue une véritable force contestataire en ces temps de dévoration médiatique de l’écriture. Ses poèmes en prose, en phrases devrait-on dire, fonctionnent par séquences qui se répondent l’une l’autre, ouvertes, émues, à la lisière des mots."}

*

Une collection de phrases

Je suis atteint d’un mal curieux : mon corps est plein de phrases. Troué de paroles et mangé de vers, il n’est plus remué que de ces créatures voraces qui le vident lentement de sa substance. Des mots prospèrent sur mon ignorance, avalent ce que bon leur semble, éprouvent ce qui leur plaît. Ils existent à ma place. Je perçois de plus en plus mal la lumière du jour. je n’habite plus vraiment ce monde. Mon coeur n’est plus à moi : je suis une collection de phrases.

Je ne sais plus d’où ni de qui elles viennent. Impossible de distinguer entre celles que j’ai lues naguère et celles que j’ai moi-même écrites. Mes propres livres me sont obscurs. Je parle avec les mots des autres. Je ne suis plus une personne, mais une sorte de catalogue de formules et de visages. Autrui m’est plus proche que moi-même. Je n’ai plus de pensée, seulement des musiques d’adoption.

Je me suis accoutumé à cette maladie. J’y trouve aussi quelque plaisir. "Moi" est si peu de chose. La dépossession est sa chance. "Bonjour", "bonsoir", "comment vas-tu ?", "je t’aime, je t’aime tant, mon amour" : les mots d’autrui sont familiers et secourables. Je sais gré à des phrases de prendre soin de mon sort. Loin de se refermer sur de solides certitudes, elles demeurent entrouvertes : elles tremblent d’une énigme, elles adressent une invite.

Leur timbre serait-il si clair, seraient-elles si promptes à se fixer dans l’esprit, si elles ne formulaient que la dérisoire vérité dont vivre nous inflige jour après jour les discordances ? Ces mots font autre chose : ils chantent. Sans même y prendre garde, ils protègent de mourir. Ils ne disent pas ce qui doit être pour toujours, ils dessinent des jardins, inventent un jour tout neuf, ou dorment dans le bleu.

Je ne désire pas raconter d’histoires. Je veux entendre sur la page des voix quelconques d’hommes et de femmes interpellant un grand silence. Des voix hésitantes ou craintives, mais qui sonnent juste, comme celles que l’on écoutait naguère chanter dans les églises et qui, peut-être, croyaient savoir. Des voix où transitaient les dieux. Où la mort même pouvait se dire en dépit de ses os brisés.

De telles voix s’élèvent peu. On ne les entend guère. L’amour y rend un son mat. Le coeur bat sans tapage : il faut dresser l’oreille pour en connaître le murmure. Mais il reste beaucoup de plages, de faubourgs où l’on rentre tard, et de jardins d’après l’averse. Assez pour survivre longtemps, beaucoup moins seul qu’il n’y paraît, penché au-dessus des pages blanches, ou tourné vers la fenêtre, essayant de dévisager le bleu.

Sans doute ne saurai-je jamais qui je suis ni où je suis. Sans doute ne serai-je jamais sûr d’avoir été quelqu’un. Tous les mots que j’abandonne derrière moi semblent se souvenir de l’homme que rêva d’être l’enfant que je fus. Je me tiens en eux comme une ombre, près de mon vrai visage, n’essayant plus de m’en vêtir, apaisé simplement de le regarder comme si c’était celui d’un autre.

L’encre s’en va avec les jours, traçant ses lignes, tournant les pages, gardant pour soi l’obscur, essayant tant bien que mal de n’en point parler, se répétant sans cesse qu’il faudra mourir, et que vivre n’est que retenir ses larmes, s’abandonner un peu, puis se reprendre à temps, ajuster l’amour au mourir, et s’appliquer à parler juste dans l’incertain, attendre et s’en aller, comme patientent et s’en vont les mots, afin de se déshabituer de n’être rien.

Aimer encore cela qui nous emporte et nous défait, puisque cela est notre bien. Ces jours sans aventure, ces gestes identiques, ce temps perdu, et l’abandon du faux espoir, et la douceur du soir après la pluie, tous les enfants qu’on n’aura pas, tout l’amour qu’on ne fera plus, la croix, le sac et le couvercle, avec des fleurs tressées, des cris mal contenus et des mouchoirs mouillés.

Nous écrivons des livres qui durent plus que nous. Cela accroît notre chagrin. Je me répète sur le papier le peu que je suis. Plus une phrase est belle, plus elle me désespère, plus elle est exacte. Ce qu’elle dit importe moins que ce à quoi elle se mesure. Ce n’est peut-être qu’un geste pour rien, un de ceux que parfois l’on esquisse dans la nuit en direction de ses semblables, quand il n’y a plus personne. Un geste anxieux d’amour, immense et sans objet.

P.-S.

Le site de Jean-Michel Maulpoix

Ce texte a été publié une première fois dans la revue Points de Fuite en 1995, puis sur le site de la Revue des ressources en 1998.

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