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Senkaku : les îlots de la discorde 

dimanche 19 août 2012, par Christian Kessler (Date de rédaction antérieure : 27 juin 2012).

Le secret était bien gardé. Lors de son séjour aux États-Unis Ishihara Shintaro, gouverneur de Tokyo, nationaliste notoire, coutumier des déclarations intempestives, auteur en 1993 du brûlot, Le Japon sans complexe, a annoncé, lundi 16 avril 2012, le projet de la ville de Tokyo : l’achat pur et simple de trois des cinq îles de l’archipel des Senkaku, revendiquées aussi par la Chine et Taïwan. Ce pavé dans la mare attise les tensions entre le Japon, la Chine nationaliste et Taïwan. L’administration de trois des îles Senkaku dépend de la ville d’Ishigaki, sur l’île éponyme (préfecture d’Okinawa). Elles appartiennent à Kunioki Kuhira, résident de la préfecture de Saïtama, tout disposé à les céder à près de 40 milliards de yens, prix raisonnable pour le maire de Tokyo. Outre ces trois îles, Uotsurijima, Kita-Kojima, Minami-Kojima, Tokyo s’intéresse à l’acquisition de Kubajima, quatrième île de cet archipel, propriété de Kazuko Kurihara, la soeur du précédent. L’État ne possède que la cinquième île, Taishojima. Trois rochers complètent encore l’ensemble décrit. Le ministère des affaires chinois s’offusque de l’annonce du maire. Ces îles sont à la Chine répète-t-il à l’envi. Taïwan est dans la même ligne. Ce rapprochement n’est pas pour déplaire à Pékin.

La Zone Economique Exclusive des Senkaku
Légende : Îles Senkaku (en rose) ; ZEE correspondante (entourage rose) ; gisements d’hydrocarbures (cercles blancs)

Pour Ishihara, l’archipel inhabité des Senkaku est territoire japonais. Il serait retourné dans le giron national lors de la rétrocession d’Okinawa par les Américains en 1972. D’après lui, Taïwan, qui les rattache à la ville de Toucheng, et la Chine, à la province de Taïwan, ne s’y seraient intéressés que bien plus tard, en 1969, après découverte, dans le sous-sol maritime de la zone concernée, de riches réserves d’hydrocarbures. La revendication du Japon est donc parfaitement légitime, clame le maire de Tokyo. Face aux incursions récurrentes des nationalistes chinois qui veulent débarquer dans les îles, les garde-côtes du Japon, relevant du ministère de Transports, n’ont guère d’autre moyen que de faire un peu barrage. Les incidents se multiplient ces dernières années. En février 2007, le Japon proteste contre l’intrusion d’un navire d’exploration chinois. En octobre 2007, contre la tentative de débarquement de militants nationalistes chinois. En 2008, la collision d’un bateau de la garde côtière japonais et d’un bateau de pêche taïwanais provoque le coulage de ce dernier. Le bateau de patrouille secourt les pêcheurs et membres de l’équipage. Quelques jours plus tard, neuf patrouilleurs militaires taïwanais tournent autour d’Uotsuri-jima avant de rentrer à Taïwan. En 2010, un bateau chinois venu pêcher autour de l’archipel percute deux bateaux de garde-côtes, près des îles. L’équipage chinois est fait prisonnier et soumis à une enquête à Ishigaki. D’où l’ire de Pékin qui exige leur libération. Le 10 décembre de la même année, deux conseillers municipaux de la ville d’Ishigaki vont sur l’île de Minami-kojima. La Chine dénonce aussitôt par la visite. Le 3 janvier 2011, quatre Japonais, dont encore deux conseillers de la ville d’Ishigaki, se rendent notamment à Uotsuri-jima, d’ailleurs sans autorisation du gouvernement. Enfin, le mercredi 11 juillet 2012, trois bateaux de pêche chinois ont pénétré dans les eaux des îles Senkaku. Les gardes-côtes japonais ont sommé ces bateaux de partir vers le large, ne recevant comme toute réponse qu’une fin de non-recevoir et les cris des marins chinois assurant que les îles appartenaient à leur pays. Cet incident provoque encore une fois la colère de Tokyo qui a convoqué l’ambassadeur de Chine pour explication. Alors que certains Japonais souhaitent voir armer les bateaux des garde-côtes ou, mieux encore, intervenir les Forces d’autodéfense au risque d’un engrenage militaire vis-à-vis de la Chine, Ishihara prend les devants et constate l’impéritie actuelle du gouvernement pour faire respecter et protéger le territoire national.

Situées à 410 kilomètres au large d’Okinawa, quatre des îles (sauf Kubajima, la cinquième) sont en fait louées par le gouvernement aux propriétaires, afin d’assurer la maintenance. La décision du gouverneur de Tokyo d’acheter ces îles, situées loin de Tokyo, près des côtes chinoises, suscite mainte réaction. Le gouvernement ne sait quelle position prendre. Il est pris entre la diplomatie et la fougue nationaliste d’une partie de la population. Population elle-même divisée entre ceux qui sont prêts à participer au financement de cet achat – par l’entremise de la banque Mizuho, des résidents de Tokyo, font déjà parvenir des chèques, parfois de 100.000 yens – et les autres qui, telle cette femme, préfèrent voir ces sommes allouées à des garderies d’enfant. La ville de Tokyo vient de placarder 6000 posters où sur un fond bleu, on voit les îles, le tout agrémenté d’un texte : « la question qui nous est posée aujourd’hui, est celle d’avoir le courage d’affirmer que ces îles sont territoires japonais  ». On retrouve là l’auteur du Japon sans complexe cité plus haut. Devant l’évolution de la situation avec un nombre croissant de Japonais prêt à payer pour ces îles et favorable à leur nationalisation, une pression constante mise par le maire de Tokyo, le gouvernement s’est senti obligé d’intervenir lui-même et de proposer, à la place de la municipalité, de racheter ces îles aux propriétaires. La nationalisation se faisant alors dans la foulée. Dans ce face à face, voilà que s’invitent aussi les Pandas. On le sait, ces animaux qui ne vivent que dans le Sud-ouest de la Chine, sont depuis quelques années devenus le symbole de la diplomatie chinoise. La naissance le 5 juillet d’un bébé Panda, dont les parents Shin Shin (Zhen Zhen en Chinois) et Ri Ri (Li Li en chinois) avaient été loués depuis l’année dernière pour un coût d’environ un million de dollars par an par le gouvernement japonais, devait être de bon augure dans les relations entre les deux pays. Or ce bébé vient de mourir subitement le 11 juillet, ce qui est considéré comme plutôt un mauvais présage. Comme à son habitude, le maire de Tokyo n’a pu s’empêcher le 28 juin, avant la naissance du Panda donc, de proposer de le nommer Sen Sen ou Kaku Kaku, en utilisant selon la tradition chinoise, deux idéogrammes identiques choisis cependant parmi les caractères formant le nom des îles Senkaku. Une de ces nombreuses plaisanteries douteuses dont il a le secret et qui n’a pas manqué d’être très mal perçue en Chine.

Le nom des îles, Diaoyutai, remonte à la dynastie Ming (XIVe-XVIIe siècles). Un certain nombre de récits de voyage usent encore parfois même à ce jour du terme par lequel la Chine nommait ces îles autrefois et aujourd’hui. Elles sont mentionnées sur des cartes et incluses dans le système de défense côtière de l’empire au XVIe siècle. Tenues pour terra nullius (territoire sans maître) car jamais occupées par la Chine, lesdites îles auraient été offertes par l’impératrice Cixi en 1893 à Sheng Xuanhuai, l’un de ses herboristes. L’édit de Cixi constituait donc une simple prétention de souveraineté. Les Japonais, très au fait du droit occidental à la fin de Meiji, l’ont saisi. Ils en profitent, en pleine guerre sino-japonaise, quelques mois avant le Traité de Shimonoseki (1895), pour les annexer. Le Japon se targue que son État-nation a devancé la Chine et la Corée, empêtrées dans leur féodalisme, pour intégrer administrativement et juridiquement, dès la fin du XIXe siècle, tout le pourtour de la périphérie insulaire. Mais ce faisant, il a posé en germe les discordes futures [1] .
Les prétentions chinoises sont donc plutôt faibles sur ces îles que les Japonais occupent depuis plus d’un siècle. En 1945, lorsque les Chinois reprennent possession de Taïwan, ils ne demandent à aucun moment le retour des îles dans leur giron. Elles sont alors placées avec Okinawa sous administration américaine. Les Américains les rétrocèdent en 1972, mais restent neutres sur la question de leur souveraineté. Car l’allié hier, comme aujourd’hui, c’est le Japon. Ces îles sont ainsi incluses dans le périmètre du traité de sécurité nippo-américain. Toute attaque de la Chine contre elles serait ipso facto un casus belli pour les Américains. Par suite, les revendications de la Chine, même si elles ont crû depuis 1972 et particulièrement ces dernières années, restent plus symboliques qu’autre chose.

Les discussions au sommet tenues à Pnom-Pen et qui viennent de s’achever le 13 juillet n’ont donné aucun résultat. Les deux ministres des Affaires étrangères ont campé sur leurs positions. Pour Koichiro Gemba, ces îles sont bien japonaises par l’histoire et le droit international. Pour son homologue chinois, elles appartiennent au contraire à son pays, et ce, de manière indiscutable. Si la Chine populaire considère les îles Senkaku/Diaoyutai comme chinoises, elle maintient cependant la ligne instaurée par feu Deng-Xiaoping qui, lors de la signature d’amitié sino-japonaise de 1978, avait déclaré qu’il fallait laisser aux générations suivantes la résolution de ce litige frontalier. Les dirigeants chinois jugent en effet beaucoup plus important la coopération économique et éventuellement politique entre les deux pays, même si dans ses tractations diplomatiques, Pékin est toujours prêt à réactiver l’antijaponisme de sa population. Cette conception chinoise des frontières maritimes historiquement souple est aujourd’hui très pragmatique et s’adapte assez bien au monde globalisé. Au contraire d’un Japon dont la conception plus classique peut-être de l’État nation reste très rigide ce qui débouche sur des blocages récurrents. Sans oublier que le Japon dans le cas de ces îles ne dissocie pas la question des zones de pêche et la question territoriale. [2].Néanmoins, outre leur enjeu économique, les îles présentent un intérêt stratégique énorme pour la marine chinoise. Pour accéder à l’espace océanique et assouvir sa nouvelle ambition - détrôner la puissance militaire navale du Japon —, la Chine doit passer par la zone d’Okinawa. Les apparitions de sous-marins chinois dans la ZEE (zone économique exclusive) japonaise en 2004 avaient provoqué un regain de tension. D’autant que même purement défensive, la marine nippone, avec ses bateaux très modernes et ses systèmes antimissiles ultrasophistiqués, est incontestablement la meilleure d’Asie [3]. Il faut savoir que la délimitation de ces ZEE n’est rien moins que stricte car elle pose à chaque fois des problèmes territoriaux (à partir de quelles terres doit-on commencer le tracé ?), halieutiques (comment définir clairement les zones de pêche ?) mais aussi topographiques et géohistoriques (à qui appartient historiquement ces mers et ces îlots, comment s’y retrouver dans les cartographies anciennes ?). Pour les États, il s’agit autant que faire se peut d’essayer par des tracés d’augmenter sa zone ce qui ne peut déboucher que sur des litiges toujours plus nombreux. [4]

Pour le Japon qui n’a guère d’autres idées, d’autres projets internationaux à proposer à sa population, la périphérie insulaire demeure un fort enjeu politique. Témoin les efforts gigantesques pour sauver l’îlot lointain d’Okinotori-Shima de l’abrasion marine. Sa seule disparition entraînerait une perte de souveraineté sur une surface maritime équivalente à la surface terrestre complète du Japon. La discorde sur les frontières insulaires est une vieille antienne de l’extrême droite et peu ou prou d’une large partie de l’opinion publique. Le Japon y dispute les îlots Takeshima (Tokto en coréen), dans la mer du Japon avec la Corée du Sud et du Nord, et les îles des territoires du Nord ou Kouriles du Sud, au nord-est de Hokkaïdo, avec la Russie. Donc, au-delà des enjeux économiques – exploitation halieutique, gisements miniers, zone maritime –, on ne saurait sous-estimer la valeur symbolique d’une terre sacrée dans un pays où le mythe d’un seul peuple et d’un seul territoire reste des plus prégnant.

P.-S.

Christian Kessler, historien, professeur détaché à l’Athénée Français de Tokyo, enseignant aux universités. Dernier ouvrage paru, Le Japon des samouraïs à Fukushima, Fayard/Pluriel, 2011, réédition 2012.

En logo : île Kubajima de l’archipel Senkaku (Made based on [http://w3land.mlit.go.jp/WebGIS/ National Land Image Information (Color Aerial Photographs)], Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism".
ウィキペディア日本語版でこの画像を表示する時は、画像のサムネイルに 国土航空写真 のタグを付加してください。他のプロジェクトに表示する場合にも、それぞれの言語によりその表示内容と同様の標記を行ってください。)

Notes

[1Philippe Pelletier, Le Japon, géographie, géopolitique et géohistoire, éditions Sedes, 2007.

[2Serita Kentarô, Nihon no ryôdo (le territoire japonais), Tokyo, Chûôkôronshinsha, 2002

[3Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, Presses de Sciences-Po, 2010.

[4Philippe Pelletier, ibid.

3 Messages

  • Senkaku : les îlots de la discorde 5 juillet 2012 07:20, par Mys

    Bonjour, les ilots que les japonais appellent "Takeshima" sont peut-etre revendiques par ces derniers, mais pour l’instant il s’agit bien d’un territoire officiellement sud-coreen. Veuillez, si vous le voulez bien, indiquer que ces ilots ont un nom officiel : "Dokdo" et que "Takeshima" est une appellation uniquement japonaise.

    L’appellation mer du Japon est egalement source de conflit, veuillez noter que la facon la plus neutre d’appeler cette etendue de mer est la double appellation "mer du Japon / mer de l’Est". De plus en plus de medias et de cartographes ont commence par ailleurs a utiliser cette double appellation.

    Merci !

    • Senkaku : les îlots de la discorde 7 juillet 2012 17:05

      J’ecris clairement que ces ilots (appeles Takeshima en japonais) sont revendiquees par plusieurs pays et aucun ne considere qu’ils appartiennent officellement aux deux autres. Je n’ai donc pas a prendre parti.

      En ce qui concerne les noms utilisees, je me place sur le principe le plus simple a savoir que je donne ici les noms japonais parce que mon article est centre sur le Japon qui en est le sujet. Je ne crois pas qu’il soit bon a chaque fois, de donner les differentes terminologie, et les double - appellation dans un article comme le mien n’auraient pas de sens et l’alourdiraient inutilement. Sur une carte, c’est evidemment autre-chose.

  • Senkaku : les îlots de la discorde 14 juillet 2012 23:39, par inoshishi

    Quelques précisions et rectifications :

    - Ecrire que des récits de voyage "usent encore à ce jour" de l’appellation chinoise est plutôt curieux : cela veut-il dire que de tels récits de voyage ont été conservés jusqu’à nos jours, ou qu’on fait encore aujourd’hui de tels récits ?
    - Les ïles sont tenues pour terra nullius par le gouvermement japonais, mais non par les gouvernements chinois ou taiwanais : on ne peut donc dire qu’elles le sont "au plan international". Par ailleurs des territoires peuvent être inoccupés sans être pour autant des terra nullius (la France possède ainsi des ïles qu’elles n’occupe pas).
    - Le don de Cixi n’est pas une réalité historique incontestée.
    - Les ïles ne sont pas "appelées aujourd’hui Diaoyu par les médias du monde" puisqu’elles sont contrôlées par le Japon, et sont donc souvent appelées Senkaku.

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