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Ne pas voir Lisbonne 

jeudi 2 décembre 2004, par Florence Lojacono

LISBONNE. 2 octobre 1987. 23° C. Orageux.

Seconde visite à la Ville Blanche. De mon premier passage je ne garde aucun souvenir précis : ni de la ville que j’ai pourtant parcourue en tous sens, ni des œuvres d’art que j’aurais pourtant dû aller admirer. J’étais allée à Lisbonne comme je serais allée dans n’importe qu’elle autre ville, simplement parce que tu y étais. Cela devait être en 1982, j’habitais encore le sous-sol près de l’Orangerie et le film de Tanner est sorti peu après. Ce dont je me souviens cependant, c’est l’urgence du départ, l’exaltation sur le quai de la gare, et l’arrivée, un matin de printemps. Une grève ayant paralysé les trains, c’est en bus que j’ai traversé le Portugal. Le long de la route, le premier galão, servi dans un verre étroit et haut. Puis Lisbonne est apparue, pointée par un soleil immense et rouge. Mais surtout, plus que tout autre chose, je me souviens de toi. Nous n’avions même pas rendez-vous. J’étais partie sur un coup de tête, quand un soir, une voix au téléphone, m’a dit que tu étais à Lisbonne. Sans te prévenir, sans ton adresse, sans même savoir la date exacte de ton séjour... Je me souviens aussi de l’attente dans un petit hôtel. Le temps ne passait pas assez vite. Quelques rencontres ont distrait cette attente et aidé mes recherches : le réceptionniste qui me conseilla sur les marques de Porto, une fille sympa qui m’a invitée chez elle et, en l’honneur de la France, m’a fait écouter Serge Lama. Un court séjour en Algarve profitant d’un forfait étudiant, image de carte postale, galoper sur les hautes falaises, l’impression que le temps aussi s’accélère. Je t’ai trouvé au bout d’une semaine. Rencontre dans un grand escalier de l’université, mon cœur au bord de l’implosion. Nous ne sommes restés que quelques jours ensemble, deux, trois ? Quand tu es parti à Evora, sans me proposer de t’accompagner, je n’avais plus de raison de rester à Lisbonne, je suis rentrée par le premier train. Je n’avais en fait rien vu de la ville. Et pourtant comme un écrin où une carte au trésor, Lisbonne avait été fouillée, déchiffrée, ouverte, vidée.

la jetée
© Erika da Silva

Aujourd’hui encore, seule à Lisbonne. Une fin d’après-midi au Brasileira, rue Garrett, un café où tous les hommes te ressemblent, où nous aurions pu aller ensemble… Je bois un galão. Cette fois je suis arrivée en bateau, mais je n’ai pas retrouvé l’émotion du grand soleil rouge le long de la route. Peut-être parce que je ne cherche plus personne. Mon regard n’arrive pas à être neuf et pourtant je n’ai pratiquement aucun souvenir de mon précédent séjour. Mais justement, je revois Lisbonne à travers ce vide, d’ailleurs absolument rempli par toi. J’étais accompagnée quand je suis allée au musée mais c’est à toi que je pensais devant La Tentation de Saint Antoine. Cela fait assez longtemps déjà que je suis assise à une petite table, en compagnie du Tropique du Cancer. Agréable coïncidence de lire ce livre juste après Septentrion de Calaferte. Cela me plaît de ne plus entendre parler français, de ne pas comprendre les conversations des tables voisines, dans la rue, j’ai l’impression de mieux pouvoir me concentrer sur ce que je vois.

Le café est plus calme tout à coup. Des hommes attendent des femmes, des femmes cherchent des hommes. J’ai de la tendresse pour eux depuis le rendez-vous raté duNord /Sud, notre dernière fois manquée, à Paris. Au moment où la musique démarre sur la place, la femme arrive et le couple s’installe à côté de moi. L’homme a une revue française à la main, Paris Match. On lit beaucoup le français ici. Les librairies et les kiosques sont pleins de livres et de magazines français. La musique envahit le café par intermittence, tantôt assourdissante, tantôt muette. Des chaises sont installées partout sur la place du Chiado. Un speaker fait des essais de micro. Je traverse la place encombrée, on y dansera ce soir. La rue Garrett à la nuit tombante ressemble à la rue principale de Heidelberg puisque à cette heure-ci de la solitude toutes les villes sont poignantes.

Le cireur
© Erika da Silva

Dans le tram. De retour vers Belém. Au détour d’une ruelle, j’aperçois un bref instant toute la ville, déjà dans la pénombre, déjà loin. Je voudrais tant me souvenir de toi, mais tout s’efface.

Nous appareillons demain pour Madère. Cette fois encore je n’ai pas vu Lisbonne.

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