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Littérature et cinéma fantastiques au Japon 

jeudi 12 juin 2008, par Roger Bozzetto

Le terme « fantastique » s’est vidé de son sens premier par l’utilisation qu’en fait la publicité (My Toyota is fantastic), ou le parler banal (un but de Zidane qualifié de fantastique, ou un concert fantastique, etc). De plus, aux USA au moins, il est remplacé par « gothic, horror, weird ». Doit-on pour autant condamner ce vocable à disparaître ? Existe-t-il en japonais ancien ou a-t-il été importé lors du Meiji ?
Notons tout d’abord qu’il s’agit d’un genre récent, et qu’il naît en Occident, fin XVIII° siècle. Il se répand ensuite dans certains pays, comme l’Amérique Latine et, en Extrême Orient, au Japon.

Les fantastiques en Occident


Jusqu’alors et depuis l’extrême antiquité, l’imagination des peuples avait été sans limites, et avait donné lieu à des mythes et à des contes. Dans les deux cas cela relevait de la présence de la Surnature et de ses possibilités d’intervention dans le monde humain - sans que cela provoque d’incompréhension. Aussi bien les dieux, les saints, les fantômes, les morts pouvaient revenir, intervenir, procréer avec des mortelles ou des mortels- le jour, la nuit, par le rêve ou par le moyen de métamorphoses. Cette vision du monde était admise et légitimée dans le cadre d’un ordre « naturel » que les religions sanctifiaient.
La Révolution industrielle en Occident, appuyée sur le développement des sciences et des techniques va bouleverser le paradigme « naturel » jusqu’alors tenu pour évident, aussi bien au plan politique, qu’industriel, que littéraire ou psychologique.
La réalité soudain se problématise, le sol des certitudes se réduit, une inquiétude se fait jour. Prenons un exemple : Mérimée dans La Vénus d’Ille nous présente un certain nombre de coïncidences qui laissent entendre sans le lui dire, au lecteur, que la statue de la Vénus va s’animer. Dans un ancien conte merveilleux, la statue de la Vierge s’animerait et on crierait au miracle. Ici on ne sait pas ce qui se passe dans la nuit où le fiancé est écrasé. Seule la fiancée croit voir une forme verdâtre venir dans le lit nuptial, mais elle n’est pas crédible car elle est devenue folle. La folie semble être le seul langage impensable pour rendre de l’événement l’inconcevable. Ou bien la statue s’est déplacée et est venue tuer le fiancé ou bien...
Il en va de même dans la nouvelle de Poe Ligeia. Après avoir joué au nécromant le personnage se retrouve devant une morte qui se met en marche, mais on nous a prévenu qu’il prenait de l’opium : que voit-il ? Qu’imagine-t-il ? On ne sait pas et on se trouve devant le « Je sais bien...mais quand même » d’Octave Mannoni.
Depuis, les textes fantastiques ont exploré d’autres domaines et parfois remplacé l’inquiétude par l’angoisse, la terreur par l’horreur, comme on le voit chez Stephen King.

Le Japon et les fantastiques

Comme toutes les cultures la japonaise connaît des mythes et des contes merveilleux, comme ceux qu’a recueillis Lafcadio Hearn et qui ont été traduits dans Fantômes du Japon (UGE,1980) On y trouve des récits sur les hommes requins, sur les rêves, les fantômes, etc., semblables quant au fond aux textes merveilleux occidentaux par l’imagination, mais dans des décors et avec des personnages et des décors japonais.
Le XVIII° siècle a vu naître Uedo Akinari, l’auteur de Contes de pluie et de lune (Folio1984). Il met en scène des amours entre femmes et serpents, il laisse entendre une métempsychose qui unirait à travers le temps un bonze et des carpes. On n’est plus dans l’univers des contes, par la subtilité du récit, mais l’auteur ne procure pas un « effet de fantastique ». Ce qui le rapproche des textes occidentaux de la même époque qui ne distinguaient pas toujours ce qu’ils nommaient le fantastique et ce qui relevait du merveilleux.
La fin du XIX° siècle a vu le Japon entrer dans l’ère du Meiji, qui signe la fin de l’isolationnisme japonais et son entrée dans l’ère industrielle qualifiée alors de « modernité ». L’ouverture du Japon aux techniques occidentales lui donna une armée puissante et un désir d’expansion. Mais ce fut aussi une rencontre avec la littérature occidentale, y compris avec les textes fantastiques. Pourtant l’un des grands auteurs de ce qu’on nommera le fantastique japonais a été Akutagawa Ryunosuke (1892-1927), en particulier dans son recueil traduit en français sous le titre Rashomon et autres contes (Gallimard 1965). Ce sont des textes originaux, mais ils se réfèrent à d’anciens contes recueillis dans le Konjaku monogatari (XII°siècle). L’auteur en les réécrivant leur fait rendre une dimension fantastique comme on le voit avec « Dans le fourré ». Ce qui intéresse dans ces textes c’est la capacité de la littérature fantastique japonaise à reprendre sous des angles neufs et dans un style littéraire moderne les thèmes des anciens contes. Ces auteurs répètent, à leur manière, ce que Pu Song Lin au XVIII° siècle avait fait pour les contes chinois de la dynastie des Han, à savoir transposer dans la prose littéraire de son époque les images et les récits venus du folklore, et que l’on retrouve dans Le studio des loisirs (10/18,1987).
Parallèlement, un autre écrivain, Junichiro Tanizaki (1886-1965), s’intéresse au fantastique. On connaît de lui une nouvelle, « Le tatouage », choisie par Roger Caillois pour son Anthologie du fantastique (Gallimard, 1966) et « La tumeur à face humaine » dans L’affaire du « Yanagiyu » et autres récits étranges (Gallimard 1991). Il est aussi le premier auteur japonais à figurer dans la collection de La Pléiade. Cet auteur, à la différence d’Akutagawa, ne se réfère pas explicitement à d’anciens récits qu’il rajeunirait. Que ce soit dans « Le tatouage » ou dans « La tumeur à face humaine », il invente le thème comme le traitement, avec une grande originalité, mais aussi avec le souci de se situer dans une imagerie proprement et culturellement japonaise. Comme si les figures et les personnages comme l’intrigue, quelqu’originalité qu’ils présentent, ne pouvaient prendre leur forme que dans la tradition littéraire japonaise qui persiste ainsi sous ses nouvelles formes.
Peut-être est-ce parce que jusqu’à récemment, le Japon n’a pas vécu les conséquences du changement de paradigme qui a eu lieu en Occident lors de la Révolution industrielle et qui s’était traduit par des bouleversements politiques, avec le renversement des monarchies et l’advenue d’une « démocratie bourgeoise ». Le Japon a su ne pas rompre avec son passé tout en mordant dans le présent. Cela est visible dans l’architecture des villes. Kyoto en est un exemple. Ville moderne, tracée au cordeau par des axes qui se recoupent à angle droit, comme Manhattan, mais parsemée de temples où les japonais se rendent spontanément. Ils y voient des bonzes qui épilent la mousse, ils suivent des chemins, des rites, se retrouvent sans s’être perdus. La religion shintoïste, qui irrigue la sensibilité des individus, leur permet une présence à la Nature. Ils rencontrent les esprits des arbres, des fleurs, ils peuvent ressentir la présence d’une sorte d’âme de la terre. C’est ainsi que les textes japonais de fantastique mettent rarement en scène une franche rupture d’avec la Surnature, car elle est toujours présente à l’horizon.


Quelques films japonais touchant au domaine des fantastiques

Le cinéma japonais est très riche et ses auteurs ont montré qu’ils pouvaient proposer des films universalisables. La guerre, avec les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, ils ont tenté de l’exorciser avec Godzilla de Ishiro Hondo (1954). Godzilla est représenté comme une sorte de salamandre géante enfouie sous terre depuis la Préhistoire et réveillée par les essais atomiques. Godzilla se tient sur ses pattes arrière et en avançant détruit la ville moderne. Cette figure est associée à des thèmes écologiques et au souvenir de la bombe atomique, vivace chez les Japonais. Une figure de l’horreur demeurée présente dans l’esprit des Japonais.
Plus récemment, Koji Suzuki a écrit un roman proche des textes fantastiques européens : Ring (Presses Pocket) que Hideo Nakata a mis en scène en 2001, et qui subira un remake sous le même nom par Gore Verbinski (2002). Il s’agit de l’orchestration dans un décor moderne du conte traditionnel japonais « La jeune fille au fond du puits », une morte aux longs cheveux qui figure dans le recueil de Lafcadio Hearn. Mais le déroulement de l’intrigue nous entraîne de Tokyo vers un lieu écarté dans le Nord du Japon. Le fantôme mortifère de la jeune fille s’est introduit dans une cassette de film télévisuel. Qui le regarde meurt quelques heures après. Le film narre la poursuite d’un couple qui recherche l’origine de la malédiction pour que leur fils soit sauvé, et elle aboutit évidemment à un ancien puits qu’il s’agit de redécouvrir et dont il faut extraire un cadavre que l’on enterrera décemment. Le même auteur a publié Dark Waters (Presses Pocket), que le même Nakata a mis en scène sous le même titre en 2003. Il s’agit ici d’un décor misérabiliste, une maison que peu à peu l’eau et les moisissures envahissent. Une femme et son enfant tentent de survivre, cernés par le mal, qui est peut-être lié à la présence d’un enfant suicidé ou en tout état de cause noyé ? Il demeure de lui une poupée que la petite fille garde. Le thème classique de la maison hantée est traité sur le mode minimaliste. On imagine ce que Stephen King aurait pu tirer de ce décor, dans un feu d’artifice hollywoodien. Ici rien que les éléments nécessaires à la création d’un regard sur les choses, une subjectivation qui conduit à une sorte d’intériorisation. Comme si le décor que voient les spectateurs était dans une certaine mesure le monde intérieur de la femme, exploitée à l’extérieur par la société, et qui se réfugie dans son univers. Univers qui a un répondant à l’extérieur peut-être. Le spectateur est peu a peu, comme la petite fille, glacé par cette pluie de malheur qui suinte dans les interstices.
Cette présence de l’eau, si l’on en croit Hideo Nakata, est pour les Japonais liée à une présence du Mal et figure une source traditionnelle de peur : « Pour les Japonais l’eau est un élément de terreur. Elle fait et a fait énormément de victimes lors des raz de marée, des crues. »
En 2004, Takashi Shimizu a mis en scène The Grudge, qui reprend le thème de la maison hantée. Une jolie maison à Tokyo, qui cache d’horribles mystères, un fléau qui s’abat sur tous ceux qui en franchissent le seuil. Dans tous ces films on notera à la fois la présence du mal lié à un passé mortel, souvent lié au suicide, et qu’il s’agit d’exorciser afin d’échapper à sa malédiction. Les films traitent ce sujet dans le cadre d’images très fortes, et souvent d’un suspense très proche des thrillers étasuniens. Mais ils s’inscrivent toujours dans un contexte à la fois physique et symbolique original, ce qui leur donne une saveur particulière, dont les « remake » étasuniens ne donnent qu’une faible (et parfois fausse)idée.
On ne quitte pas le monde japonais sans se référer aux mangas. Non seulement dans les bandes dessinées, ou dans les jeux vidéo, mais surtout dans les dessins animés, comme ceux de Oshii Mamoru, tel Ghost in the Shell(1995) ou Avalon(2001) mettant en scène une androïde policière qui, en même temps qu’elle enquête sur une série de meurtres, poursuit une quête sur sa propre identité. On pourrait ajouter à ce nom celui de Hayao Miyasaki qui a tourné Le Château Ambulant (2003) après Princesse Mononoke (2000).
Mais nous sortons là du domaine des fantastiques pour entrer dans celui des merveilleux.

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