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Le sens des affaires : Cinq. 

samedi 6 février 2010, par Rodolphe Christin

Cinq.

Dans son boudoir de la rue des amis, Clara n’était jamais en retard. Un rendez-vous est un rendez-vous. Courtoisie et professionnalisme l’obligeaient à un minimum de rigueur. C’était un principe auquel elle ne dérogeait jamais.

En outre, son client Monsieur Dumenclin n’aimait guère attendre, comme tous les gens importants, ou plutôt : qui se sentaient importants. Personne n’est insignifiant, n’est-ce pas ? C’est du moins ce que Mathilde –ou Clara- pensait dans son for intérieur, mais elle laissait cette conviction de côté, le protocole devant être respecté. Clara était une femme du monde. Qui ne fréquentait que du beau monde, le « gratin » comme on dit.

Directeur de la Compagnie Dumenclin, spécialisée dans la commercialisation de chaudières à bois et la fabrication des granulés assortis, Monsieur s’efforçait, la porte de chez Clara franchie, de tout oublier. Absolument tout, y compris ce slogan lancinant qui tournait sans arrêt dans sa tête, sa raison de vivre : Les chaudières à bois Dumenclin vous chauffent et vous réchauffent, les bois Dumenclin vous font du bien !

Monsieur Dumenclin avait inventé lui-même ce slogan ; il n’était pas du genre à recourir aux services d’une société de conseil en communication, trop dispendieuse à ses yeux. La richesse commençait par la réduction des coûts. Logique imparable, qu’il enseignait deux heures par semaine à ses étudiants en école de commerce. Lui-même n’avait pourtant jamais réussi à dépasser le cap du baccalauréat. Il était assez fier de sa situation de parvenu.

Ce n’était toutefois pas le slogan de la Compagnie qui faisait la fortune, plutôt bonne, pour ne pas dire excellente, de Monsieur Dumenclin. Il avait tout simplement bénéficié de la montée du prix de l’énergie, pétrole et gaz, et décidé au bon moment d’exploiter les hectares de la forêt familiale. Une bonne opportunité, saisie juste à temps. Le succès commercial fut immédiat ; en outre, Hector Dumenclin doublait toujours ses arguments économiques d’arguments écologiques, ainsi emportait-il aisément l’adhésion. Parler de « développement durable » suffisait pour faire des affaires. Il commençait même à entrevoir la possibilité d’élargir son emprise sur toute l’Europe. La création de filiales devenait un rêve réalisable.

Les chaudières à bois Dumenclin vous chauffent et vous réchauffent, les bois Dumenclin vous font du bien !

Pour l’heure, il essayait d’oublier ses affaires. Il devait se concentrer sur Clara, qu’il rencontrait tous les jeudis de chaque mois. Oublier, s’oublier… oui mais, même dans le plus simple appareil, allongé sur le divan de tissu rouge, l’homme d’affaires refusait de dénouer sa cravate, qu’il gardait autour du cou, certes détendue, mais qu’il gardait tout de même comme s’il s’agissait d’un signe distinctif, du symbole de sa classe, de l’attribut de sa virilité. Clara riait doucement de ce ridicule.

L’appartement était coquet, on entendait des bruits assourdis de klaxons qui montaient jusqu’à l’étage. La rue des amis était une rue passante. Mais l’immeuble de bon standing était bien insonorisé, la ville y restait plutôt discrète.

Clara revêtait pour l’accueillir une tenue particulière, toujours la même, un chemisier très décolleté de couleur noire et une jupe courte, très courte même, noire elle aussi.

Non seulement Dumenclin devait oublier ses affaires, mais il devait oublier sa femme. Les fesses flasques de sa femme, surtout. Y parvenir lui faisait du bien. Leur relation devenait de plus en plus houleuse avec le temps. De plus en plus passionnelle. Au moins les choses ne s’affadissaient pas entre eux. Peut-être était-ce dû au fait qu’ils n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Mais peut-être pas. Seules tes affaires t’importent, lui reprochait-elle souvent. Un jour, ce fut même le reproche de trop. Son mari lui avait alors hurlé en retour, rouvrant violemment la porte d’entrée que Simone venait de claquer : tu te trompes, tes fesses flasques aussi ! Elle avait pris cette déclaration d’amour comme un affront, ce qui en disait long sur leur degré d’incompréhension réciproque. Avant de prendre le large, elle lui avait rétorqué : De toute façon, je déteste les chauves ! Qu’on puisse lui faire ce reproche, qu’il entendit comme une déclaration de guerre, lui faucha les deux jambes. Il n’eut plus rien à dire. Il referma calmement la porte et alla s’asseoir dans son fauteuil préféré.

Il resta trois jours sans bouger avant que son ventre ne le pousse du côté du réfrigérateur. Vide, ou presque. On ne pouvait pas compter sur elle.

Bien sûr, Simone revint le quatrième jour. Elle lui glissa des chéris et des minous dans le cou. Il l’embrassa en retour, l’entoura de ses bras fragiles et blancs, regrettant à haute voix tant d’impulsivité. Ses mots avaient glissé de sa bouche sans que sa pensée, ni même son imagination, ne les aient vraiment formulés. Ils se réconcilièrent ainsi ; les choses reprirent leur cours ordinaire, très ordinaire. Jamais son mari ne lui posa cette question : où avait-elle passé ces trois journées d’absence ?

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