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Le fou et son cerveau 

lundi 14 avril 2008, par Jérôme Solal

Jules Lermina (1839-1915) est un écrivain turbulent et prolifique. A vingt ans, marié et père de famille, il doit renoncer à ses études de droit. Il travaille dans la police, la banque, part en Angleterre, se lance dans les affaires, revient en France, entre dans les assurances.
Lermina aime le mouvement et le combat. En 1861, il fait ses débuts de journaliste au Diogène puis écrit dans différents journaux, souvent très hostiles à Napoléon III. Ses prises de position lui valent bien des tracas. Il fait plusieurs séjours en prison - la première fois en 1867 à Mazas (Victor Hugo lui apporte son soutien), la dernière fois en 1870 pour avoir osé réclamer publiquement la condamnation de l’Empereur aux travaux forcés (cette fois, il s’évade).
Ce républicain proche de la Commune joue aussi les grands reporters, il se trouve aux avant-postes pour l’affaire Troppmann qui en 1869 défraie la chronique judiciaire.
Il devient ensuite un romancier populaire très productif, écrivant parfois sous pseudonyme. Il publie récits historiques, romans policiers et d’aventures, prolonge l’œuvre d’Eugène Sue (Les Mystères de New-York, 1874) et celle d’Alexandre Dumas (Le Fils de Monte-Cristo, 1881). Par ailleurs encyclopédiste soucieux de toucher le plus grand nombre, il dirige la rédaction de plusieurs dictionnaires, comme le Dictionnaire universel illustré, biographique et bibliographique, de la France contemporaine en 1885.
A partir des années 1880, influencé par les travaux de William Crookes, Lermina s’intéresse à l’occultisme. Il donne des conférences, participe activement au G.I.I.E, le Groupement indépendant d’études ésotériques, qui regroupe toutes les sociétés versées de près ou de loin dans les sciences magiques. Il publie un ouvrage de synthèse, La Science occulte, en 1890, ainsi que des nouvelles dans L’Initiation, la revue que dirige Papus, le maître de l’ésotérisme fin-de-siècle. Des fictions comme La Magicienne (1892) ou La Deux Fois Morte (1895) explorent le domaine du magnétisme et du surnaturel.
Après cette période féconde, il poursuit sans faiblir son œuvre d’écrivain engagé, anticlérical (Les Crimes du cléricalisme, 1900) et anarchisant (L’ABC du libertaire, 1906), de feuilletoniste (la série des Toto Fouinard, le petit détective parisien en 1908-1909) et de romancier populaire (L’Effrayante Aventure, 1913).

I

Pourquoi six heures ? Non pas six heures moins cinq minutes ni six heures cinq, mais bien six heures juste. Cela me préoccupait plus que je ne voulais me l’avouer, et cependant je ne m’étais pas trompé. Tenez, hier encore, j’étais allé chez lui, pour mon procès.
Car il est temps que je vous dise de quoi je veux parler ou plutôt de qui.
Lui, c’est Me Golding, mon sollicitor, un homme de sens et de talent, plus rusé que tous les attorneys des États-Unis, et qui sait vous retourner un juge comme un gant de feutre, ou lui ouvrir l’esprit à point, comme le plus graissé des bowie-knifes.
Je suis un homme comme vous, ami lecteur, mais peut-être ai-je en moi telle disposition qui chez vous n’existe qu’à l’état latent.
J’ai remarqué que chez tout individu appartenant à la race humaine, réside en un point spécial et sans qu’il s’en rende compte lui-même, une faculté, comme une sorte de sens, doué d’une superacuité remarquable. Chez les uns, j’ai vu que c’était le désir de l’or, ou plutôt le flair des affaires ; chez les autres, c’était la divination intuitive de la fragilité d’une femme. Les uns se disaient, en entendant un bavard : là, il y a une bonne affaire à engager. Les autres, en regardant la plus guindée de toutes les mères de familles : voilà une femme dont je serai l’amant.
Cela ne se discute ni ne s’explique. Cela est. C’est une agrégation, indépendante de toute volition, entre telle portion d’un autre être et la portion équivalente de votre propre nature, comme un engrenage auquel vous ne pouvez échapper. Il y a en lui ou en elle telle aspérité qui s’accroche, par son évolution même, à un des ressorts de notre mécanisme. Et tout suit.
Moi, j’ai le flair de l’étrange : chez un homme, si innocent, si naturel qu’il paraisse à tous, je pressens, je constate l’anormal, en si petite dose qu’il s’y trouve. L’infinitésimal m’affecte. Et une fois que j’ai été touché par ce ressort invisible, rien ne peut m’arrêter. Il faut que je sache, que je suive le mouvement, l’impulsion qui m’a été communiquée.
C’est ainsi que cela se passa avec Me Golding, homme régulier, comme le balancier d’une pendule, marchant comme un rouage, vivant automatiquement ou plutôt mathématiquement. A dix heures du matin, je le trouvais à son bureau pour ses consultations. Et, remarquez-le, jamais une minute avant ni après dix heures ; à une heure, au tribunal ; à cinq heures, dans son cabinet ; à six heures... c’est là ce qui me frappa.
J’étais chez lui : nous causions de mon procès... oh ! une misère... quelques centaines de dollars dont je me soucie comme d’un poisson salé. Mais j’en avais fait une question d’amour-propre et pour la vingtième fois - pour la centième, peut-être - je répétais à Golding les pourquoi de mon entêtement. Il m’écoutait comme un sollicitor sait écouter - tarifant d’avance chaque minute qui s’écoule, et rêvant déjà au mémoire à présenter, et sur lequel je devais lire : Pour avoir conféré pendant une heure du procès X..., 8 dollars. - Je n’avais pas pris garde à l’heure, et lui ne me rappelait pas que l’heure de sa consultation allait être achevée. En vérité, nous approchions du dénouement et cette conférence n’était pas inutile.
C’est alors, - j’entamais le dernier point de la controverse et j’allais démontrer victorieusement que mon adversaire était un malhonnête homme, - que sonnèrent six heures : oh ! doucement, tout doucement, au timbre fêlé d’une vieille pendule vermoulue, échappée de quelque cargaison anglaise. Il paraît que six heures sonnèrent ; moi je n’entendis rien, tant le timbre avait faiblement résonné. Mais, instantanément, Golding n’était plus devant moi. Où donc alors ? tout à l’heure il était si solidement cloué dans son fauteuil de cuir !... Je regardai derrière moi, la porte de l’étude se refermait. Il était parti. Si vite, si délibérément, sans un mot d’excuse, sans un geste d’avis !... Parti, ou plutôt glissé dehors.
Il y eut agrégation entre le quelque chose, personnel à cet homme, et ma faculté d’investigation. Je me sentis accroché, le cliquet était tombé.
Non, ce n’était pas par impolitesse, ennui ou fatigue qu’il s’était ainsi dérobé à notre entretien. Par impolitesse ? Golding était la courtoisie en personne. Par ennui ? Un sollicitor ne s’ennuie que de ce qui ne rapporte pas. Par fatigue ? Un client ou un autre, qu’importe ?
Il y avait autre chose. Quoi ? Je ne le savais point, mais je le sentais. Sensation vague, intuition positive, qui ne définit pas, mais affirme. Pendant toute la journée du lendemain, je fus obsédé, non d’un désir, mais du besoin de savoir. C’était une possession ; l’idée avait pris racine en moi ; elle germait, grandissait. Je retournai chez le sollicitor à cinq heures. Il me reçut comme à l’ordinaire. Nul changement, nulle gêne, mais pas une excuse. Il semblait ne pas avoir la notion de ce qui s’était passé ; je n’osai pas lui en parler.
Pourquoi la question vint-elle dix fois sur mes lèvres, et pourquoi dix fois ne me sentis-je pas le courage de parler ? Quelques minutes avant six heures, j’attendais... oh ! comme j’attendais que le timbre fêlé retentît... mais on vint nous déranger, je dus partir, je descendis dans la rue. A six heures, il passa auprès de moi, sans me voir... ou du moins je suis sûr qu’il ne me vit pas, quoiqu’il m’eût regardé... Je pouvais le suivre, mais je jugeai qu’il ne fallait pas procéder ainsi. Je m’en allai, pour revenir encore le lendemain, le surlendemain.
Mais le hasard - était-ce bien le hasard ? - était contre moi ; je ne pouvais me trouver dans son cabinet jusqu’à six heures. Seulement, alors que je me tenais, en bas, blotti auprès de la porte, l’épiant, comme aurait fait un voleur qui en eût voulu à sa bourse, je le voyais passer, froid, calme, insensible à tout ce qui se passait autour de lui... toujours dans la même direction, sans tourner la tête à droite ni à gauche, regardant droit vers un but...
C’était un homme de quarante ans... Ah ! son portrait ? il ne présentait rien d’étrange, aucun caractère singulier. Les enfants ou les personnes sentimentales croient seules encore à un rayonnement de l’étrange en dehors de l’individu, à une trahison de la physionomie et de l’allure. Croyez-moi, défiez-vous, au contraire, de l’homme dont rien ne sort ! Visage calme, attitude insignifiante, c’est hypocrisie voulue ou inconsciente. Le visage qui ne dit rien parle en dedans.
Celui-là - avec ses cheveux gris, ses yeux bleus, son front haut et sans rides, son pas régulier, cette absence totale d’agitation externe - celui-là devait avoir des rides en dedans et son cœur devait battre dans sa poitrine d’un heurt saccadé, quelque chose comme le halètement fébrile du remords ou le tressautement de la terreur.
Comme je l’espionnai, comme je me glissai furtif auprès de lui, comme j’étudiai chaque inflexion de sa voix !... rien ! Pourquoi, après tout, ne pas supposer qu’à six heures juste il avait pris, dans trente ans d’exercice, l’habitude de quitter son office ?... qu’à cette heure-là quelqu’un l’attendait, quelque gouvernante peut-être, un peu grondeuse, un peu revêche, se plaignant que l’eau eût trop longtemps bouilli dans la Kettle, que les rôties fussent trop brûlées ?...
Mais non, non, mille fois non. Quelqu’un ne l’attend pas ; mais il va trouver quelqu’un, il ne peut faire autrement. Il faut qu’il parte à six heures. Cela, je ne puis l’expliquer, mais je le répète, je le sais. Cela ne peut pas ne pas être.
Cette pensée était devenue fixe. J’étais arrivé à considérer Golding comme un ennemi dont la vie m’appartenait. Il n’avait pas le droit de garder son secret : car l’anormal qui existait en lui se répercutait en moi et me causait un malaise continuel. Je résolus d’en finir.
Justement une circonstance me servit. J’avais préparé cela de longue date. Golding était très obligeant, et - avant six heures - c’était un bon vivant, avec lequel bien souvent j’avais bu un verre de sherry et partagé un plumcake. Alors, je lui avais dit : Si je gagne mon procès, vous me permettrez de vous inviter à un lunch ?
J’avais dit lunch, car ce mot impliquait le matin, et j’avais besoin de l’avoir à ma table vers midi ou une heure.
Je gagnai mon procès. Oh ! je vous assure que je ne reculai devant rien pour réclamer l’exécution de sa promesse. J’avais peur qu’il ne se défiât, et mon insistance même aurait dû lui donner des soupçons. Je craignais qu’il ne parlât de l’heure à laquelle il devait se retirer. Mais non, il n’en fut pas question. Et ce fut le visage riant, le front calme, qu’il me suivit à ma demeure, dans Hamilton-square.
Là, je fis les honneurs de mon mieux. J’étais fort gai en vérité... trop gai peut-être pour que ce fût naturel. Mais lui ne voyait rien, ne devinait rien. Il fredonna même le Yankee Doodle, d’une voix qui, ma foi, n’était pas sans charme... mais j’attendais le dessert avec impatience afin qu’il bût du vin... de mon vin à moi. Je jouais une rude partie, et, à chaque minute, je frissonnais, je tremblais d’entendre sonner six heures... mais non, j’ai bien le temps.
Enfin ! voici les pâtisseries et les fruits ; il m’a tendu son verre, et j’ai versé : il a porté un toast aux étoiles de l’Union, et encore il a bu, deux, trois, six verres... Comme ce que je sais est long à opérer !
Mais voilà que sa tête s’alourdit, ses yeux se ferment, je le conduis au canapé, j’allume un cigare et j’attends...
Et six heures sonnent...

[fin du chapitre I]

Premier chapitre de la nouvelle Les Fous de Jules Lermina, dans Histoires incroyables, t. 1, Paris, L. Boulanger, 1895 (1ère éd. 1885), p. 1-6.
Le volume est consultable sur le site http://gallica.bnf.fr/

Commentaire

Les Fous inaugure le recueil des Histoires incroyables (1885), que suivront les Nouvelles Histoires incroyables en 1888. Par leur titre, les deux recueils rappellent les Histoires extraordinaires et les Nouvelles Histoires extraordinaires. Comme Poe, Lermina met en scène des esprits dérangés et développe des situations étranges où la logique déductive garde parfois sa chance. Dans ces récits, le désordre de la folie et du crime rencontre l’ordre de la raison et de la science.
Ecrite bien avant la publication en volume, la nouvelle Les Fous a d’abord paru dans Le Gaulois des 10 et 27 octobre 1869, et a été attribuée à Edgar Poe puis à William Cobb, pseudonyme fréquent de Lermina. Lautréamont l’a semble-t-il lue, il la mentionne en 1870 dans le premier volume de ses Poésies en faisant en effet référence à un certain Cobb.
L’action se situe aux Etats-Unis. Doué d’une forme d’hypersensibilité à l’égard des choses insolites, le héros-narrateur se fie à ce « flair de l’étrange » et décide de se renseigner sur Me Golding, un sollicitor qu’il a rencontré et qui l’intrigue. Sans comprendre exactement pourquoi, il discerne en lui la présence du Mal. En quoi consiste donc la vie secrète de ce sollicitor si bien nommé tant il le stimule, l’aimante et l’obsède ? Pour en savoir plus, il traque l’anomalie derrière les faits et gestes en apparence les plus anodins de l’avocat, l’invite chez lui, tente de le faire parler, épie ses rendez-vous secrets. Il progresse avec une furieuse détermination, parfois au risque d’une certaine confusion de l’esprit. Pas facile de distinguer le vrai du faux, l’honnêteté de la manigance.
Au fil du récit, on suit les personnages au bord de l’incroyable, entre incendie, syncope, douches glacées et cloisons perforées. Le narrateur découvre les effets de la folie qui à la fois décuple la puissance de concentration et enferme dans la monomanie : « La folie est encore la spécialisation ». Il poursuit son enquête jusqu’au cœur d’un asile où Me Golding est soigné. Après s’être arrangé pour être lui aussi interné au Lunatic Asylum, il y retrouve le sollicitor. Leurs chambres sont contiguës. Innocent et coupable, homme sain et malade, raisonneur et désaxé, les voilà désormais liés par un destin commun, comme si raison et déraison ne parvenaient plus à se dissocier.
La conduite du récit réserve quelques surprises, l’habile Lermina affole la fiction en jouant avec les conventions du pacte de lecture. « C’est un livre durement fermé que la tête d’un homme » : le narrateur doit venir à bout de telles résistances pour saisir la teneur des mystères qui entourent Golding, pour découvrir l’histoire de ses méfaits. L’action se dénoue dans un accès de sauvagerie patiemment préparé, et l’issue n’est pas sans évoquer le Villiers de l’Isle-Adam de Claire Lenoir ou le Jules Verne des Frères Kip. Mais cette fois l’ultime vérité n’est pas déposée sur une rétine qu’il suffirait de consulter. Pour y accéder, pour la voir, la lire, il faut littéralement aller la chercher dans un cerveau...

Quelques éléments pour mieux connaître son œuvre :

De Lermina (ouvrages disponibles en librairie) : Le Fils de Monte-Cristo [1881], t. 1 La Luciola, éd. Claude Aziza, Paris, Éd. de Passy, 2006 ; La Deux Fois Morte [1895], éd. Jérôme Solal, Mille et une nuits, 2003 ; Dictionnaire thématique français-argot à l’usage des gens du monde qui veulent parler correctement la langue verte [1897], Paris, Éd. de Paris, 2006 ; L’ABC du libertaire [1906], éd. Jérôme Solal, Paris, Mille et une nuits, 2004.
Sur Lermina : « Résurrections de Lermina », dossier de la revue Le Rocambole, n°43, à paraître en 2008.
Lermina sur la toile : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Lermina (page Wikipédia) et http://mletourneux.free.fr/auteurs/france/lermina/lermina.htm (site de Mathieu Letourneux consacré au roman d’aventures).

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