« River Of Sorrow » rend donc hommage à Marsha P. Johnson, drag-queen noire, activiste transgenre à l’origine des émeutes de Stonewall à New York en juin 1969 – la Gay Pride naît en juin 1971 en rappel de ces événements. Le 6 juillet 1992, on le retrouve noyé dans l’Hudson, dans des circonstances suspectes qui ne seront pas élucidées. À travers l’évocation de cette figure, la chanson affirme pour longtemps des valeurs (black and female are beautiful) et préfigure les années à venir : les Johnsons lui doivent pour une part leur nom. Elle pose une fois pour toutes les fondements de l’esthétique (et de l’éthique) d’Antony, performer transgenre et nègre blanc avant d’être chanteur. Cela posé, Antony va porter l’ambivalence à un haut degré de loyauté. Une telle ambivalence ne s’accordera ni moyen terme ni résolution. La vérité est à double face, elle ne se fixe pas, elle oscille et s’affole, toujours en quête d’elle-même.
- Antony
Avec « Love Letters », dernier des cinq titres de Behold The Lamb Of God, enregistré live sur une scène très enfumée, Antony se branche sur Canal Elvis, il bricole un fragment de Graceland sommaire et inverti. Laurie Anderson l’a dit : « Écouter la voix d’Antony, c’est comme entendre Elvis pour la première fois : en deux mots il vous brise le cœur ». Elvis et Antony, deux crooners qui chantent la messe, leur messe à eux, entre les lignes de l’entertainement et de la drag attitude. Elvis et Antony, deux divas en dette de l’âme noire, en costume blanc à franges constellé ou en toge arty. Deux doux colosses qui sans leur voix seraient irrémédiablement perdus pour le monde tel qu’il est. Elvis et Antony, couple royal à distance : le Roi et la Reine.
À y regarder de près, on peut se demander si Presley et Hegarty ne bouclent pas la boucle : leurs trajectoires semblent dessiner l’alpha et l’oméga du rock, sa Genèse et sa Révélation, le début du genre et la fin des genres. Le pionnier blanc chante et se déhanche comme un noir, il invente le rock comme un synonyme au mot jeunesse et fait valider son brevet par les foules du monde entier ; l’ange noir transgresse les lois du rock sexué et le diktat des guitares phalliques, il exhorte à une vaste fête trans (trans-sexuelle, trans-musicale, trans-générationnelle). Dans la trajectoire du rock, le premier pas assurément, et le dernier, peut-être (avant d’autres paramétrages). Le bond en avant et le passage au-delà. Faire-part de naissance et avis de décès. Deux immenses voix, deux immenses corps qui, avec innocence ou mélancolie, prennent leur époque de vitesse (Elvis trop rapide, Antony trop lent) et modèlent un imaginaire à partir de l’Amérique comme point d’appui (Elvis live n’en est jamais sorti) ou comme modèle repoussoir (Antony s’en isole au cœur même de l’empire, à New York). Un fondateur fougueux et un passeur de Styx.
[…] Les lettres d’amour, le chanteur ne va plus cesser d’en envoyer du fond de son terrier en friches ou du haut de son ciel étoilé. Il n’est pas de gratitude à avoir à l’égard de ce qui ne pouvait se passer autrement. Les actions s’enchaînent, le processus obéit à des lois certaines. C’est ainsi et voilà tout. Antony habite ici-bas, sa résidence se situe sur terre, voire sous terre dans l’allégeance à une sub-culture qui s’exténue les volets clos. Il ne s’élève tout là-haut que lorsqu’il chante. Mais c’est toujours de ce coin de liberté altière que semblent provenir ses missives les plus amoureuses, c’est lorsqu’il est monté au plus haut que ce maître de l’évasion frappe en plein cœur. Alors qu’il sent qu’on ne saura plus le rattraper, il revient, il descend, se pose de lui-même, reconnaît son prochain et s’envole à nouveau.
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P.-S.
[Extrait de La Voix d’Antony de Jérôme Solal, éd. Le Mot et le Reste, collection « Formes », 2011, p. 34-35]