La Revue des Ressources

Des esclaves 

Chapitre 2 de l’Utopie

lundi 20 novembre 2006, par Thomas More (1478-1535)

Tous les prisonniers de guerre ne sont pas indistinctement livrés à l’esclavage ; mais seulement les individus pris les armes à la main.
Les fils des esclaves ne le sont point ; et l’esclave étranger devient libre en touchant la terre d’Utopie.
La servitude tombe particulièrement sur les citoyens coupables de grands crimes, et sur les condamnés à mort qui appartiennent à l’étranger. Cette dernière espèce d’esclaves est très nombreuse en Utopie ; les Utopiens vont eux-mêmes les chercher à l’extérieur, où ils les achètent à vil prix, et quelquefois ils les obtiennent pour rien.
Tous ces esclaves sont assujettis à un travail continu, et portent la chaîne. Mais ceux que l’on traite avec le plus de rigueur sont les indigènes ; ceux-là sont regardés comme les plus misérables des scélérats, dignes de servir d’exemple aux autres par une pire dégradation. En effet, ils avaient reçu tous les germes de la vertu ; ils avaient appris à être heureux et bons, et ils ont embrassé le crime.
Il est encore une autre espèce d’esclaves, ce sont les journaliers pauvres de contrées voisines, qui viennent offrir volontairement leurs services. Ces derniers sont traités en tout comme les citoyens, excepté qu’on les fait travailler un peu plus, attendu qu’ils ont une plus grande habitude de la fatigue. Ils sont libres de partir quand ils le veulent, et jamais on ne les renvoie les mains vides.
J’ai déjà dit quels soins affectueux les Utopiens ont pour les malades ; rien n’est épargné de ce qui peut contribuer à leur guérison, soit en remèdes, soit en aliments.
Les malheureux affligés de maux incurables reçoivent toutes les consolations, toutes les assiduités, tous les soulagements moraux et physiques capables de leur rendre la vie supportable. Mais, lorsque à ces maux incurables se joignent d’atroces souffrances, que rien ne peut suspendre ou adoucir, les prêtre ; et les magistrats se présentent au patient, et lui apportent l’exhortation suprême.
Ils lui représentent qu’il est dépouillé des biens et des fonctions de la vie ; qu’il ne fait que survivre à sa propre mort, en demeurant ainsi à charge à soi-même et aux autres. Ils l’engagent à ne pas nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, et à mourir avec résolution, puisque l’existence n’est pour lui qu’une affreuse torture.
« Ayez bon espoir », lui disent-ils, « brisez les chaînes qui vous étreignent et sortez vous-même du cachot de la vie ; ou du moins consentez à ce que d’autres vous en délivrent. Votre mort n’est pas un refus impie des bienfaits de l’existence, c’est le terme d’un cruel supplice. »
Obéir, dans ce cas, à la voix des prêtres interprètes de la divinité, c’est faire une oeuvre religieuse et sainte.
Ceux qui se laissent persuader mettent fin à leurs jours par l’abstinence volontaire, ou bien on les endort au moyen d’un narcotique mortel, et ils meurent sans s’en apercevoir. Ceux qui ne veulent pas de la mort n’en sont pas moins l’objet des attentions et des soins les plus délicats ; quand ils cessent de vivre, l’opinion publique honore leur mémoire.
L’homme qui se tue, sans cause avouée par le magistrat et le prêtre, est jugé indigne de la terre et du feu ; son corps est privé de sépulture, et jeté ignominieusement dans les marais.
Les filles ne peuvent se marier avant dix-huit ans ; les garçons avant vingt-deux.
Les individus de l’un et de l’autre sexes convaincus d’avoir succombé au plaisir avant le mariage sont passibles d’une censure sévère ; et le mariage leur est absolument interdit, à moins que le prince ne leur fasse remise de la faute. Le père et la mère de famille chez lesquels le délit a été commis sont déshonorés pour n’avoir pas veillé avec assez de soin sur la conduite de leurs enfants.
Cette loi vous semble peut-être rigide à l’excès ; mais, en Utopie, l’on pense que l’amour conjugal ne tarderait pas à s’éteindre entre deux individus condamnés à vivre éternellement en face l’un de l’autre, et à souffrir les mille désagréments de ce commerce intime, si des amours vagabondes et éphémères étaient tolérées et impunies.
Au reste, les Utopiens ne se marient pas en aveugles ; et, pour se mieux choisir, ils suivent un usage qui nous parut d’abord éminemment ridicule et absurde, mais qu’ils pratiquent avec un sang-froid et un sérieux vraiment remarquables.
Une dame honnête et grave fait voir au futur sa fiancée, fille ou veuve, à l’état de nudité complète ; et, réciproquement, un homme d’une probité éprouvée montre à la jeune fille son fiancé nu.
Cette coutume singulière nous fit beaucoup rire, et même nous la trouvions passablement stupide ; mais, à toutes nos épigrammes, les Utopiens répondaient qu’ils ne pouvaient se lasser d’admirer la folie des gens des autres pays.
« Lorsque », nous disaient-ils, « vous achetez un bidet, affaire de quelques écus, vous prenez des précautions infinies. L’animal est presque nu, cependant vous lui ôtez la selle et le harnais, de peur que ces faibles enveloppes ne cachent quelque ulcère. Et quand il s’agit de choisir une femme, choix qui influe sur tout le reste de la vie, et qui en fait un délice ou un tourment, vous y mettez la plus profonde incurie ! Comment ! vous vous liez d’union indissoluble à un corps tout enveloppé de vêtements qui le cachent, vous jugez de la femme entière par une portion de sa personne large comme la main, puisque son visage seul est à découvert ! Et vous ne craignez pas de rencontrer après cela quelque difformité secrète, qui vous force à maudire cette union aventureuse ! »
Les Utopiens avaient quelque raison de parler ainsi, car tous les hommes ne sont pas assez philosophes pour n’estimer dans une femme que l’esprit et le cœur, et les philosophes eux-mêmes ne sont pas fâchés de trouver réunie la beauté du corps aux qualités de l’âme. Il est certain que la plus brillante parure peu couvrir la plus dégoûtante difformité ; alors le cœur et les sens de l’infortuné mari repousseront bien loin la femme dont il ne pourra plus se séparer de corps ; puisque, si la vérité n’apparaît qu’après la consommation du mariage, elle n’en détruit pas l’indissolubilité, et qu’il ne reste plus qu’à ronger son frein.
Il faut donc que les lois fournissent un moyen infaillible de ne pas tomber dans le piège, surtout en Utopie, où la polygamie est sévèrement proscrite, et où le mariage ne se dissout le plus souvent que par la mort, excepté le cas d’adultère et celui de mœurs absolument insupportables.
Dans ces deux cas, le sénat donne à l’époux offensé le droit de se remarier ; l’autre est condamné à vivre perpétuellement dans l’infamie et le célibat.
Il n’est permis sous aucun prétexte de répudier, malgré elle, une femme de conduite irréprochable, parce qu’il lui sera survenu quelque infirmité corporelle. Abandonner ainsi une épouse au moment où elle a le plus grand besoin de secours, c’est, aux yeux de nos insulaires, une lâche cruauté ; c’est encore enlever à la vieillesse tout espoir dans l’avenir et toute confiance dans la foi jurée. Car la vieillesse n’est-elle pas la mère de la maladie ? n’est-elle pas elle-même une maladie ?
Il arrive quelquefois en Utopie que le mari et la femme, ne pouvant se convenir par incompatibilité d’humeur, cherchent de nouvelles moitiés, qui leur promettent une vie plus heureuse et plus douce. La demande en séparation doit être portée aux membres du sénat qui, après avoir scrupuleusement examiné l’affaire, eux et leurs femmes, rejettent ou autorisent le divorce. Dans ce dernier cas, les deux parties plaignantes se séparent d’un consentement mutuel, et convolent à de secondes noces.
Le divorce est rarement permis ; les Utopiens savent que donner l’espérance de pouvoir se remarier facilement n’est pas le meilleur moyen de resserrer les nœuds de l’amour conjugal.
L’adultère est puni du plus dur esclavage.
Si les deux coupables étaient mariés, les époux outragés ont chacun le droit de répudiation respective ; ils peuvent se marier entre eux, ou avec qui bon leur semble.
Cependant, si l’époux, homme ou femme, qui a souffert l’injure, aime encore son indigne moitié, le mariage n’est pas rompu, à cette condition néanmoins que l’innocent suive le coupable là où il est condamné à travailler. Quelquefois le repentir de l’un, les soins amoureux de l’autre touchent la pitié du prince, qui rend à tous deux la liberté.
La récidive en adultère est punie de mort.
Les peines des autres crimes ne sont pas invariablement déterminées par la loi. Le sénat proportionne le supplice à l’énormité du forfait.
Les maris châtient leurs femmes ; les pères et mères leurs enfants ; à moins que la gravité du délit n’exige une réparation publique.
La peine ordinaire, même des plus grands crimes, est l’esclavage. Les Utopiens croient que l’esclavage n’est pas moins terrible pour les scélérats que la mort, et qu’en outre il est plus avantageux à l’État.
Un homme qui travaille, disent-ils, est plus utile qu’un cadavre ; et l’exemple d’un supplice permanent inspire la terreur du crime d’une manière bien plus durable qu’un massacre légal qui fait disparaître en un instant le coupable.
Quand les condamnés esclaves se révoltent, on les tue comme des bêtes féroces et indomptables que la chaîne et la prison ne peuvent contenir.
Mais ceux qui supportent leur sort ne sont pas absolument sans espoir. On voit de ces malheureux qui, domptés par le long temps et la rigueur de leurs souffrances, témoignent un vrai repentir, et prouvent que le crime leur pèse encore plus que le châtiment. Alors la prérogative du prince ou la voix du peuple adoucissent leur servitude, et souvent même leur rendent la liberté.
La simple sollicitation à la débauche est passible de la même peine que le viol accompli. En toute sorte de matières criminelles, la tentative bien déterminée est réputée pour le fait. Les obstacles qui empêchent l’exécution d’un mauvais dessein ne justifient pas celui qui l’a formé, et qui certainement aurait commis le mal, s’il avait pu.
Les bouffons, en Utopie, font les délices des habitants ; les maltraiter c’est chose honteuse. Ainsi le plaisir que l’on prend à la folie d’autrui n’est pas défendu. Les Utopiens, dans l’intérêt de leurs bouffons, ne les confient pas à ces hommes tristes et sévères que les paroles ou les actions les plus comiques ne sauraient dérider. Ils craignent que d’aussi sérieux personnages n’aient pas assez d’indulgence et de soin pour un fou qui ne leur servirait à rien, qui ne pourrait pas même les faire rire, seul talent que la nature lui ait départi.
Il est également honteux d’insulter à la laideur et à la mutilation ; celui qui reproche à un malheureux les défauts du corps qu’il n’était pas en son pouvoir d’éviter est méprisé comme un insensé.
Négliger le soin de la beauté naturelle passe en ce pays pour une ignoble paresse ; mais appeler à son aide l’artifice et le fard y est une infâme impertinence. Nos insulaires savent par expérience que les grâces du corps recommandent bien moins une femme à l’amour de son mari, que la probité des mœurs, la douceur et le respect. Beaucoup se laissent séduire par la beauté ; mais pas un n’est constant et fidèle, s’il ne trouve avec la beauté complaisance et vertu.
Non seulement les Utopiens éloignent du crime par des lois pénales, ils invitent encore à la vertu par des honneurs et des récompenses. Des statues sont élevées sur les places publiques aux hommes de génie, et à ceux qui ont rendu à la réplique d’éclatants services. Ainsi, la mémoire des grandes actions se perpétue, et la gloire des ancêtres est un aiguillon qui stimule la postérité et l’incite continuellement au bien.
Celui qui brigue une seule magistrature perd tout espoir d’en exercer jamais aucune.
Les Utopiens vivent entre eux en famille. Les magistrats ne se montrent ni terribles ni fiers ; on les appelle pères, et vraiment ils en ont la justice et la bonté. Ils reçoivent avec simplicité les honneurs que l’on rend volontairement à leurs fonctions ; ces marques de déférence ne sont une obligation pour personne. Le prince lui-même ne se distingue de la foule ni par la pourpre ni par le diadème, mais seulement par une gerbe de blé qu’il tient à la main. Les insignes du pontife se réduisent à un cierge que l’on porte devant lui.
Les lois sont en très petit nombre, et suffisent néanmoins aux institutions. Ce que les Utopiens désapprouvent surtout chez les autres peuples, c’est la quantité infinie de volumes, de lois et de commentaires, qui ne suffisent pas encore à l’ordre public. Ils regardent comme une injustice suprême d’enchaîner les hommes par des lois trop nombreuses, pour qu’ils aient le temps de les lire toutes, ou bien trop obscures, pour qu’ils puissent les comprendre.
En conséquence, il n’y a pas d’avocats en Utopie ; de là sont exclus ces plaideurs de profession, qui s’évertuent à tordre la loi, et à enlever une affaire avec le plus d’adresse. Les Utopiens pensent qu’il vaut mieux que chacun plaide sa cause, et confie directement au juge ce qu’il aurait à dire à un avocat. De cette manière, il y a moins d’ambiguïtés et de détours, et la vérité se découvre plus facilement. Les parties exposent leur affaire simplement, parce qu’il n’y a pas d’avocat qui leur enseigne les mille impostures de la chicane. Le juge examine et pèse les raisons de chacun avec bon sens et bonne foi ; il défend l’ingénuité de l’homme simple contre les calomnies du fripon.
Il serait bien difficile de pratiquer une pareille justice dans les autres pays, enterrés sous un tas de lois si embrouillées et si équivoques. Au reste, tout le monde en Utopie est docteur en droit ; car, je le répète, les lois y sont en très petit nombre, et leur interprétation la plus grossière, la plus matérielle est admise comme la plus raisonnable et la plus juste.
Les lois sont promulguées, disent les Utopiens, à seule fin que chacun soit averti de ses droits et de ses devoirs. Or, les subtilités de vos commentaires sont accessibles à peu de monde, et n’éclairent qu’une poignée de savants ; tandis qu’une loi nettement formulée, dont le sens n’est pas équivoque et se présente naturellement à l’esprit, est à la portée de tous.
Qu’importe à la masse, c’est-à-dire à la classe la plus nombreuse et qui a le plus grand besoin de règles, que lui importe qu’il n’y ait pas de lois, ou que les lois établies soient tellement embrouillées que, pour obtenir une signification véritable, il faille un génie supérieur, de longues discussions et de longues études ? Le jugement du vulgaire n’est pas assez métaphysique pour pénétrer ces profondeurs ; du reste, une vie occupée sans cesse à gagner en travaillant le pain de chaque jour n’y suffirait pas.
Les peuples voisins envient le gouvernement de cette île fortunée ; ils sont puissamment attirés par la sagesse de ses institutions et les vertus de ses habitants. Les nations libres et qui se gouvernent par elles-mêmes (beaucoup d’entre elles ont été autrefois délivrées de la tyrannie par les Utopiens) vont demander à l’Utopie des magistrats pour un an ou pour cinq. A l’expiration de leur pouvoir, ces magistrats d’emprunt sont ramenés dans leur pays avec les honneurs qu’ils méritent, et d’autres partent pour les remplacer.
Il est certain que les peuples qui agissent ainsi prennent le parti le plus favorable à leurs intérêts. Car le salut ou la perte d’un empire dépend des mœurs de ceux qui en ont l’administration. Or, nos insulaires offrent à l’élection de ceux qui les demandent pour chefs, les meilleures garanties de probité politique. L’Utopien ne se laissera pas corrompre par l’appât de la fortune, quelque brillante qu’elle puisse être ; bientôt elle ne lui servirait à rien, puisqu’il doit retourner dans sa patrie sous peu d’années ou de mois ; il ne fléchira pas non plus par amour ou par haine, puisqu’il est complètement inconnu à ses administrés. Malheur au pays où l’avarice et les affections privées siègent sur le banc du magistrat 1 c’en est fait de la justice, ce plus ferme ressort des États.
La république utopienne reconnaît pour alliés les peuples qui viennent lui demander des chefs, et pour amis ceux qui lui doivent un bienfait. Pour ce qui est des traités, que les autres nations contractent si souvent, pour les rompre et les renouer ensuite, elle n’en fait jamais aucun.
A quoi servent les traités ? disent les Utopiens. Est-ce que la nature n’a pas uni l’homme à l’homme par des liens assez indissolubles ? Celui qui méprise cette alliance intime et sacrée se fera-t-il scrupule de violer un protocole ?
Ce qui les confirme dans cette opinion, c’est que, dans les terres de ce nouveau monde, il est rare que les conventions entre princes soient observées de bonne foi.
Tandis que dans toute l’Europe, surtout dans les régions où règnent la foi et la religion chrétiennes, la majesté des traités est partout considérée comme sainte et inviolable ; ce respect de la foi jurée est dû en partie à l’esprit de justice et de bonté des princes, en partie aussi au respect et à la crainte qu’inspirent les Souverains Pontifes. Ceux-ci les premiers ne promettent rien qu’ils n’observent le plus scrupuleusement du monde. Par suite ils commandent à tous les autres princes de respecter coûte que coûte les promesses qu’ils ont faites et contraignent d’obéir, par les censures apostoliques et une sévérité inflexible, ceux qui tentent de se soustraire à leurs obligations. Les Souverains Pontifes estiment avec raison que rien ne serait plus honteux que de voir « infidèles » aux traités ceux qui portent, à un titre particulier, le nom de « fidèles ».
Une prompte rupture suit d’ordinaire les serments de paix les plus solennels, et qui avaient reçu la consécration des plus saintes cérémonies. Car il est très facile de découvrir matière à chicane dans le texte d’une alliance ; les négociateurs y glissent à dessein d’adroites fourberies, afin que le prince ne soit jamais invinciblement lié, et qu’il trouve toujours une issue secrète par où il puisse échapper à ses engagements.
Et cependant, si le ministre qui se fait gloire de falsifier ainsi les négociations, pour le compte du roi son maître, s’apercevait que de pareilles supercheries ou plutôt friponneries sont intervenues dans un contrat entre simples particuliers, ce même diplomate, fronçant le sourcil du haut de sa probité, flétrirait la fraude comme un sacrilège digne de la corde.
D’après cela, ne dirait-on pas que la justice est une vertu plébéienne et de bas lieu, qui rampe bien au-dessous du trône des rois ? A moins qu’on ne distingue deux sortes de justice : la première, bonne pour le peuple, allant à pied et tête basse, enfermée dans une étroite enceinte qu’elle ne peut franchir, empêchée par de nombreux liens ; l’autre, à l’usage des rois, infiniment plus auguste et plus élevée que la justice du peuple, infiniment plus libre, et à laquelle il n’est défendu de faire que ce qu’elle ne veut pas.
Je suis porté à penser que la déloyauté des princes, en ces pays lointains, est la cause qui détermine les Utopiens à ne contracter aucune espèce de convention diplomatique. Peut-être changeraient-ils d’avis s’ils vivaient en Europe.

Néanmoins, en thèse générale, ils regardent comme un mal l’introduction des traités parmi les peuples, quand même ceux-ci les observeraient religieusement. Cet usage habitue les hommes à se croire mutuellement ennemis, nés pour une guerre éternelle et pour s’entredétruire légitimement, en l’absence d’un traité de paix ; comme s’il n’y avait plus société de nature entre deux nations, parce qu’une colline ou qu’un ruisseau les sépare.
Encore si les alliances garantissaient l’amitié des confédérés ; mais elles n’enlèvent jamais tout moyen de rupture, et par conséquent de pillage et de guerre, à cause de l’étourderie des diplomates qui dressent les articles. Il est rare que les plénipotentiaires embrassent tous les cas possibles dans leurs prohibitions et leurs engagements, ou qu’ils les formulent d’une manière parfaitement nette et précise.

Les Utopiens ont pour principe qu’il ne faut tenir pour ennemi que celui qui se rend coupable d’injustice et de violence. La communion à la même nature leur paraît un lien plus indissoluble que tous les traités. L’homme, disent-ils, est uni à l’homme d’une façon plus intime et plus forte par le cœur et la charité que par des mots et des protocoles.

P.-S.

Traduction : Victor Stouvenel, 1842.

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