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Lettre à Henri Chopin 

lundi 21 avril 2008, par Frédéric Acquaviva

Mon cher Henri,
Finalement je me décide à t’écrire une dernière lettre, même si, comme toi, je
ne crois pas plus aux âmes qu’à l’au-delà, mais simplement parce qu’à cause de
l’éloignement entre l’Angleterre et la France, nos courriers s’attendaient,
décalés étrangement dans ce monde du temps réel et de l’email (que tu
pensais avoir prochainement enfin, comme fonction nouvelle d’un supermagnétophone
à bandes !) et qui faisaient se réactiver soudainement notre
conversation suspendue.

Je t’écris car j’ai tellement la sensation que je vais recevoir une lettre
posthume de toi, chaque fois que je descends à ma boîte aux lettres, en
réponse à mon dernier courrier quelques jours avant que Brigitte, ta fille, ne
me téléphone le 4 janvier dernier pour annoncer cette nouvelle à laquelle je
ne m’attendais absolument pas, malgré tes 85 ans : ton départ la veille au soir,
de ce monde tous les jours un peu plus débile.

L’année dernière, je t’ai donc vu 4 fois. Chez toi, en Angleterre, où sur ta
propre proposition que Maria Faustino et moi fassions un film sur toi de
3 h 30 (!), nous sommes venus te filmer en train de réaliser tes désormais
derniers et très étranges assemblages, que j’ai tout de suite aimés, car
complètement à ton image. Du reste, tu les faisais avec tout ce qui te passait
sous la main, le restant des crevettes (amoureuses ?) du midi, tes clopes, des
collections de microbes divers et autres putréfactions en élevage intensif, qui
associés à la chaleur démentielle de ta pièce m’ont rendu malade alors que toi,
clope après clope, le tout arrosé de vin rouge, tu semblais dans ton élément,
avec cette décontraction et excentricité réelle, cette originalité, ce décalage qui
sont si rares chez les êtres humains et que j’ai reconnu chez toi, comme chez
Isou, ton grand ennemi - qui te le rendait bien - à propos duquel nous avions
des discussions assez animées. Je me rappelle bien que lorsque je t’ai dit que
tu avais la même maladie que lui, tu eus un air véritablement songeur et
perplexe de même que lorsque je t’ai appris son décès, le 28 juillet dernier,
(jour de son mariage avec sa femme, alors que tu es décédé le jour de la mort
de Jean, ta femme), je t’ai expliqué que moi, au-delà des divergences
évidentes et nécessaires pour que s’établissent des propositions valides car
contrastées - je ne crois pas à l’héritage par imitation -, je voyais aussi tout ce
qui vous rapprochait. Cette originalité hors norme, cette radicalité, cet
engagement total, seules “leçons” pour l’être autodidacte.
Ces assemblages, bien peu les auront collectionnés. Je t’en ai acheté trois et
les autres collectionneurs furent l’Italien Morgen et bien évidemment ce fou
de toi que j’adore aussi, Francesco Conz. Je me souviens très bien qu’au
dernier Marché de la Poésie, tu avais un assemblage à vendre, à un prix
dérisoire, et dont personne n’a voulu... Il est vrai qu’il me semble avoir
beaucoup de mites chez moi depuis que tes oeuvres ont rejoint leurs petits
frères dactylopoèmes, ainsi que la Spartakiade, ce report photographique
unique et hyper grand, réalisé à partir du drapeau Tchèque en 1966, qui avait
été vendu pour l’équivalent de 15 € en 1998 à Drouot, avant de m’être
revendu par un marchand avec sa commission en 2007.
J’avais pris des photos de ton lit car c’était vraiment incroyable. Tu dormais
avec tes manuscrits carrément dedans et tes draps mêmes d’ailleurs étaient
recyclés dans certaines oeuvres, sous l’oeil bienveillant quoique légèrement
circonspect de ta fille et de son mari Philip, qui “travaille dans la pomme de
terre”, m’as-tu dit.

Puis tu es venu à ce fameux Marché de la Poésie sinistre, - en dehors de toi et
de Jean-Luc Parant -, où tu parlais de tes nombreux projets, qui semblaient
improbables pour qui te regardait, frêle dans ta chaise roulante, mais que
finalement tu réalisais un à un, notamment en prenant l’avion tout seul. Bien
sûr, j’ai le souvenir de ce jour de pluie où je suis venu te chercher à l’aéroport
avec ma voiture aléatoire (que tu m’as conseillé de changer, mais je préfère
changer moi-même et garder la même voiture), et qu’elle s’est mise à fumer
sur l’autoroute encombrée, avant que quelqu’un ne te prenne en stop, en
fauteuil roulant, sur ce tronçon... J’ai alors pensé que tu allais m’en vouloir,
mais non, pas du tout. Et puisque tu étais à Paris, j’avais trouvé que c’était
vraiment dommage que tu ne donnes pas de performance et donc j’avais
décidé de produire un évènement à La Guillotine, à Montreuil, où sur le
bouche à oreille, 80 personnes - parmi lesquelles Roberto Altmann et
Eduardo Kac - ont pu assister à ton dernier concert parisien.
Concert magistral, création de Copernic, - où bien sûr il n’y eut aucun
compositeur -, et où tu m’as bien énervé en criant ton sacro-saint “Regarde
moi !” au tout début, alors que je te regardais, mais aussi la console et
l’ordinateur par lequel j’avais fait passer tout ce système d’enceintes que
j’essayais de contrôler. Ne t’inquiètes pas à propos du mastering de cette
oeuvre, j’ai tout à fait compris, en écoutant tes enceintes défoncées et super
vibrantes, comment tu aimais que cela sonne...

Puis, en octobre, on s’est retrouvé grâce à Emmanuel Ponsart à Marseille, avec
Maria Faustino et Jacques Donguy pour une performance au cipM qui fut un
réel (cet adjectif que tu employais si souvent) triomphe, comme je n’en ai
jamais vu personnellement dans le monde de la poésie ou de la musique
contemporaine. Il faut dire que c’était exceptionnel, d’ailleurs, à bien réfléchir,
je peux dire que tu as été le seul être sur scène à m’étonner, notamment dans
ces trois derniers concerts, à Montreuil, Marseille et Bruxelles. Puis, pour
Act’oral, en marge du cipM, nous devions, après Pêche de nuit, et un exposé de
Donguy, présenter la version courte de notre film De Henri à Chopin, le dernier
Pape. Ce film se suffisant à lui-même, il nous sembla ridicule de prendre la
parole alors que tu étais vivant (et même si émotionnel en te souvenant de la
mort de ton frère). Et là encore, tu fus associé à Isou dont le cahier du c ipM
suivait le tien (à ce propos, je me demande qui furent les 161 premiers poètes
à pouvoir prétendre passer avant vous deux, no 162 et no 163...).
Mais, de même qu’on ne parle pas de ta disparition dans la presse
(contrairement à Julien Gracq ou à des bouffons de quatrième zone), il faut
bien se mettre dans la tête que tout ce qui comptera en France et dans le
monde demain est encore obscur aujourd’hui. Nul doute pour moi que tu
remplaceras Artaud demain (que tu as plus que poursuivi, mais littéralement
défoncé, cela s’entend du reste...). Je crois que grâce à tes nombreux
déplacements, les jeunes qui auront pu te rencontrer ne seront pas étrangers
à cette reconnaissance évidente que tu mérites et qui t’est scandaleusement
refusée aujourd’hui, comme à Isou, Wolman, Lemaître...

Enfin, deux semaines avant que tu ne passes le microphone à gauche, j’étais
avec toi lors de ta dernière performance à Bruxelles, aux Palais des Beaux-
Arts, à nouveau pour diffuser ce court film. Les techniciens belges à qui tu
expliquais assez sèchement comment installer ton antique magnétophone
s’énervaient contre toi en te demandant, enfin, d’arrêter de fumer, nom de
dieu, à 85 ans, et en plus sur la scène, où, en l’absence de cendrier - comme
on n’y fume pas, pas moyen de trouver un cendrier ! -, tu dispersais toutes tes
cendres, si j’ose dire, pour ce qui allait être ton dernier concert. Dans cette
ambiance houleuse, tu étais sur ton fauteuil roulant sur le devant de la scène,
juste après cette remontrance alors même que l’écran descendait lentement,
reléguant le technicien orthodoxe et proto-colère (pour reprendre l’expression
d’un de tes anciens amis qui eut de la suite dans les idées) à l’arrière-plan, je
t’ai vu jeter ton vieux mégot vers ses pieds sans regarder, d’un geste très
précis, alors même que le rideau l’empêchait de venir t’étrangler. Comme il
restait muet et toi aussi, je me mis à sourire de ton casus belli. Tu t’es mis alors
à rire (titre de l’un de tes recueils) avec moi en m’expliquant que depuis les
camps de la mort, tu avais décidé que plus jamais personne ne t’emmerderait !
Puis les diffusions de films eurent lieu, ainsi que ta performance réellement
exceptionnelle. Seize courtes minutes, après une présentation drôlissime. En
plein milieu, un incident technique, plus de son. Un des techniciens est
descendu, stoïque et arpentant le fond de la scène avec une froideur comique
involontaire et a réappuyé sur le bouton On, puis est reparti de la même
manière, tel un sketch rôdé à la perfection. Tu as poursuivi et c’était fabuleux.
Abstrait et concret, simple et complexe à la fois. Pour une fois, je ne te filmais
plus ni ne diffusais, j’écoutais juste et j’étais vraiment impressionné...
Michel Giroud, Boris Lehman ainsi que ton éditeur et collectionneur Morra
étaient dans la salle. Tu avais amené une dizaine de livres et disques à vendre,
le nombre exact puisqu’à la fin il ne restait plus rien. Après, avec Xavier Garcia
l’organisateur de cette dernière manifestation, nous sommes allés manger dans
un petit restaurant avec Emmanuel Carcano, l’éditeur italien du label Alga
Marghen. Il y avait du bruit, à la fin je ne t’entendais presque plus me parler et
tu étais intarissable. Je me souviens m’être interrogé sur ta pêche (de nuit) qui
te faisait être encore d’attaque après un concert à 85 ans et à 2 h du matin... Je
t’imaginais vivre encore 15 ou 20 ans. Tu as été là encore une fois surprenant,
mais cette fois, je n’ai pas du tout apprécié. Je tenais à te le dire.

P.-S.

À voir en ligne sur la revue des ressources, la vidéo "De Henri à Chopin, le dernier Pape."

© Photographie de Joachim Montessuis

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