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Les graines dans les phrases 

lundi 3 juillet 2023, par Pierre Audouard

LES GRAINES DANS LES PHRASES 

Fil fut si fin
qu’il coupa l’instant
et disparut.
Infime brèche invisible
d’où l’absence glissa
et l’oubli.
Comme seul le sait la main
la peau palpite à son rythme,
et il revînt.

A la maladie
j’ai donné mes yeux,
Et je cultive la vision
comme un ami son jardin.

Dans cette ville oblongue,
derrière les murs transparents de mensonges,
sur les décombres consumés,
droites, filent vers le ciel les constructions
qui font de mes souvenirs
les gémissements d’un monde qu’on enferme.
Chassés des immeubles par l’intimidation,
les barres de fer et les rivières de cafards,
par le droit du plus fort,
la menterie de l’hygiène et de la salubrité.
Un monde a disparu.
J’écoute l’invisible et je pleurs.

Le monde
Poème écrit pour le film Ne me guéris jamais (2023)

"Qui peut croire qu’il existe un autre monde ?"
Lorsque j’ai entendu cette question, je me suis demandé :
"Qui pense savoir ce qu’est le monde ?".
Des certitudes de mon enfance, il ne reste rien.
Dans notre région le soleil est abondant,
et les saisons sont clémentes.
Il y a parfois ce vent frisquet qui vient du nord à la fin de l’hiver.
Mais si je vous dis que lorsque j’étais jeune le port fut gelé,
les arbres éclatèrent, crac, quand la sève
qui montait fut prise par le gel.
Mes grand parents perdirent en une nuit,
tous les orangers et les oliviers.
Nos vies furent proche de s’envoler tant la famine sévissait.
Ce fut la seule fois où je pus jouer dans la neige.

Le monde c’est partout.
Dans votre peau, avec vos poils et vos cheveux,
dans votre bouche quand vous mâchez,
au loin quand vous regardez,
plus loin encore,
où vous n’irez jamais,
dans votre tête et sous vos doigts,
dans les senteurs qui vous régalent,
et ce partout, c’est aussi dans le temps.
L’histoire de mon grand-père je la raconte,
il l’a vécue. Mais où ? Quand ?
Oui, je peux le situer avec un calendrier.
Et vous dire que c’était dans la région.
C’est rassurant ?
Mais bon, quand on imagine que la terre tourne sur elle-même,
qu’elle tourne autour du soleil,
que tout ça se déplace à toute berzingue dans l’univers,
on se demande combien de chemin parcourus depuis que nous sommes assis.

Je ne veux rien de vos yeux,
Ni ce jour blafard et morne,
ni votre lumière sale qui obscurcit,
encore moins ces certitudes précises, ciselées,
qui enchaînent vos mains à la technique,
qui font de ce monde le fragment d’un discours stérile.
Je veux cette lumière éblouissante qui vient de loin
qui traverse l’espace depuis le début des temps
Je veux cette lumière vide et noire du cœur de la matière,
cette lumière qui coïncide avec notre corps,
avec les particules élémentaires de l’univers.

Je veux la vie simple, loin de vos croyances,
loin de vos mondes appris, loin de vos fantasmes de puissance,
loin de cette vie qui ressemble...
loin de cette vie qui doit être...
loin de cette vie qui se conforme...
Je veux le cri
la joie de la présence et de l’instant
la joie de nous reconnaître et d’apprendre à nous connaître
le faire et le refaire
et le refaire encore
Je veux la vie avec
Je veux la vie qui se transforme
la vie qui devient
je veux la vie qui se déroule et s’enroule
je veux la vie qui revient et repart
je veux la vie vague, et le ressac
Je veux ce qui donne le goût
ce qui comble la peau
ce qui réjouit les oreilles
la respiration et l’expiration
le pas qui s’appuie sur la terre
Je veux cette vie que vous haïssez
cette vie qui vous fait peur
Je veux la vie, le vide et le sens,
La vie qui nous révèle à nous-mêmes !

Le poème ci-dessus, écrit en 2011, a été coupé et légèrement retravaillé par l’auteur à la demande de David Yon pour son film Ne me guéris jamais. Voici la version que l’on peut entendre dans le film :

Je ne veux rien de vos yeux,
Ni ce jour blafard et morne,
ni votre lumière sale qui obscurcit,
encore moins ces certitudes précises, ciselées,
qui enchaînent vos mains à la technique,
et qui font de ce monde
le fragment d’un discours.

Je veux cette lumière éblouissante
qui traverse l’espace et le temps,
le vide au cœur de la matière.
Je veux cette lumière qui coïncide avec le corps,
élément vivant de l’univers.

Pierre

P.-S.

Pierre Audouard a été compétiteur et enseignant du jeu de Go. Il a publié un livre technique d’initiation au jeu de Go et coécrit avec Motoki Noguchi l’adaptation française du premier volume de la série "Itinéraire d’un Maître de Go".

Depuis une quinzaine d’années, sa réflexion sur sa cécité, au gré des rencontres et des affinités, l’a conduit à explorer le théâtre, le chant, la danse, la photographie, le cinéma et l’écriture.

Il est l’un des personnages principaux du film de David Yon, Ne me guéris jamais (2023), auquel il a contribué en tant qu’acteur et auteur.

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