La Revue des Ressources

1 + 1 = 3 / Pulsions 

lundi 24 octobre 2005, par Cezsa, Rodra

« Le monde de l’être plein de savoir n’est qu’un rêve, un rêve du corps en tant qu’il parle, car il n’y a pas de sujet connaissant. »

(nous regardons le temps qu’il nous reste à mourir tapis dans
le confort de l’illusoire partage résignés à
saturer le temps
tu éteins ta (dernière) cigarette
abasourdi
ta langue est grise tu es seul tu es des nôtres tu as bu la lie
comme les autres.

dans le secret de ton corps tu (nourris l’espoir) souffres le Cœur te manque tu ricanes tes lèvres sont jaunes).

tu sautes

les Amants (pleurent) ruissellent !,
rient !

(de renoncer à la chair)

(leur) dieu... a drôlement mauvais Genre !
V. choit en s’esclaffant !

dissipant la suie du (néant) bête

comme un manche !

dans ces territoires qu’on ne s’autorisait pas à explorer

Exit :

L’énigme (insigne) de mon cul !

Foutre soit le dualisme, foutre !, les enterrés vifs : laisser, laisser, las ! le langage hypostasié - ces objets qui nous dévorent du dedans

la Vérité ? elle s’en est allée
avec le soleil...

Entre le paradis perdu de l’idiot et la lettre d’Amour, il y a un entre deux, un « entre plusieurs », un flanc de montagne où l’on grimpe en soufflant, une drôle de crête dont on ne sait que dire. C’est là qu’on a conçu ces photos. Le désir souffre de désirer ; la chaleur est froide ; la vérité pue ; le corps tremble devant la statue de Dieu. Tout est malaise.

On ne l’a pas encore coupé(e).

Quoi ?

Le manche !

Comment expliciter ce qui se cherche à tâtons, aveuglement - la pensée abandonnée ; (dé)livrée à l’irréductible épaisseur de l’image .

(à supposer que cela puisse se dire dans le langage de la raison)

1+1=3 ; pourquoi ? - tant de froideur, de noirceur, de cruauté, et l’horripilant sexe enfantin, rasé : Pouah ! ( ?)

voulez-vous couchez avec moi
serez vous fidèle ?
et tu te demandes ce qu’il y a sous la peau
s’il y a quelque chose sous la peau
tu entres tu pénètres et tu fouilles
Eve se consume sur un lac gelé

Couper : contre l’Histoire et pour l’Histoire, les Amants conjuguent le futur au féminin.

Effroi ?

Littéralement tu ne fais rien / l’heure de la vengeance a sonné/ tu as coupé la queue au serpent/ Dieu se noie dans un lac gelé/ ils tentent en vain de le ressusciter/ le pire appartient au passé/ On t’a punie pour ton insoumission/ tu abhorreras la chair pétrifiée/ la connaissance est

(amour)
(vertigineuse)

métamorphose du dedans !

Les auteurs

`

Pourquoi ce texte ? Pourquoi un autre texte, plus « théorique », après le premier, le poème. Après tout, ce n’est pas notre affaire, « l’explicite ». Laissons cela aux sociologues, aux psychanalystes, aux philosophes, aux militants des minorités sexuelles. Tout ne peut se dire, pas vrai ? Non qu’il ne faille pas, que ce ne soit pas bien. C’est tout simplement impossible. En dira-t-on plus, et mieux, en faisant l’effort d’expliciter ce qui peut-être, s’est noué pour nous dans ce travail ? L’apprécierez-vous, (ou le détesterez-vous) davantage, en comprenant ce qui (pour nous) s’y trame ? Peut-être. À supposer que nous le sachions. Ce n’est pas non plus notre affaire, de savoir ce qu’on fait. On a même tendance à penser qu’on le fait d’autant mieux qu’on ne se préoccupe pas trop de le « traduire » dans le langage des intentions, des fins et des raisons. On s’épuiserait dans une tâche impossible. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’on n’en ait pas une petite idée. Alors, pourquoi ces photos ? En contrepoint du poème, évoquons la question du genre...

Le sociologue américain Erving Goffman le soulignait dans son texte The arrangement between the sexes : initié dès la naissance après observation des organes génitaux de l’enfant, reconduit à tous les âges de la vie à travers un processus soutenu de socialisation différenciée, le phénomène d’assignation de genre met en œuvre de manière exemplaire toutes les ressources de la catégorisation sociale. C’était en 1977, la grammaire des interactions est peut-être sous certaines latitudes un peu moins contraignante aujourd’hui, n’empêche : l’humanité continue de nous apparaître divisée en deux classes sexuelles.

On est sommé de choisir, au mieux, quel genre de femme, ou quel genre d’homme on peut, on souhaite être, et reconduire sans cesse, ou remettre indéfiniment sur le métier au fil du temps ses « choix sexuels », qu’ils soient conformes, ou déviants - ou obligé dans le pire des cas de se conformer au destin sexuel supposé être le nôtre, sous peine d’exclusion ou de mort. Ça ne rigole pas. Et fatalement, dans un système si rigide, il y a des ratés. L’assignation de genre fait alors l’effet d’un costume trop étroit, serré aux entournures, taillé dans un tissu qui gratte. Au mieux, elle apparaît dans toute son artificialité. Ou pire, dans ce costume haï, on se taille une corde pour se pendre. On peut aussi désirer changer de sexe.

De l’extérieur, chacun conviendra sans doute aisément que les « déviances » de l’identité de genre produisent, en général, un « drôle d’effet ». Elles peuvent susciter le rejet, l’incompréhension ou le dégoût, ou c’est selon, procurer du plaisir.

Un être qui, assumant ouvertement, en chacun de ses gestes, une singularité d’habitude stigmatisée, et par conséquent difficile à porter, dont l’écho nous fait secrètement horreur, nous semble néanmoins, et contre attente, beau, désirable ; cet être-là contribue à nous rendre plus libre, nous l’admirons et lui sommes reconnaissants d’ouvrir une voie que l’on sent confusément plus féconde que « l’impasse majoritaire » - l’idéologie de la division.

La question est singulièrement complexe - en dépit des déplacements (féconds) opérés depuis les années soixante-dix dans le sillage des sciences humaines et de la psychanalyse, des mouvements féministes, homosexuels et transgenres, on continue de buter sur la différence sexuelle et sa signification, tant au niveau théorique, que pratique. La diversité des hypothèses et convictions qu’elle suscite aurait plutôt tendance à la constituer en énigme.

Prenons l’exemple du cas Agnès présenté par Garfinkel dans ses Studies in Ethnomethodology (1967). L’auteur décrit comment son interviewée, pourtant socialisée jusqu’à l’âge de dix-sept ans comme un garçon, réussit à créer la réalité sociale de son être féminin en dépit de sa physiologie : entrer en relation avec autrui, perpétuer et réparer les conditions de ce passing comme « femme », et soutenir sa conviction qu’elle n’est pas du sexe dont on voit le corps... Le cas Agnès est d’autant plus surprenant que cette jeune femme obtint de se faire opérer sur la base d’une prétendue intersexualité - hors son appareil génital masculin, Agnès présentait au sortir de l’adolescence tous les caractères sexuels secondaires de la féminité (seins, hanches, pilosité réduite, etc.), parce qu’elle s’hormonait en secret depuis l’âge de 13 ans avec des anti-abortifs dérobés à sa mère puis avec des contraceptifs. On imagine la surprise de l’équipe médicale de pointe chargée d’elle lorsqu’elle révéla le pot aux roses...

Nulle mystérieuse force biologique innée dans son histoire : seulement un désir, profondément enraciné dans le psychisme. Le transsexualisme nous confronte, entre autres, à ce paradoxe de reconduire à travers le désir de changement de sexe les clichés sociaux de la différence des sexes, ressentis comme des contraintes psychiques absolues, alors même que la situation semble en dénoncer l’artificialité...Agnès décrivait avec un certain humour, à travers ce qu’en rapporte Garfinkel, les épreuves auxquelles elle était constamment confrontée, et son souci de se conformer à un rôle appris sur le tard - elle avait tendance à parler fort et à s’imposer dans la conversation ; elle aimait paresser en bikini sur la pelouse de sa résidence, etc., tous comportements qui, de l’opinion de son fiancé de l’époque et de son entourage n’étaient pas convenables pour la jeune fille qu’elle prétendait (et paraissait) être... Toutes ces contraintes de rôle qui en agacent plus d’une, Agnès s’attachait à s’y conformer ! En même temps qu’elle inventait - ce serait là la dimension performative du genre - les planches sur lesquelles elle se produisait, en surveillant avec une attention quasi paranoïaque le contexte de l’interaction...Et quelle chose curieuse d’apprendre que sa merveilleuse féminité (car Agnès était attirante et « féminine ») n’avait rien à voir avec son génotype, mais avec son désir et des hormones bien dosées...

Que penser aussi de l’acharnement des médecins et psychiatres des enfants intersexuels à les conditionner dans un genre ou l’autre, à l’intérieur d’un protocole allant jusqu’à leur projeter des films pornographiques afin qu’ils intériorisent les fantasmes adaptés à leur « nouvelle » identité de genre ! Ce sont, d’après Robert Castel les psychanalystes qui, les premiers, ont suggéré de réviser l’idée selon laquelle la naissance d’un enfant intersexuel serait une « urgence pédiatrique » majeure... Aujourd’hui encore, un hermaphrodite n’a le droit de « naître » au regard de la loi qu’à partir du moment où la question de son identité a été tranchée (c’est le cas de le dire !) : fille ou garçon.

Il semble que nous essuyons les pots d’un système binaire clivé sanglant dans ses effets individuels et collectifs. Groddeck, contemporain de S. Freud avançait déjà en son temps l’idée d’un refoulement de la bisexualité par la psychanalyse : « il n’y a absolument pas d’homme séparé de la femme, l’être humain est femme-homme et homme-femme. » On parle toujours, ici, de deux genres, mais intimement liés : « la bi-partition n’est plus aussi tranchée, une passerelle interne, établit une communication entre les deux genres constitutifs de la bisexualité. Ce lien masculin-féminin s’avère nécessaire pour assurer la continuité du moi, la souplesse du fonctionnement intra-psychique et la capacité à s’identifier à l’autre dans les relations inter-personnelles » (R. Castel). L’identité de genre étant sans doute la source la plus profonde d’auto identification d’un individu, elle est aussi, dans l’hypothèse d’un clivage, une source inépuisable de conflits psychiques...La mise à mal de ce lien entraînerait le refus de l’autre sexe, le besoin de le cacher, l’obérer de la scène sociale, une hyper virilisation ou au contraire, une hyper féminisation. Avec les conséquences dramatiques que l’on sait...

P.-S.

© cesza & rodra pour les photos

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