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ENEZ EUSA (le livre des fragments) - 2/3 

Journal d’Ouessant — second cahier

mardi 10 août 2021, par Lionel Marchetti (Date de rédaction antérieure : 3 octobre 2018).

 

ENEZ EUSA
(le livre des fragments)

Second cahier — 2/3
Premier cahier
Troisième cahier

…♢…

Photographie en frontispice
de
Bruno Roche

Sur la plage,
des galets, peut-être des écailles
rejetées là à marée haute,
en proie aux affres de quelque métamorphose,
luisent.

Galway Kinnel

Finalement toutes les tempêtes
quelles qu’elles soient
ne sont que la périphérie d’un calme.

Ko Un

ENEZ EUSA
(le livre des fragments)

Journal d’Ouessant — Second cahier

13 poèmes

AUBE

Pleine lune

Réveillé par la deuxième aube

Un rapace siffle longuement sur la lande

La pureté coupante de son chant, si vif
ouvre le temps
qui tout à coup s’effondre dans la fraîcheur d’un instant blanc.

LES PARTIES LES PLUS FROIDES DE L’ÎLE

Tournage sonore – Corn Héré

Une profonde entaille dans la roche

Tout un pan de la colline se scinde et bascule vers le grand océan
qui travaille ici, depuis des siècles
et rogne progressivement la part qui lui est due

C’est au fond de cette gorge
où, à marée haute, s’engouffrent des vagues acides et dévorantes
que nous décidons de revenir la nuit
pour filmer, enregistrer
éclairés de ces quelques torches huileuses confectionnées à la hâte
et soigneusement installées en équilibre dans les interstices de l’édifice naturel

19h, côte nord-ouest de l’île, passage du Fromrust
le soleil disparaît
bientôt happé, à l’horizon, par une brume de mer prête à tout effacer

Chute des températures, complexité rare de l’atmosphère

La balance des couleurs, imprévisible, peigne le ciel humide et froid

À l’aplomb de l’océan : premières étoiles et constellations

Chevelure de Bérénice — amas stellaire empoussiéré

Chiens de chasse (Canes Venatici) où se situerait M51, la galaxie du Tourbillon, structurée en spirale

Grande Ourse Ursa Major et ses sept étoiles brillantes
&
Polaris (Stella Maris, Navigatoria) toujours visible, à jamais…

Désormais, ici-bas, les acteurs pataugent dans une longue vasque d’eau saumâtre, peu profonde
leurs jambes se perdent dans cette substance peuplée de varech nauséabond
qui s’agglutine, s’amasse, poisse
et bientôt se désagrège

La roche, assombrie de l’intérieur, perd bientôt de sa dureté et de son éclat

Elle nous capture, petit à petit
jusqu’à ce que nous ne fassions qu’une seule et même pâte indistincte

Ce qui tout à l’heure semblait une simple déchirure ouvre bientôt le goulet sur une béance

Le rythme de notre marche ralentit
puis, progressivement
s’accorde à cette passe en direction des profondeurs de la Terre

Proches du silence
nous voici à l’écoute de ce qui semble être le souffle du réel
lorsque soudain, un œil sombre, très sombre, ricane depuis les bas-fonds
(tous, nous en sommes témoins)
comme s’il voulait nous jeter en pâture à la bestialité de cet océan qui résonne
et frappe les à-pics, profondément, depuis les parties les plus froides de l’île.

LA NUIT (NIOU-UHELLA)

Pour Adam Nilsson

La nuit
nous perdons un peu de vie

La nuit, balayée par les phares

La nuit sans repos, forge luminescente
(sur la grève s’échangent un milliard de vies chimiques)

La nuit, grignotée dans ses profondeurs par une eau encore plus noire que la nuit

La nuit, le dormeur construit, l’araignée file, l’aveugle voit

La nuit est un visage

La nuit la vitesse s’accroît

Qui parle ?

Qui écoute ?

La nuit
pour ceux qui travaillent
les vivants

La nuit, seuls, sur cette île
à la dérive comme à l’avant du monde

La nuit surplombe l’océan
elle prépare ses phosphorescences
semblant remercier le ciel

Ici, un œil clair danse avec les formes
et ouvre, magnifiquement
l’espace.

POINTE DE PERN

5h45

Dès l’aube, sur la grève
face à cette clarté qui rebondit sur un miroir immense

Pierres grisâtres de toutes tailles
profondément usées par une incroyable chimie naturelle

Au sol, cette accumulation de minuscules galets, noirs comme de l’encre
semble être un piège pour la lumière

Algues Laminaires, Varech, millions de coquilles brisées
quantité de sel, de cristaux, de détritus plastifiés plus ou moins arrondis
outrageusement colorés

Plus bas
le sol est spongieux
son odeur forte, très très forte, remonte à chaque pas

La force du jour, le feu

L’océan métallique subitement s’agite

Quelques vagues hautes
—  une tempête venue de nulle part ? —
entament leur gigantesque battue perpétuelle et brisent, définitivement, du miroir
le reflet.

SUR LES PLUS HAUTES FALAISES

Sur les plus hautes falaises
là où le vent chute, vertigineusement, en direction de l’océan
et tente une mêlée impossible avec le jeu fou des goélands, les vagues et l’écume
comment de ne pas être au plus proche d’une véritable sensation du monde ?

PENN AR RUMEUR

Sur la grève

Une pierre noire, très lourde — un obstacle à la périphérie du calme

Comment est-elle venue jusqu’ici ?

DANS UN RÊVE

Stang ar Glann

Quelque chose d’immense se faufile jusqu’ici
en un millier de lamelles d’eau

Océan dur, visage de glace — une vague gigantesque
bruyante, intense, mais définitivement figée

...courants profonds, multiplicité animale et végétale
liaisons tournoyantes, cheminements complexes entre terres et îles...

Une onde, lentement, s’extirpe de la matière immobile

Malgré la peur, comment retenir cette force ?

S’incliner, respectueusement
et reculer, peu à peu
sans prétendre être supérieur.

L’ÉPREUVE NÉCESSAIRE

Aube de la cinquième heure

Douleur immense, insupportable déchirure
à l’instant de la mort

Idée fausse, crois-tu — mais qu’en est-il lorsque seul le corps compte et que l’on s’y accroche comme une bête sur sa proie ?

Toute une vie, un millier de peaux

L’esprit, la matière, l’espace — [1]

La respiration, parfois, s’arrête au sommet de la respiration

Expérience exacte

Pour au final — voici notre chance — être tranchés, vivement.

PENN AR BED

Baie de Poull Ifern

Combiner ce qui vient du dehors avec le sel de la phrase elle-même

Boue pressée entre les doigts, expression déjà là

Concilier ce que tu vois avec l’exigence d’une forme — cette croissance à partir d’elle-même
semblable à l’évolution de tout être vivant

De ta main s’échappe un être recroquevillé

D’instinct, il prend goût à la lumière, se déploie, s’échappe

Et définitivement s’aventure.

ÉNIGME

L’énigme, une fois résolue, la compréhension reste comme suspendue

La vie est précieuse
sans cesse changeante ; elle tourbillonne, peu à peu nous délivre
enfin, elle nous ouvre

Et nous voici seuls

Mais, dis-moi, de quelle résolution parles-tu ?

CIEL & FALAISES

Pointe de Bach’aol — 19h

Des nuages
un autre nuage émerge
blanc sur blanc, énorme

Il projette son ombre longue, pâle
grandit et grandit encore
cherchant à s’extirper

Phénomène local, unique, excentrique

Grand mouvement multipliant les fluidités cachées

Un avion, petit, lointain
silencieusement le contourne puis disparaît
gobé par cet amas complexe de vapeurs sulfureuses et jaunâtres
— cri du ciel bientôt dissolu —

Et tout se fond, finalement, dans l’indifférencié.

MONTÉE DES EAUX

Île de Keller

La rumeur des flots attise les lointains
et dégage une myriade d’îles éphémères : elles combattent à l’horizon
composantes éparses d’une mâchoire océane, bien réelle, glaciale et provocante

J’ai vu un oiseau rapide, puis un autre encore
yeux noirs, pattes rouges
se faufiler entre les roches avec l’aisance d’une flèche

J’ai entendu la pierre se disjoindre

J’ai observé le sel cuire le sol boueux
désormais percé d’innombrables cratères jusqu’à se muer en un étrange système limbique

J’ai assisté à la montée des eaux : d’un jour à l’autre l’océan se vide et se remplit

Qui me croira ?

J’ai observé le cadavre d’un grand poisson sanguinolent
œil cave bouffé par les crabes
crâne minutieusement fourragé par je ne sais quels prédateurs

J’ai contemplé l’aube grandissante
balayant, à l’avant d’elle-même, le vent en tourbillons
et, depuis cette crête immatérielle
j’ai entendu hurler un oiseau sans nom

Aujourd’hui, ici-même
quelques mousses orangées flageolent dans l’air toujours changeant
puis se décrochent, avant d’aller se prendre dans le vent et fondre, définitivement
à la lisière d’immenses circonvolutions granitiques gorgées de cristaux

Au sol, d’énormes coques blanches laissent apparaître leur chair intime, violacée
se distribuant un immense territoire sur la zone rocheuse la plus rugueuse

Enfin, un crabe chevelu, tête sombre, yeux vifs
(à qui je ne veux pas d’histoires)
disparaît dans les interstices
puis se retourne, me regarde et m’attaque brutalement
les pinces en avant
comme si j’étais à l’origine du déclin de toute sa lignée.

&

UN ÉQUILIBRE NATUREL

Ar C’huld

Est-ce l’océan qui avance ou la terre qui glisse sous les eaux ?

Conflit de forces multiples — complexités

La grève s’effondre
et sécrète une colline de galets lumineux

Sur la zone de balancement des marées vivent des êtres à coques
ils se nourrissent de varech sec abandonné ici et là sur le granit
affublés, parfois, d’étranges plumeaux pris dans le sel et les embruns

Bernaches (Patella intermedia)
balanes
anémones (Actinie)
&
laminaria hyperborea

De temps à autre
une grande vague passe au-dessus des roches qui font obstacle
puis elle se brise en un millier de diamants

L’eau sourde occupe profondément les cavités

Ici se développent de longues laminaires rugueuses, épaisses et sombres

Leur danse lente, très lente, contraste avec l’écume bouillonnante

Tout se fond dans un chaos permanent
en accord avec l’équilibre naturel qui règne en ces renfoncements

L’eau reste eau

La roche reste roche

Dépassée la pointe de Porz Men
une plage de galets géants semble sans cesse repoussée par les tempêtes
et forme une lèvre minérale de plusieurs mètres
jusqu’à cette ligne d’herbes sinueuses
détrempées

D’un seul mouvement
la masse caillouteuse prend désormais pour cible l’intérieur des terres

C’est par ici qu’en 1776 le Paramaïbo
navire hollandais à trois mâts de 400 tonneaux aurait fait naufrage
chargé de centaines de barils de rhum
ainsi que d’une cage et ses deux perroquets.

fin du second cahier

…/…

.

Premier cahier

Troisième cahier

.

P.-S.

Photographie : © BRUNO ROCHE, 2018 (portrait de L. M.)

UNE photographie — UN poème …/… © Lionel Marchetti - 2010 / 2018

Seul près de la mer
tel un esprit seul dans l’univers

Kenneth White - Le grand rivage

Notes

[1Kenneth White.

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