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Qu’appellent-ils « penser » ? 

Quelques remarques à propos de "l’affaire Sokal" et de ses suites

mercredi 10 février 2010, par Jacques Bouveresse

"Un des traits les plus étonnants des penseurs de notre époque est qu’ils ne se sentent pas du tout liés par ou du moins ne satisfont que médiocrement aux règles jusque là en vigueur de la logique, notamment au devoir de dire toujours précisément avec clarté de quoi l’on parle, en quel sens on prend tel ou tel mot, puis d’indiquer pour quelles raisons on affirme telle ou telle chose, etc."
Bernard Bolzano, Lehrbuch der Religionswissenschaft, paragr. 63.

"Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous."
 Paul Valéry, Œuvres, I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1209.

1. De l’art de passer pour "scientifique" aux yeux des littéraires

Le meilleur commentaire qui ait été écrit sur l’"affaire Sokal", sur le livre qui a été publié ensuite par Sokal et Bricmont [1] et sur les réactions qu’ils ont suscitées l’avait probablement été déjà en 1921 par Musil dans son compte rendu du Déclin de l’Occident de Spengler. Après un passage consacré aux chapitres mathématiques du livre, dont il tire la conclusion que la façon de faire de Spengler "évoque le zoologiste qui classerait parmi les quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du 4e degré", Musil donne une démonstration brillante de la façon dont on pourrait, en appliquant ce genre de procédé, justifier la définition du papillon comme étant le Chinois nain ailé d’Europe centrale :
 "Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon : Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la civilisation chinoise. Que le papillon ait des ailes et pas le Chinois n’est qu’un phénomène superficiel. Un zoologue eût-il compris ne fût-ce qu’une infime partie des dernières et des plus profondes découvertes de la technique, ce ne serait pas à moi d’examiner en premier la signification du fait que les papillons n’ont pas inventé la poudre : précisément parce que les Chinois les ont devancés. La prédilection suicidaire de certaines espèces nocturnes pour les lampes allumées est encore un reliquat, difficilement explicable à l’entendement diurne, de cette relation morphologique avec la Chine [2]. "
C’est, quoi qu’ils en pensent, à peu de chose près ce que font les auteurs dans les passages les plus typiques qui ont été cités et commentés par Sokal et Bricmont. La méthode repose sur deux principes simples et particulièrement efficaces dans les milieux littéraires et philosophiques : 1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon aussi systématique les différences profondes, en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes. C’est de cette façon, mais ce n’est, bien entendu, qu’un exemple parmi beaucoup d’autres possibles, que procède Debray dans l’application qu’il fait du théorème de Gödel à la théorie des systèmes sociaux et politiques. Les systèmes formels (ou en tout cas certains d’entre eux, mais c’est un des nombreux détails que semble ignorer Debray) comportent des énoncés qui ne peuvent être décidés avec les moyens du système, les systèmes sociaux et politiques sont apparemment dans le même cas, ils comportent aussi des énoncés dont la vérité ne peut être décidée à l’intérieur du système et avec les ressources dont il dispose pour ce faire. Par conséquent, il doit s’agir du même phénomène qui apparaît simplement sous deux formes différentes, mais relève du même principe d’explication unitaire, que désormais, grâce au théorème de Gödel, nous connaissons parfaitement ou, en tout cas, devrions connaître.
 Ceux qui pourraient penser que Musil exagère doivent malheureusement admettre qu’il n’en est rien, lorsqu’ils lisent des déclarations aussi vertigineuses que, par exemple, la suivante : "Du jour où Gödel a démontré qu’il n’existe pas de démonstration de consistance de l’arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues avaient les moyens de comprendre pourquoi il fallait momifier Lénine et l’exposer aux camarades "accidentels" sous un mausolée, au Centre de la Communauté nationale" (Le Scribe, p. 70). Le même procédé est, comme il se doit, appliqué aussi à l’histoire des idées. A peu près au même moment, Bergson a opposé la morale close et la morale ouverte et Gödel a mis en évidence ce que les philosophes aiment à appeler le caractère nécessairement "ouvert" de tout système formel qui prétend représenter adéquatement l’arithmétique. Il n’est évidemment pas concevable qu’il s’agisse d’une simple coïncidence et il doit nécessairement y avoir une relation essentielle entre ces deux choses. Malheur à celui qui aurait l’outrecuidance de prétendre qu’il ne voit réellement pas pourquoi il devrait absolument y avoir une, en tout cas une qui soit plus évidente et intéressante que celle qui existe entre les papillons et les Chinois ou, si l’on préfère, que celle qui existe de façon plus incontestable entre les tables, les chaises, les chiens et les équations du quatrième degré. On lui expliquera avec commisération que nous évoluons ici, justement, dans un domaine qui est celui de la pensée libre et créatrice, et non de la logique, de ses contraintes, de ses petitesses et de son puritanisme ridicules. Moyennant quoi il est possible à Serres d’affirmer sans vergogne : "En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l’ouvert touchant la sociologie, Régis Debray boucle et récapitule d’un geste l’histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent [3]. "
 Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il soit sérieux d’objecter qu’il s’agit simplement d’erreurs ponctuelles qui ne compromettent en aucune façon le sérieux et la solidité du reste. Ce qui est vrai est plutôt que, comme le remarque Musil, les endroits où il est question de mathématiques et plus généralement de sciences exactes "ont sur les autres l’avantage de faire tomber tout de suite le masque d’objectivité scientifique qu’arborent si volontiers, dans n’importe quel domaine des sciences, les littéraires" (op. cit., p. 98). Les fautes sont simplement plus voyantes et plus immédiatement reconnaissables (au moins pour les gens informés), lorsque les auteurs affectent de parler le langage de la science et essaient d’utiliser à leur profit des résultats scientifiques parfois très techniques, que dans le reste de leurs écrits. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles soient absentes de celui-ci ou que l’exigence de précision y soit plus présente et plus respectée. Comme il est dit dans l’Evangile, "si l’on traite ainsi le bois vert, qu’adviendra-t-il du bois sec ?" Lorsqu’on se permet des approximations du genre de celles dont il est question dans le livre de Sokal et Bricmont sur des questions qui peuvent être traitées de façon tout à fait précise, mieux vaut ne pas se demander ce qu’il advient dans le cas des questions où il faudrait justement s’imposer un effort spécial pour atteindre le maximum de précision qui est encore compatible avec la nature du sujet.
 Il faudrait, bien entendu, être tout à fait naïf pour croire que l’ignorance de la science ou le manque total de sérieux et la désinvolture avec lesquels sont traités certains de ses résultats constituent la source principale de la mauvaise philosophie. Les sources de la mauvaise philosophie sont en réalité beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus plus diversifiées et probablement aussi beaucoup plus triviales que cela. Au nombre d’entre elles figure, bien entendu, en premier lieu le besoin de prestige et de pouvoir. Et, comme dirait Musil, écrire d’une façon qui fait si sérieux qu’un non-mathématicien se persuade immédiatement que seul un mathématicien peut parler ainsi, n’est qu’un des nombreux moyens d’obtenir le prestige et le pouvoir que l’on cherche. Ce moyen peut jouer à certains moments un rôle tout à fait privilégié, comme cela a été le cas, par exemple, à l’époque structuraliste. Mais il y en a malheureusement beaucoup d’autres, qui ne sont pas plus respectables, même s’ils sont généralement très respectés.
 Il est clair, en tout cas, que, comme le remarquait déjà Musil, ce ne sont pas de simples bévues occasionnelles et pardonnables qui sont en cause dans l’affaire Sokal, mais bel et bien un mode de pensée et un style de pensée, qui plaisent à notre époque et passent même pour spécialement profonds. C’est là que réside, en fait, le véritable problème que soulève cette affaire et c’est aussi, je dois le dire, ce qui me rend pessimiste sur les effets positifs qu’elle pourrait avoir à court ou à long terme. On aimerait croire qu’elle suscitera une prise de conscience et un examen de conscience salutaires chez les intéressés et ceux qui auraient envie de les imiter. Mais je ne vois personnellement pas beaucoup de raisons pour que cela soit effectivement le cas. Combattre des erreurs est une chose, combattre un style de pensée qui a réussi à ce point à s’imposer comme exemplaire en est une autre. Et il ne faut pas oublier que la communauté des intellectuels, en France probablement encore plus qu’ailleurs, est, quoi qu’on en pense, unifiée bien davantage par une forme de piété envers les héros qu’elle se choisit et qu’elle considère toujours un peu comme sacrilège de contester que par le libre examen et l’usage critique de la raison. Une bonne partie des réactions, parfois consternantes, qui ont été suscitées par l’affaire Sokal relèvent précisément de ce que j’appellerais un comportement pieux et, pour tout dire, d’une forme de piété qui a quelque chose de proprement infantile.

2. Comment les coupables se transforment en victimes et en accusateurs

Ce qui m’empêche d’être ne serait-ce que modérément optimiste est le fait que même des exemples qui devraient, semble-t-il, parler suffisamment par eux-mêmes, comme ceux qui sont cités et analysés dans le livre de Sokal et de Bricmont, n’ont une fois de plus manifestement pas suffi à protéger les deux auteurs contre le risque de passer pour des maniaques de l’exactitude littérale, des positivistes bornés ou des scientistes arrogants. Je citerai, sur ce point, une fois de plus l’explication à la fois très pertinente et très inquiétante que propose Musil : "Il existe dans les milieux, j’aimerais dire, et je dis : intellectuels (mais je pense aux milieux littéraires) un préjugé favorable à l’égard de tout ce qui est une entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision ; parmi les crimes contre l’esprit, on aime à les ranger au nombre de ces honorables crimes politiques où l’accusateur public devient en fait l’accusé. Soyons donc généreux. Spengler pense "à peu près", travaille à coup d’analogies : de la sorte, en un certain sens, on peut toujours avoir raison. Quand un auteur veut absolument donner de fausses dénominations aux concepts ou les confondre, le lecteur finit par s’y habituer. Il n’en faut pas moins maintenir, au minimum, un code, une relation quelconque, mais univoque, entre le mot et la pensée. Or, cela même fait défaut. Les exemples cités, choisis sans chercher bien loin entre beaucoup, ne sont pas des erreurs de détail, mais un mode de pensée" (ibid., p. 99-100).
 Il aurait été, pour la raison qu’indique Musil, singulièrement naïf de s’attendre à voir les auteurs mis en cause par Sokal et Bricmont manifester un sentiment de gêne ou de culpabilité quelconque. Il y a déjà longtemps que le genre de "crime" qui leur est reproché est devenu particulièrement honorable et payant, et passe même facilement pour une action d’éclat. Derrida nous a expliqué, dans un article du Monde que ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les gens critiqués par Sokal et Bricmont, mais Sokal et Bricmont eux-mêmes, qui ne sont pas "sérieux" [4]. Tout le monde aura compris, je l’espère, que ce qui n’est pas sérieux est surtout le fait de critiquer des gens que leur célébrité et leur influence semblent avoir élevé une fois pour toutes au-dessus de la critique. Il ne serait pas difficile de démontrer, par exemple, que l’usage que Derrida lui-même et ses disciples déconstructionnistes font du concept d’indécidabilité, des résultats logiques d’indécidabilité en général et du théorème de Gödel en particulier n’est, quoi qu’il en dise, pas beaucoup plus sérieux que celui qu’en fait Debray. C’est bien de Derrida lui-même que vient la confusion caractérisée, qui a été systématiquement exploitée par les déconstructeurs, entre deux formes d’indécidabilité qui n’ont pas grand-chose de plus en commun que le nom. On pourrait les appeler respectivement l’indécidabilité de la signification et l’indécidabilité de la vérité. L’indécidabilité logique dont il est question dans la théorie des systèmes formels n’a absolument rien à voir avec la question de la signification, puisque l’ensemble des expressions qui constituent l’équivalent des expressions douées de sens d’une langue naturelle, autrement dit, des expressions bien formées du système, est toujours décidable ou, comme on dit, récursif. Chez Derrida et les déconstructeurs, il n’est question, au contraire, dans presque tous les cas, que de l’indécidabilité d’une signification ou, comme on dit aussi fréquemment d’un texte, qui n’a évidemment rien à voir avec l’indécidabilité formelle, j’entends par là l’indécidabilité en tant que propriété spécifique d’un système formel, et non d’un langage en général, d’une oeuvre littéraire ou d’un texte quelconque.
 Il est tout à fait vrai que l’on rencontre à chaque instant dans la littérature et probablement aussi dans la philosophie des questions que l’on ne parvient pas à décider, comme par exemple : une question est-elle ou non rhétorique ? une expression est-elle utilisée dans un sens littéral ou dans un sens figuré ? deux expressions ont-elles ou non la même signification ? un mot est-il utilisé dans son sens courant ou dans un sens qui constitue une réactivation de son étymologie ou une récapitulation de son histoire ou même peut-être de celle de la métaphysique en général ?, etc. Mais, à part le fait qu’il s’agit dans les deux cas de quelque chose que l’on ne parvient pas à décider, on se demande ce que l’incertitude dont il est question ici a à voir avec l’indécidabilité dans les systèmes formels. Il s’agit, en effet, uniquement de notre incapacité à décider, et en aucune façon de l’incapacité, que l’on peut dans certains cas démontrer, pour un calcul existant de décider quelque chose, puisqu’il ne peut évidemment pas être question ici d’un calcul de ce genre. On peut remarquer, du reste, qu’autant l’indécidabilité dont il est question chez Gödel est arrivée comme une surprise pour les spécialistes, autant l’indécidabilité qui peut exister en matière de signification est une chose banale et attendue, que personne n’a jamais proposé sérieusement d’essayer de surmonter par la construction d’un système ou d’un calcul appropriés. Elle n’a, en tout cas, rien d’une révélation comparable à celle qu’a constitué la découverte du résultat de Gödel. On a pu croire un moment (à tort) à la possibilité qu’il existe une procédure de décision formelle ou "mécanique" pour les énoncés des mathématiques. Mais qui a jamais cru à une possibilité de ce genre pour les indécidables dont il est question dans la littérature déconstructionniste ?
 Derrida semble, à certains moments, être conscient de cette différence, par exemple lorsqu’il distingue entre l’indécidable qui appartient encore à l’ordre du calcul et un autre, plus fondamental et qu’"aucun calcul ne saurait anticiper" [5]. Mais, si cet indécidable-là n’appartient plus à l’ordre du calcul, il est impossible d’utiliser le théorème de Gödel pour en parler, puisque celui-ci dépend entièrement de l’existence d’un système formel, ne s’applique qu’à des systèmes formels et a trait uniquement à ce qui peut ou ne pas être décidé par un calcul d’une certaine sorte d’une façon qui est précisément formelle, c’est-à-dire mécanique ou en tout cas mécanisable, et n’a aucun rapport avec les moyens dont nous disposons pour décider des questions comme celles auxquelles j’ai fait allusion il y a un instant, où l’incertitude provient du fait qu’il y a simplement autant de raisons qui incitent à répondre d’une façon que de l’autre. Là où il n’y a pas de place pour la formalisation et pour la notion de procédure formelle, il n’y a tout simplement pas non plus de place pour une indécidabilité de type gödelien.
 Ce qui a fait sensation dans le théorème d’incomplétude de Gödel a été la démonstration du fait qu’aucun système formel n’est capable de représenter adéquatement l’intégralité des procédures qui sont susceptibles de nous amener à reconnaître comme vraie une proposition mathématique et que, par conséquent, il n’y a aucun espoir de réussir à remplacer la notion de vérité mathématique par celle de démontrabilité formelle. On pourrait, si l’on veut, parler d’une sorte de "transcendance" de la notion de vérité objective par rapport à celle de démontrabilité formelle. Et Debray trouverait sans doute là une confirmation de la connexion interne qu’il prétend établir entre l’aspect proprement logique et l’aspect religieux du problème de l’incomplétude. Mais la notion de transcendance dont il est question ici n’a, en fait, absolument rien de religieux ou même simplement de métaphysique. Elle signifie simplement que, pour tout système formel donné, il existe au moins une vérité mathématique pour laquelle le système ne fournit pas de démonstration (et pas non plus heureusement, si l’on peut dire, de réfutation), et certainement pas qu’il existe des vérités mathématiques qui transcendent définitivement toute possibilité de décision par les voies ordinaires. La moindre des choses, lorsqu’on prétend proposer une généralisation ambitieuse du théorème de Gödel, serait de se demander si l’on peut encore exploiter de façon quelconque, dans le domaine concerné, une distinction du genre de celle que la découverte de Gödel nous oblige à faire entre la vérité et la démontrabilité formelle. Si ce n’est pas le cas, on ne voit pas très bien à quoi pourrait ressembler une tentative de transposition directe du résultat qu’il a obtenu.
 Je ne suis pas, bien entendu, en train de suggérer qu’il n’y a aucune conclusion philosophique à tirer du théorème d’incomplétude de Gödel. Il y a manifestement des conclusions importantes, mais pas nécessairement aussi tranchées qu’on le pense généralement, à en tirer en ce qui concerne, par exemple, la philosophie de l’esprit et la question des relations de l’esprit avec la machine. Gödel lui-même pensait que son théorème devrait avoir aussi des incidences sur notre façon d’aborder le problème religieux ou, plus exactement - c’est un des grands reproches qu’il adresse à notre époque -, de l’ignorer. Mais la façon dont il s’est exprimé à l’occasion sur ce genre de question constitue, par rapport à la façon de faire de Debray, un modèle de précision et de prudence. Il n’a justement jamais publié quoi que ce soit sur ce type de problème et, précisément parce qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir de quoi il parlait et notamment pour savoir ce qu’est exactement un système formel, il n’aurait certainement jamais eu l’outrecuidance de parler d’un théorème de Gödel formulé à propos du discours religieux, social ou politique ou, comme dit Serres (op. cit., p. 358), appliqué aux groupes sociaux ou "retrouvé" en eux.
 Sur la question de l’indécidibalité, la stratégie de Derrida et des déconstructeurs consiste généralement à présenter la notion technique d’indécidabilité, au sens gödelien, comme un simple cas particulier d’une notion philosophique plus primordiale d’indécidabilité, qui constitue la notion réellement intéressante et importante, et en même temps à se servir de la terminologie et les concepts de Gödel pour donner une apparence de sérieux et de scientificité à ce que l’on peut dire à propos de cette deuxième espèce d’indécidabilité. Les déconstructeurs ont malheureusement une tendance fâcheuse à prétendre à une forme spéciale de "rigueur", simplement parce qu’ils sont capables d’utiliser la terminologie logique à propos de choses avec lesquelles elle n’a en réalité rien à faire, parce que les conditions les plus élémentaires de son usage ne sont tout simplement pas remplies. Il ne s’agit pas, comme on le dit, d’une extension intéressante d’un usage existant, mais d’une incitation à la confusion pure et simple.
 On ne peut guère s’étonner, dans ces conditions, que Gödel lui-même, auquel aucune idée n’était plus étrangère que celle de la déconstruction, se trouve annexé finalement à la cohorte des déconstructeurs et crédité assez fréquemment, dans la littérature déconstructionniste, du mérite d’avoir "déconstruit" la logique ou même les mathématiques, et pas non plus de voir ce qui n’est, en fait, que l’exploitation confuse d’une analogie superficielle et trompeuse prendre, chez certains déconstructeurs, la forme d’une entreprise théorique et systématique qui ne peut pas ne pas impressionner fortement le lecteur non informé par sa scientificité apparente. La littérature déconstructionniste américaine offre sur ce point des exemples particulièrement édifiants, qui appellent exactement le même genre de commentaire que celui de Musil sur les chapitres mathématiques du Déclin de l’Occident. On aimerait évidemment savoir si Derrida considère comme "sérieux" ce genre de construction et aussi, de préférence, qu’il ne nous dise pas qu’il n’est pour rien dans tout cela, car il y est, de toute évidence, pour quelque chose, ne serait-ce que pour ne pas avoir souligné dès le début l’existence d’un certain nombre de distinctions élémentaires qu’on ne peut se permettre de négliger sous peine de ne savoir tout simplement plus de quoi on est en train de parler.

3. Les avantages de l’ignorance et la confusion considérée comme une forme de compréhension supérieure

Lorsqu’un philosophe se met à parler de l’indécidibalité et du théorème de Gödel dans le cadre d’une réflexion sur le problème de la littérature et de l’analyse des textes littéraires, on pourrait évidemment s’attendre à ce que ce soit pour introduire, si possible, un peu plus de précision dans la discussion de questions qui sont par nature imprécises. Mais c’est en réalité exactement l’inverse qui se passe, puisque le flou et l’imprécision de l’usage littéraire ont plutôt tendance à remonter immédiatement jusqu’aux notions techniques, telles qu’elles se présentaient initialement dans leur contexte d’origine, au point que l’on finit tout simplement par ne plus rien comprendre à ce qu’elles signifient. Le résultat le plus évident me semble être que rien d’intéressant n’a été ajouté par l’invocation du théorème de Gödel à ce que l’on peut dire sans lui à propos d’une question comme celle de l’indécidabilité dans le domaine de la littérature, de la métaphysique ou de la religion, mais que l’on a, en revanche, certainement perdu toute chance d’avoir encore une idée précise de ce que Gödel a démontré exactement et des conséquences qui en résultent.
 La question cruciale que l’on est obligé de se poser est évidemment de savoir comment l’exigence de précision a pu devenir à ce point, dans l’esprit de la plupart de nos intellectuels, l’ennemie numéro un de la pensée authentique. Si l’on appliquait les critères de certains d’entre eux et de ceux qui les célèbrent dans les journaux au nom de ce qu’ils appellent la "pensée", on devrait certainement conclure que des écrivains qui étaient aussi amoureux de la précision que l’ont été, par exemple, Valéry ou Musil, ne pouvaient en aucun cas être des penseurs. Il y a pourtant bel et bien, même si elles sont mal définies, des limites à ce que Schiller, cité par Musil, appelait "l’arbitraire des Belles-Lettres (belletristische Willkürlichkeit) dans la pensée" et qu’il considérait comme un mal redoutable.
 Comme le remarquent Sokal et Bricmont, la mécanique quantique, la géométrie fractale, la théorie du chaos et le théorème de Gödel figurent au nombre des exemples les plus fréquemment utilisés par les postmodernes pour démontrer que la science a changé aujourd’hui de nature et qu’elle est même devenue, au total, peu différente de la philosophie et de la littérature. Le théorème de Gödel mérite, dans cette affaire, une place à part, parce qu’il est certainement de beaucoup le résultat scientifique qui a fait écrire le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques. Or, comme le dit van Heijenoort : "La portée des résultats de Gödel sur les problèmes épistémologiques reste incertaine. Assurément, ces résultats et d’autres résultats de ’limitation" ont révélé une situation nouvelle et quelque peu inattendue, pour autant que les systèmes formels sont concernés. Mais au-delà de ces conclusions précises et presque techniques ils ne comportent pas de message philosophique dépourvu d’ambiguïté. En particulier, ils ne devraient pas être invoqués inconsidérément pour établir la primauté d’un acte d’intuition qui dispenserait de la formalisation. [6]"
 Mais il est clair que, si un philosophe veut pouvoir simplifier et exploiter avec profit le message, il a tout intérêt à ignorer aussi complètement que possible les aspects les plus techniques du résultat. Lorsque Gödel fut fait docteur honoris causa de l’université de Harvard en 1952, il apprécia particulièrement la citation qui le présentait comme "le découvreur de la vérité mathématique la plus importante du siècle". Il n’y avait, bien entendu, aucun doute dans son esprit sur le fait que son résultat était avant tout un résultat mathématique et qu’il représentait même une découverte mathématique de tout premier ordre, et certainement pas, comme beaucoup de philosophes aimeraient le croire, une limitation dramatique imposée à la pensée mathématique ou un coup fatal porté à son arrogance. On peut remarquer du reste, dans le même ordre d’idées, que le théorème ne représente pas seulement, comme on le dit généralement, un échec, mais également un succès pour le formalisme lui-même, dont Gödel maîtrise et exploite magistralement toutes les ressources. Mais de cela, bien entendu, la plupart des philosophes qui cherchent à utiliser pour leurs propres fins le résultat de Gödel ne croient généralement pas utile de savoir quoi que ce soit.
 On pourrait dire, d’ailleurs, qu’ils procèdent sur ce point avec un instinct très sûr. La recommandation que l’on peut formuler à l’usage de ceux qui ont des ambitions de cette sorte est, en effet, la suivante : 1) Ne regardez surtout jamais la démonstration du théorème, ce qui serait pourtant le meilleur moyen de savoir ce qu’elle démontre au juste. Comme dit Wittgenstein "si vous voulez savoir ce qu’une démonstration démontre, regardez la démonstration". 2) Ne lisez aucun des nombreux commentaires sérieux et informés (mais, il est vrai, malheureusement eux aussi assez techniques) qui ont été écrits sur le genre de signification philosophique que l’on peut ou ne peut pas attribuer au théorème de Gödel. Car, si vous le faisiez, vous risqueriez de découvrir immédiatement qu’il est impossible de l’utiliser de la façon à laquelle vous songiez et qui a l’avantage d’être considérée généralement comme particulièrement philosophique. 3) Evitez aussi de regarder ce que Gödel lui-même a dit à propos des la signification philosophique de son résultat et des extensions que l’on pourrait éventuellement songer à lui donner. Car Gödel était une sorte de maniaque de la précision (ce qui, soit dit en passant, ne l’a pas empêché d’être en même temps un des plus grands penseurs du vingtième siècle), et, pour ce que l’on cherche à faire, il n’y a certainement pas grand-chose à attendre d’un obsédé de la précision.
 Ceux qui auraient envie de protester contre ces façons de procéder ne doivent se faire aucune illusion sur les chances qu’ils ont d’être entendus. On peut toujours compter, en France, sur la compréhension des journaux et du public, lorsqu’on accuse de pusillanimité ou d’impuissance intellectuelles ceux qui, précisément parce qu’ils se sont donné la peine de comprendre réellement de quoi il retourne, s’interdisent délibérément ce genre de liberté. Le secret de la réussite obéit, dans tous les cas de ce genre, à une règle simple et efficace : 1) commencer par invoquer à l’appui d’une thèse philosophique apparemment ambitieuse, révolutionnaire et radicale la caution d’un résultat scientifique prestigieux, et 2) lorsque la critique commence à se faire un peu trop précise et insistante, expliquer que l’usage que vous avez fait de celui-ci ne devait surtout pas être pris à la lettre et qu’il s’agissait, en fait, simplement d’une façon métaphorique d’exprimer un contenu qui, la plupart du temps, se révèle pour finir assez anodin et même relativement banal. Que la plupart des lecteurs ne se soient malheureusement pas rendu compte de cela depuis le début et aient cru réellement à l’existence d’une chose aussi absurde que, par exemple, un prétendu "principe de Debray-Gödel" constitue, bien entendu, un détail sans importance. C’est ce que Searle a appelé, à propos de Derrida, la technique de l’aller et retour de l’absurde au trivial [7]. Debray en donne un exemple typique, lorsqu’il finit par concéder que son utilisation du théorème de Gödel est faite "à titre simplement métaphorique ou isomorphique". On pourrait même, selon lui, parler, si l’on veut, d’une "intuition métaphorique" [8]. Ceux qui s’expriment de cette façon ne semblent, d’ailleurs, généralement pas se rendre compte que le concept d’isomorphisme est un concept nettement plus technique et plus précis que celui de métaphore. Mais peut-être faut-il supposer aussi que le concept d’isomorphisme est utilisé lui-même ici de façon "métaphorique".
Debray prend la précaution de souligner lui-même qu’"extrapoler un résultat scientifique en dehors de son champ spécifique de pertinence, expose à de grossières bévues" et qu’"on ne peut évidemment pas, sauf à jouer sur les mots de "fondements", de "consistance" ou d’"ensemble", assimiler un système politico-social à un système logico-déductif" (ibid., p. 7). La seule analogie intéressante qui lui semble pouvoir être retenue et exploitée est celle qui a trait à "l’articulation entre l’interne et l’externe". Mais que jouer sur les mots soit à nouveau précisément ce qu’il fait, lorsqu’il applique d’une façon qu’il croit être "métaphorique" ce qui peut être dit de la relation entre l’interne et l’externe dans le cas des systèmes formels aux systèmes politico-sociaux, ne lui vient manifestement pas à l’esprit. On peut d’ailleurs s’interroger sérieusement sur la compréhension qu’il a de la façon dont les choses se présentent dans la théorie de la démonstration hilbertienne ou chez Gödel, quand on le voit expliquer que ce qui l’intéresse est, de façon plus précise, "l’assertion que les énoncés métamathématiques font partie des mathématiques parce qu’on ne peut pas "internaliser" la vérité d’un système dans ce système même" (ibid.).
Sokal et Bricmont n’ont, bien entendu, rien contre les métaphores. Mais ils ont raison de souligner qu’il ne s’agit pas, dans les cas de ce genre, de métaphore, mais d’équivoque ou de confusion caractérisée. Malheureusement, c’est précisément ce genre de chose, plutôt qu’un vrai travail de clarification logique, qui est à coup sûr un peu plus difficile et nettement moins excitant, que beaucoup de gens, y compris certains scientifiques, semblent attendre de la philosophie et apprécier chez les philosophes. Je me permettrai de souligner ici à quel point je trouve ridicule et misérable la tendance qu’ont eue certaines des victimes de Sokal et Bricmont à jouer une fois de plus les persécutés et les martyrs, car tout le monde peut se rendre compte au premier coup d’oeil que ce n’est certainement pas en parlant du théorème de Gödel comme on devrait le faire, c’est-à-dire comme l’ont fait Gödel lui-même, Kreisel, van Heijenoort ou Dummett (tout cela est, comme on dit, beaucoup trop "anglo-saxon"), mais plutôt en en parlant comme l’ont fait Derrida, Lyotard, Serres, Julia Kristeva, Bernard-Henri Lévy, Debray et beaucoup d’autres, que l’on devient célèbre en France et réussit à faire parler de soi dans les journaux.
 En ce qui concerne ceux-ci, cela n’a évidemment rien de surprenant, puisque, lorsqu’ils parlent de ces choses, l’approximation semble être leur mode de pensée et d’écriture normal et obligatoire. C’est ainsi que l’on a été amené à lire, à propos de l’affaire Sokal, sous la plume de gens en principe sérieux, des choses qui sont proprement ahurissantes. Roger-Pol Droit a écrit par exemple, au sujet de Sokal et Bricmont : "En déclarant volontiers" dénué de sens " tout ce qui n’est pas énoncé mathématiquement ou vérifié expérimentalement, il se pourrait qu’ils favorisent, pour combattre les travers du "politiquement correct", un "scientifiquement correct" lui aussi fort pauvre [9]." Je passe sur le fait qu’on ne trouve absolument rien dans le livre de Sokal et Bricmont qui puisse encourager une idée de cette sorte. Ce qui m’intéresse est plutôt le fait que, telle qu’elle est présentée, elle constitue elle-même un non-sens caractérisé. Personne n’a jamais dit ou ne pourrait dire que, pour être douée de sens, une proposition doit être énoncée mathématiquement ou vérifiée expérimentalement. Il y a dans la science empirique elle-même une multitude d’énoncés qui ne sont pas formulés mathématiquement et pas non plus vérifiés expérimentalement. Un énoncé qui n’est pas exprimé en langage mathématique et que l’on est en train, justement, d’essayer de vérifier expérimentalement doit naturellement avoir un sens sans pour autant être déjà vérifié. Même les positivistes logiques n’ont, bien entendu, jamais défendu une conception aussi absurde que celle qui est évoquée dans le passage que j’ai cité. Ils ont exigé d’un énoncé de la science empirique non pas qu’il soit empiriquement vérifié, mais seulement qu’il soit empiriquement vérifiable ou, en tout cas, testable, ce qui est, du reste, probablement déjà une exigence plus restrictive qu’il ne le faudrait. Vous me direz sans doute qu’il s’agit d’un simple détail. Mais j’ai la faiblesse d’accorder en philosophie une grande importance à ce genre de détail.

4. Les malheurs de Gödel ou l’art d’accommoder un théorème fameux à la sauce préférée des philosophes

Pour en revenir au théorème de Gödel, je dois avouer que je suis proprement sidéré par le degré d’incompréhension et d’ignorance qui a pu être atteint par certains de nos penseurs les plus éminents dans le discours qu’ils tiennent à son propos. Il est évident que l’on a déjà perdu pratiquement toute chance de comprendre de quoi il retourne, si l’on s’obstine à parler, comme on le fait depuis quelque temps, d’axiome, de principe ou même de postulat d’incomplétude, là où il s’agit en réalité d’un théorème dûment démontré et pour lequel Gödel a dû inventer une méthode de démonstration d’une espèce complètement inédite. On pourrait croire que Serres, dont les médias ne perdent pas une occasion de nous rappeler qu’il est, parmi une multitude d’autres choses, mathématicien, est au courant de la différence qui existe entre un axiome ou un principe et une proposition démontrée. Mais si c’était le cas, il se serait abstenu de nous parler d’un "principe de Gödel-Debray". Et il est remarquable qu’il le fasse non pas dans un article de journal, ce qui après tout n’aurait rien de surprenant, mais dans un ouvrage très sérieux et très impressionnant intitulé "Eléments d’Histoire des Sciences". Il y a peut-être un principe de Debray, sur l’importance et la nouveauté exactes duquel je ne veux pas discuter ici, mais il n’y a pas de théorème de Debray ; et il y a un théorème de Gödel, mais il n’y a pas de principe de Gödel. On se demande, du reste, ce que pourrait bien être au juste un axiome ou un principe d’incomplétude. Il y a en logique des résultats d’incomplétude (et aussi heureusement, mais ils intéressent généralement beaucoup moins les philosophes, des résultats de complétude), mais ils ont toujours trait à un système formel d’une espèce déterminée et doivent faire à chaque fois l’objet d’une démonstration.
Avant de démontrer son fameux théorème d’incomplétude, Gödel s’était, d’ailleurs, déjà illustré par la démonstration d’un résultat qui est à certains égards aussi important, même s’il a eu un retentisssement beaucoup moins grand, à savoir la démonstration de la complétude du calcul des prédicats du premier ordre. Sur ce que pourrait bien signifier au juste un "principe d’incomplétude" il est d’autant plus important d’être précis que Serres attribue au principe dit "de Gödel-Debray" des possibilités qui sont pour le moins assez stupéfiantes : "Ainsi le débat qui oppose l’interne à l’externe dans nos disciplines témoigne d’une analyse insuffisante du lien social, et l’histoire qui scande le temps de la science en moments d’ouverture et ères de fermeture exprime sans doute la même ignorance. De même que les chroniqueurs du savoir ou de la déraison doivent leurs modèles à Bergson, de même nous devons nos solutions au principe de Gödel-Debray" (op. cit., p. 359). Bien qu’il ignore manifestement tout de Gödel et des systèmes logiques, là où les héritiers de Bergson ne comprennent rien, "Régis Debray, nous est-il dit, fabrique directement et donc comprend un schéma nouveau, à partir de Gödel et des systèmes logiques" (ibid., p. 358).
 En ce qui concerne la compréhension réelle que Debray peut avoir de ce dont il s’agit, on ne peut malheureusement que tomber des nues lorsqu’on lit sous sa plume des déclarations du genre suivant :
""L’émancipation du genre humain", on sait de science certaine, en vertu d’un axiome, l’incomplétude, que c’est un leurre, éternel et nécessaire, mais il vaut mieux, somme toute, que la résignation au cynisme sec du chacun pour soi" ("Le rire et les larmes (3)", Libération, 14-15 septembre 1991, p. 7).
Ou, mieux encore :
"La démence collective trouve son fondement ultime dans un axiome logique lui-même sans fondement : l’incomplétude" (Cité par Sokal et Bricmont, op. cit., 159-160).
Voilà des choses qui seraient certainement d’une importance décisive, si elles pouvaient être sues "de science certaine" et, plus précisément, l’être avec une certitude appuyée sur un résultat mathématique fameux. Mais il faut supposer, si l’on suit Debray, que Gödel a dû inventer, comme je l’ai dit, une méthode de démonstration tellement nouvelle que même les meilleurs esprits de l’époque ont eu beaucoup de mal à la comprendre, tout cela pour en arriver simplement à formuler un axiome et, qui plus est, un axiome sans fondement. (En réalité, même si le propre d’un axiome est de ne pas être démontré, il n’est pas pour autant nécessairement aussi dépourvu de fondement que semble le croire Debray, puisque la démonstration n’est pas le seul mode de justification possible pour une proposition mathématique que l’on est amené à accepter, et, quoi qu’il en pense (L’incomplétude, logique du religieux ?, p. 26), appeler "arbitraire" une proposition qui est en même temps "évidente par elle-même" est pour le moins peu conforme à l’usage des expressions concernées.). Quoiqu’il en soit, l’idée d’un "axiome d’incomplétude" est, comme je l’ai dit, un non-sens pur et simple ; et ce qui est évidemment frappant chez tous les auteurs qui procèdent comme Debray est le caractère extrêmement élémentaire des confusions et des erreurs commises. Un effort d’information tout à fait minime aurait permis aisément de les éviter. Mais ce qui est remarquable est justement qu’il ne soit pas jugé nécessaire pour parler de ces choses. Et il faut, bien entendu, que la philosophie soit réellement une discipline unique en son genre et dans laquelle aucune des règles qui sont en vigueur dans tous les autres domaines ne s’applique plus, pour que des fautes de cette sorte soient aussi facilement tolérées et excusées.
 Je voudrais, pour en terminer avec cette question, énumérer quelques caractéristiques essentielles du théorème de Gödel qui rendent a priori plus que contestable et hasardeuse son extension à un domaine comme la théorie des systèmes sociaux et politiques :
 1) Le théorème de Gödel ne s’applique, comme je l’ai rappelé, qu’à des systèmes qui ont été complètement formalisés. Or les systèmes sociaux ne resemblent pas, que l’on sache et, pourrait-on ajouter, heureusement, ni de près ni de loin à des systèmes formels ou en tout cas formalisables. Cela constitue déjà, en fait, une réponse complète à la question posée. Remarquons à ce propos que dans un système formel les moyens qui peuvent être utilisés pour décider une proposition font l’objet d’une codification formelle tout à fait précise et explicite. Rien de tel ne peut évidemment être dit à propos des moyens qui peuvent ou ne peuvent pas être utilisés pour décider une proposition à l’intérieur d’un système social. Et, de ce point de vue, les deux situations sont tout à fait incomparables.
 2) Bien qu’elle ne puisse être ni démontrée ni réfutée dans le système, la proposition gödelienne indécidable est vraie et, comme le souligne Gödel, on peut démontrer par une argumentation métamathématique qu’elle est vraie. Considérons maintenant la proposition, extérieure à leur définition ou frontière, dont les systèmes sociaux ont, d’après Debray, besoin pour se fonder. On aimerait évidemment savoir s’il existe aussi dans son cas, une possibilité de démontrer la vérité de la proposition par une argumentation métasystématique. En d’autres termes, la proposition gödelienne n’est pas seulement une proposition dont on a besoin de croire qu’elle est vraie, mais une proposition qui est vraie et dont on peut démontrer qu’elle l’est. La proposition fondatrice de Debray est-elle aussi une proposition objectivement vraie ou au contraire simplement une proposition qui fait l’objet, de la part des acteurs sociaux, d’une croyance qui n’est peutêtre pas vraie et n’a pas besoin de l’être ? Une croyance inévitable ou obligatoire n’est évidemment pas du tout la même chose qu’une proposition vraie.
 3) Dans la plupart des discussions philosophiques sur le théorème de Gödel, on a une tendance désastreuse à confondre deux notions bien différentes d’indécidabilité : celle d’indécidabilité relative et celle d’indécidabilité absolue. Il n’est jamais question chez Gödel que d’indécidabilité relative, c’est-à-dire de l’indécidabilité par rapport à un système formel ou à une classe de systèmes formels d’une certaine espèce. En ce qui concerne l’idée d’une indécidabilité absolue, Gödel ne lui donne proprement aucun sens et son théorème ne peut constituer en aucune façon un encouragement à l’idée qu’il pourrait exister des propositions mathématiques absolument indécidables. Il ne faut par conséquent surtout pas déduire de son théorème qu’il y a, même en mathématiques, des propositions qui ne sont ni vraies ni fausses ou même simplement des propositions dont on ne pourra jamais savoir si elles sont vraies ou fausses. Gödel, comme Hilbert, ne croit pas à l’existence d’un ignorabimus en mathématiques. Qu’en est-il exactement pour ce qui concerne la proposition qui correspond, dans la théorie des systèmes sociaux et politiques, à celle de Gödel ? L’indécidabilité est-elle seulement relative, en l’occurrence relative au système social considéré, ou au contraire absolue ?
 4) La proposition gödelienne, qui ne peut être décidée dans le système concerné, peut toujours l’être dans un système plus puissant. On peut ainsi concevoir une hiérarchie de systèmes formels, qui est telle que des propositions qui sont formulables, mais ne sont pas décidables, dans les systèmes antérieurs deviennent décidables dans les systèmes qui suivent, qui auront, bien sûr à nouveau à chaque fois leur propre proposition indécidable. On aimerait beaucoup que Debray nous dise s’il existe ou non quelque chose de comparable dans le cas de la théorie des systèmes sociaux. Par exemple, pourrait-on imaginer une sorte de hiérarchie de systèmes sociaux, telle que la proposition qui est indécidable à l’intérieur du premier devienne décidable dans le suivant, et ainsi de suite ? Ou encore : les propositions "religieuses" fondatrices, dont la persistance même dans la vie des sociétés en principe les plus sécularisées constitue un paradoxe apparent, que le théorème de Gödel permet d’expliquer, deviennent-elles démontrables dans des systèmes sociaux plus puissants ?
 Je pourrais mentionner encore d’autres différences essentielles. Mais j’en ai assez dit, je crois, pour que l’on se puisse se demander sérieusement s’il est encore possible après cela de continuer à affirmer qu’en procédant comme le fait Debray on a utilisé une métaphore créatrice susceptible d’attirer notre attention sur une caractéristique importante qui est commune aux deux situations et à laquelle on n’aurait pas pensé sans cela. Métaphorique ou non, le langage utilisé, n’ajoute strictement rien à ce que l’on savait déjà et ne fait en réalité qu’obscurcir davantage la situation. Debray le reconnaît, du reste, implicitement lorsqu’il répond à un contradicteur, à la Société française de philosophie : "C’est pour afficher l’irréductible différence des ordres, que j’ai remplacé le terme de théorème par celui d’axiome, puisqu’on se trouve ici en dehors des domaines de pertinence du théorème de Gödel. En l’occurrence, puisqu’on est sorti du domaine mathématique, il faudrait parler de postulat" (p. 28). Or on peut sans doute formuler à propos des systèmes sociaux une chose qu’on appellera un "postulat d’incomplétude". Mais on n’a aucun besoin pour cela de Gödel et il n’y a rigoureusement rien qui corresponde à cela dans ce que fait Gödel.
 Passons sur le fait que Debray ne semble pas non plus avoir une idée précise de l’usage que l’on fait dans les mathématiques elles-mêmes, des termes "axiome" et "postulat". Ce qui est important est que lui-même reconnaît qu’au fond le théorème de Gödel n’a aucune pertinence pour ce dont il s’agit. Mais il tient malgré tout à l’utiliser. D’où la question : qui sont ici les scientistes ? Sont-ce les gens comme Sokal et Bricmont ou, au contraire, ceux qui, comme Debray, semblent croire qu’une vérité importante ne peut devenir respectable que lorsqu’elle a été formulée dans un langage scientifique ou, mieux encore, présentée comme une généralisation d’un résultat scientifique révolutionnaire et prestigieux ?

5. L’affaire Sokal et après : la leçon sera-t-elle comprise ?

J’ai été, bien entendu, tout à fait sérieux quand j’ai dit, dans un article précédent [10], que je n’avais aucune inquiétude réelle pour la réputation et l’avenir des célébrités qui ont été quelque peu malmenées dans le livre de Sokal et Bricmont. Elles peuvent compter à coup sûr sur l’appui d’un nombre suffisant de journaux, toujours prêts à découvrir de la "morgue scientiste", là où il n’y en a pourtant aucune trace [11], et jamais de la "morgue littérariste" (si je peux me permettre ce néologisme peu élégant), là où elle s’étale pourtant avec une impudence incroyable. (On pourrait sans doute appeler, faute de mieux, "littérarisme" la tendance à croire qu’un résultat scientifique ne peut devenir réellement profond et important qu’une fois que l’on a réussi à en donner une version littéraire, comme par exemple le fameux "principe de Debray-Gödel", qui a généralement avec lui à peu près autant de rapport que le chien constellation céleste avec le chien animal aboyant.)
 Zinoviev parle, dans Les Hauteurs béantes, de la tendance qu’ont certains résultats scientifiques (pas tous) à produire ce qu’il appelle des "doubles idéologiques", pour lesquels on est tenu de manifester une considération particulière :
"... Les acquisitions de la science arrivent déjà dans la tête des simples mortels sous un aspect si bien arrangé que seule une certaine ressemblance de langage avec le matériau initial témoigne de leur origine. On les envisage autrement que dans le milieu scientifique. Leur rôle devient également différent. On assiste, à proprement parler, à la naissance de sortes de doubles, parallèlement aux concepts et aux propositions de la science.
(...)
 La société exerce une pression sur les hommes, les forçant au respect pour les doubles idéologiques de la science. C’est ainsi que de nombreuses propositions de la théorie de la relativité, qui furent en leur temps poursuivies pour hérésie sous forme idéologique, sont quasiment canonisées de nos jours. Les tentatives d’exprimer quelque chose, qui les contredisent en apparence, rencontrent une opposition résolue de la part des forces sociales influentes (par exemple, sous la forme d’accusations d’obscurantisme, de réaction, etc.).
 Toutes les sciences n’ont pas l’honneur de produire des doubles idéologiques ; seules les plus propices y ont droit. C’est ainsi qu’un théorème bien connu sur le caractère incomplet de certains systèmes formels, et qui possède un sens en logique, devient une vérité banale sur l’impossibilité de formaliser entièrement une science, une sorte de "lapalissade", alors qu’une autre vérité sur l’existence de certains problèmes insolubles par essence fut épargnée par le sort, quoiqu’on puisse en extraire bien plus de sentences de toutes sortes. Là aussi, il y a des disgrâces et des avancements, des réhabilitations et des gratifications. En apparence, tout cela s’effectue dans le cadre de la science. En effet, dans le cas présent, l’idéologie aspire à porter des habits scientifiques." [12]
Aujourd’hui, bien entendu, il vaudrait mieux, si possible, remplacer le mot "idéologique" par un autre, un peu moins marqué. Mais cela peut être fait aisément et cela ne changerait pas grand-chose à ce dont il s’agit. Comme la science est supposée dominer désormais de façon outrancière non seulement notre mode de vie, mais également nos façons de penser, on a tendance à oublier trop facilement que le scientisme comporte aussi le genre d’équivalent ou de pendant "littéraire" ou "humaniste" dont j’ai parlé. Les littéraires, et en particulier les philosophes, qui font partie des intermédiaires patentés qui assurent la communication entre le monde de la science et le public profane, trouvent absolument normal, lorsqu’ils veulent parler de la science, de commencer par en construire un double littéraire, qui est, à leurs yeux, beaucoup plus intéressant que l’original. Mais ils sont incapables de considérer autrement que comme un abus de pouvoir caractérisé la tentative, que l’on peut aussi faire, de tenir un discours un peu plus scientifique sur les questions essentielles dont ils traitent. Comme ils occupent, par rapport à la science, une position qu’ils ont pris l’habitude de considérer comme essentiellement défensive, il ne leur vient pas à l’esprit de considérer que l’abus de pouvoir et d’influence, qui correspond à ce que j’ai proposé d’appeler le "littérarisme", peut aussi être de leur côté.
 Foucault a fait remarquer à un moment donné que, pour parler de la science, les philosophes avaient une propension fâcheuse à se construire une "science pour philosophes", et notamment une "histoire pour philosophes", avec laquelle il souhaitait avec raison en terminer. Si je me suis attardé aussi longuement sur le cas de Debray, c’est évidemment parce qu’il fournit l’exemple le plus remarquable de ce que l’on peut appeler la fabrication d’un "théorème de Gödel pour philosophes", qui a l’avantage de dispenser de toute compréhension réelle du résultat de Gödel et de permettre en même temps de faire croire qu’on en a une compréhension beaucoup plus profonde que tous ceux qui en ont parlé jusqu’ici. La question cruciale est justement de savoir s’il est admissible que, déjà chez un philosophe, il n’y ait plus rien d’autre qu’une certaine ressemblance de langage avec le matériau scientifique initial pour témoigner de l’origine de ce dont il parle ou si l’on est en droit d’attendre de lui une façon un peu plus sérieuse de traiter un résultat scientifique qu’il cherche à transposer et à généraliser.
 Les réactions les plus typiques qui ont été suscitées par l’affaire Sokal amènent à se poser avant tout la question suivante. Comment a-t-on pu en arriver pour finir à refuser aux autres le droit de critique au nom de la liberté de pensée, comprenez, de sa propre liberté de pensée, c’est-à-dire du droit de penser et de dire impunément à peu près n’importe quoi. Qu’on le veuille ou non, c’est bien, depuis un certain temps, une spécialité qui est plutôt française [13]. J’ai rarement vu utiliser explicitement un argument de cette sorte, qui consiste à assimiler en gros le critique à un policier, dans d’autres pays, si ce n’est peut-être ceux qui, justement, sont assez fortement influencés par la pensée française et toujours prêts à prendre fait et cause pour elle et à lui pardonner n’importe quoi [14]. Il n’est pas contestable que l’affaire Sokal a pu servir, notamment aux Etats-Unis, de prétexte à des réactions d’hostilité dirigées contre la pensée et la culture françaises elles-mêmes et à des attaques qui étaient de nature essentiellement politique et où la dimension proprement intellectuelle du débat n’entrait que pour une faible part en ligne de compte. (Les défenseurs de la pensée française ne se sont, du reste, pas privés d’appliquer, eux aussi, à Sokal et Bricmont, un traitement qui était fondamentalement du même genre et aussi peu défendable.) Mais il est justement trop commode de ne retenir, comme Derrida lui-même manifeste une tendance caractéristique à le faire, que cet aspect de la question. Autant il est normal de récuser les critiques inspirées essentiellement par des mobiles de cette sorte, autant il est indispensable de se souvenir que cela ne peut pas constituer une raison de se dispenser de répondre sur le fond.
 L’assimilation de toute critique à une sorte d’atteinte à la liberté de pensée et d’expression est aussi, me semble-t-il, une façon de faire relativement récente. Des philosophes qui comptent aujourd’hui parmi les plus grands de toute l’histoire de la philosophie ont eu souvent, dans le passé, à supporter des attaques au moins aussi sévères que celles qui ont été menées par Sokal et Bricmont contre les auteurs qu’ils citent. Et ils n’ont généralement pas jugé indigne d’eux d’y répondre, y compris lorsqu’elles reposaient sur des formes d’incompréhension assez typiques. Aucun d’entre eux ne semble, en tout cas, avoir considéré qu’une réponse suffisante pourrait consister à accuser simplement le critique de porter atteinte à la liberté de création et de chercher à exercer une forme de répression intellectuelle ou, comme on dit, de "police de la pensée". D’où la question : comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là, c’est-à-dire à un stade où le droit de critique, et cela veut dire le droit de critiquer tout le monde, y compris les personnages les plus célèbres, les plus influents ou les plus médiatiques, a cessé d’être considéré comme une chose qui devrait aller de soi et où la critique se trouve identifiée à peu près automatiquement à une volonté de répression - à l’époque de la "Nouvelle Philosophie", on parlait volontiers et sans rire de "goulag" - (c’est la version que l’on peut appeler, au sens large, "politique"), quand ce n’est pas à une manifestation de jalousie ou de ressentiment purs et simples (c’est la version, encore plus triviale et plus répandue, que l’on peut appeler "psychologique" ou "psychopathotologique") ?
Derrida n’hésite pas, par exemple, à parler d’une "arrière-garde du ressentiment" à propos des gens qui contestent l’existence d’une institution comme le Collège International de Philosophie ("Amitié-à-tout-rompre", Libération , 22 avril 1998, p. 38). Autrement dit, il n’arrive apparemment pas à concevoir qu’il puisse y avoir des raisons objectives de critiquer sérieusement la conception et le mode de fonctionnement d’une institution de cette sorte, pas plus qu’il ne peut y en avoir de critiquer les intellectuels qui occupent une position comparable à la sienne. La seule motivation possible est, en pareil cas, purement politique ou, ce qui est encore pire, psychologique et à peu près sans rapport avec l’objet du débat. Autrement dit, les amis ont toujours raison et les adversaires toujours tort, quelles que puissent être leurs raisons. Tout le monde répète que, dans l’ordre de l’esprit, la célébrité et l’influence sont une chose et l’importance réelle en est une autre. Mais, en pratique, tout se passe comme si les gens qui se permettent de critiquer les célébrités ne pouvaient être animés que par le dépit de ne pas être aussi célèbres qu’elles et la volonté de le devenir à tout prix. C’est même l’"argument" principal qui est utilisé le plus souvent pour répondre à la critique. Il n’y a plus guère que les gens obscurs qui puissent encore se sentir obligés d’accepter d’être critiqués et d’essayer réellement de répondre à ceux qui le font. Contrairement à une opinion qui semble aussi être assez répandue chez les intellectuels français, je ne peux que répéter ici une fois de plus qu’il ne suffit pas d’être "créateur" (ou, en tout cas, de se considérer comme tel) pour être au-dessus de la critique et que, quoi que puisse en penser Derrida, qui aurait préféré voir Sokal inventer une nouvelle théorie physique, au lieu de se livrer à la mystification que l’on sait, ne pas l’être n’oblige en aucune façon à renoncer à son droit de critique. Il est vrai que, si on pense, comme c’est souvent le cas, que dans le domaine littéraire et philosophique, la pensée procède essentiellement sur le mode de l’association d’idées et que celle-ci est par essence créatrice et peut créer tout ce qu’on veut, sauf, bien entendu, de l’obscurité et de la confusion, il est difficile de trouver encore quelque chose à critiquer et de comprendre ce qui, dans le discours de nos intellectuels, a pu choquer des lecteurs comme Sokal et Bricmont.
Je n’ai pas vraiment de réponse à proposer à la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, c’est-à-dire à un stade où un livre comme le leur ne suscite guère que des réponses de l’espèce que je viens d’évoquer. Comme l’ont fait remarquer les deux auteurs, la réaction la plus courante est celle qui consiste à admettre que ce qu’ils disent est parfaitement vrai, mais que ce n’est pas bien (et, pour certains, cela veut dire simplement pas "gentil") de le dire. On ne saurait indiquer plus clairement que la question de la vérité de ce que dit un intellectuel est devenue aujourd’hui une question tout à fait secondaire, et même indifférente. Malheureusement, ce n’est pas parce que nous sommes entrés dans une période consensuelle, où il faut être positif, aimable et conciliant, que les comportements dévots sont plus défendables aujourd’hui qu’ils ne l’étaient autrefois. Et ce n’est pas non plus, quoi qu’on en pense, adopter une attitude répressive et policière que de constater que la quantité de non-sens que nous sommes devenus capables de tolérer au nom de la "pensée" et de la "créativité" est décidément un peu trop grande. Si c’est bien là où je crains que nous en soyons arrivés aujourd’hui que nous nous trouvons effectivement, et il y a des raisons sérieuses de penser que c’est le cas, alors je crois que le niveau lamentable auquel nous sommes en train de descendre et même peut-être déjà parvenus a de quoi susciter des inquiétudes sérieuses. Autrement dit, ceux qui parlent volontiers d’une "défaite de la pensée" devraient peut-être songer un peu moins aux menaces extérieures contre lesquelles ils cherchent à protéger celle-ci, et un peu plus à la façon dont les "penseurs" authentiques qu’ils sont, bien entendu, convaincus d’être eux-mêmes sont capables d’y contribuer aussi de l’intérieur.

P.-S.

Conférence du 17 juin 1998 à l’Université de Genève reproduite ici avec l’autorisation de la Société romande de philosophie, groupe genevois.

Illustration : Victor Vasarely,Tettye, 1978.

Notes

[1Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.

[2Robert Musil, "Esprit et expérience. Remarques pour des lecteurs réchappés du déclin de l’Occident", in Essais, traduits de l’allemand par Philippe Jaccottet, Editions du Seuil, Paris, 1984, p. 100.

[3Michel Serres, "Paris 1800", in Eléments d’histoire des sciences, sous la direction de Michel Serres, Bordas/Cultures, 1989, p. 359-360.

[4"Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux", Le Monde, 20 novembre 1997, p. 17.

[5Dans Limited, Inc. (Editions Galilée, Paris, 1990, Derrida rappelle même qu’il faut distinguer au moins trois sens de l’indécidabilité, dont le dernier "reste hétérogène à la dialectique et au calculable" et, "selon ce qui n’est qu’un paradoxe apparent (...), ouvre ainsi le champ de la décision ou de la décidabilité" (p. 209). Malheureusement, sur ce qu’il faut entendre par "complétude de l’indécidabilité", lorsque Derrida dit qu’"en aucun de ces trois sens, il n’y a de complétude possible pour l’indécidabilité" (p. 210), le logicien ne peut que déclarer forfait.

[6Jean van Heijenoort, Article "Gödel", The Encyclopedia of Philosophy, edited by Paul Edwards, Macmillan, New York, 1967, vol. 3, p. 357. Soit dit en passant, la simple lecture attentive d’un article de cette sorte aurait permis aisément à ceux de nos intellectuels qui se croient obligés de parler du théorème de Gödel d’éviter au moins les erreurs d’interprétation les plus grossières. On remarquera, en outre, que, de façon générale, la stratégie des postmodernistes qui s’appuient sur ce qu’ils croient être la science d’aujourd’hui consiste la plus souvent à faire comme si certaines questions épistémologiques cruciales avaient été décidées dans un sens bien précis, alors que, comme en témoignent les discussions qui se poursuivent, mais dont ils ne connaissent généralement pas grand-chose, elles ne le sont en réalité nullement.

[7Cf. John Searle, "La théorie littéraire et ses bévues philosophiques", Stanford French Review, vol. 17. 2. 3. (1993), p. 221-256.

[8"L’incomplétude, logique du religieux ?", Bulletin de la Société Française de Philosophie, janvier-mars 1996, p. 7, 28.

[9"Au risque du "scientifiquement correct"", Le Monde, 30 sempembre 1997, p. 27.

[10"Les sots calent", Le Monde de l’Education, janvier 1998, p. 54-55.

[11Pour un exemple typique, voir Jean-François Kahn, "Morgue scientiste contre impostures intellectuelles", Marianne, 13-19 octobre 1997, p. 74-75.

[12Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, traduit du russe par Wladimir Berelowitch, L’Age d’Homme, Lausanne, 1977, p. 172-173.

[13Tout comme l’est aussi la tendance à croire que celui qui se permet d’attaquer certains de nos penseurs les plus réputés, surtout s’il est étranger, le fait avant tout par ce que ce sont des représentants de la pensée française, et pas du tout à cause du contenu de leurs écrits.

[14Pour une analyse du cas de l’Italie, cf. Roberto Casati ("Diritto di critica", La Rivista dei Libri, janvier 1998, p. 19-21), qui conclut que les réactions à la publication du livre de Sokal et Bricmont montrent le degré auquel "la notion de débat argumenté est étrangère à la culture française - semblable en cela à la culture italienne".

8 Messages

  • Des limites aux chasses gardées 10 février 2010 11:35

    Certes, qu’appelle-t-on penser, quand on veut interdire à des philosophes comme Derrida d’emprunter philosophiquement un concept d’indécidibalité à Grodel sous prétexte de respecter la science, mais qu’on se permet quelques lignes plus loin d’échapper à ce strict point de vue scientifique en évoquant "la transcendance de la notion de vérité objective", en pratiquant soi-même de façon confuse et tout aussi critiquable
    une excursion dans le champ de la philosophie !

  • Qu’appellent-ils « penser » ? 13 février 2010 17:29

    Avoir republié ce texte dans Inactuelle est sans ambiguité... L’imprévisible a priori étant le succès évident qu’il vient de suciter dans les sélections des retransmissions par RSS, et qui révèle son rapport avec l’actualité persistante de la question de la pensée et de la capacité sociale de penser, dans les débats moraux qui ont cours actuellement en France. Dans le désemparement général, c’est le symptôme d’une quête de sécurité idéologique rabattue sur la quête des universaux (cadrés par la séparation des savoirs d’Aristote à la pensée des Lumières), même si de fait il s’agit d’un contresens sur l’actualité des savoirs, au grand dam de la communication mediatique, notamment en physique des particules et en biologie moléculaire, pourtant des sciences fondamentales mais notoirement pluridisciplinaires sans conteste aujourd’hui (je n’énonce pas ici le cortège des disciplines notamment mathématiques requises dans ces deux champs, et qui l’étaient déjà en partie il y a dix ans, du moins en Physique des particules)... Tout cela est très révélateur de la société culturelle et politique actuelle... Donc merci pour cette expérience et l’observation qu’elle permet.

  • Qu’appellent-ils « penser » ? 13 février 2010 19:50, par RP

    Relire ce texte est utile, parce qu’il met notamment en accusation la dilection de certains pour la grandiloquence et la pose prophétique où l’on est bien en peine de ne pas voir une participation à la spectacularisation de la pensée.

    Et ce n’est pas parce que du point de vue de la pensée, cela semble aller de mal en pis, qu’il est interdit de montrer les faiblesses des ‘ancêtres’. Certes, Bouveresse est bien peu clairvoyant de mettre un bricoleur de la pensée (BHV) dans le même sac que Derrida, mais exposer au grand jour qu’un paradigme ne saurait sans risque être transposé d’un champ disciplinaire à un autre, c’est faire œuvre utile.

    Avec le recul, on peut aussi analyser cette querelle comme le symptôme d’une intégration défaillante (si tant est qu’il faille une intégration, là aussi) de la pensée ‘scientifique’, ‘dure’, dans le champ philosophique contemporain et, inversement, une difficulté pour les philosophes à suivre (est-ce indispensable, d’ailleurs ?) l’extension du champ des sciences, ce qui est particulièrement patent dans les questions d’éthique relatives aux sciences du vivant.
    En tous les cas, cela aura permis de révéler l’intérêt des lecteurs pour cette question, au moment où l’anti-intellectualisme plus ou moins cafard se porte si bien en France.

    • Qu’appellent-ils « penser » ? 14 février 2010 05:00, par Aliette G. Certhoux

      Oui pour la pensée spectacularisée et notamment mediatique, mais pas obligatoirement y ajouter "prophétique", car la prédiction n’est pas la prophétie et elle est pourtant une des composantes de l’anthropologie de la connaissance ; la prédiction est spéculative et générative, elle est la part d’énergie performative de la structure (méthode et langues). Parce que, si la prédictibilité fait partie du processus linguistique (la syntaxe) comme par hasard (ou tout au contraire fort logiquement) elle fait aussi partie de l’intuition scientifique des systèmes et de la philosophie des sciences ; et c’est encore cela qu’on retrouve dans la pensée de l’essai comme pensée de recherche.
      Je crois que la seule réponse à un tel texte, peut-être, doive être la puissance de la pensée de l’essai, radicalement opposable ; celle précisément subjective, traversée des langages et de la connaissance, singulièrement, celle précisément qui exprime le scepticisme donc le contraire de ce qui paraît attendu, annoncé par une telle demande...
      Et surtout l’essai étant la seule pensée par laquelle il s’est jamais innové quelque chose de différent en préalable d’autres oeuvres, et aussi la pensée des sciences quand elle a révolutionné des systèmes.
      La question n’est pas que Bouveresse se trompe sur les penseurs qu’il catalogue, mais que le système de sa pensée mène à de tels amalgames et qu’elle ne soit donc pas discriminante alors qu’elle se veut crédible. De là à poser la question de sa pertinence...
      Car ces erreurs qui ressortent aujourd’hui de ce qu’il dit à mon avis n’en sont pas dans sa vision : à partir du moment où il considère par exemple le déconstructivisme de Derrida comme une altération ou une déviance du structuralisme... il n’y a pas de reconnaissance possible de l’intérêt de cette pensée. Donc Bouveresse ce serait d’abord un système idéologique du savoir et à coup de proposition dialectique d’intérioriser un problème : celui de la pensée critique, le problème que cela pose à la reproduction des savoirs — et donc aux académies.

      • Qu’appellent-ils « penser » ? 14 février 2010 19:22, par Aliette G. Certhoux

        Je voulais dire que la pensée de l’essai, expression du scepticisme et du relativisme, est dialectique des pensées de la vérité, qu’il s’agisse de la philosophie ou des sciences. Nonobstant cela en quête de vérité absolue ou universelle est faire acte de fondamentalisme intellectuel me semble-t-il. Ce serait cela la faiblesse de la proposition de Bouveresse : en réalité se placer non pas à côté de la réflexion, mais à côté de la pensée qu’il prétend appréhender en vain, à cause de son intégrisme théorique qui installe un pouvoir, d’où qu’il ne puisse appréhender le champ anthropologique de la connaissance ?

  • Bouveresse est certes intéressant - mais pourquoi le texte porte-t-il tant de fois le nom de Derrida, tandis que seules trois lignes de Limited Inc. sont évoquées, et que l’auteur n’a manifestement fait aucun effort pour savoir de quoi il parle. Où derrida userait-il du Théorème de Gödel pour développer son propre concept des "indécidables" ?
    Ce que signifie l’indécidabilité est clair, encore faut-il le lire et dépasser la posture méprisante de Bouveresse à l’égard es autres traditions philosophiques. Il faut essayer de prendre les textes que l’on critique au sérieux. Si la philosophie continentale a le défaut de s’enfermer dans une littérature creuse, la pensée analytique a le défaut de remplacer la confrontation avec les autres par des disqualifications méprisantes. Mais la promotion de la logique, de l’épistémologie et du langage ordinaire comme seuls objets ou méthodes valables en philosophie a déjà échoué - pour l’heure, ce sont Carnap et Von Neurath qui ont échoué. leurs héritiers devraient se méfier un peu plus avant de dénigrer ce qui leur semble "métaphysique".

  • Notez que Bouveresse a l’air passablement irrité lorsque Debray dit qu’il fait un usage métaphorique du théorème de Gödel. Les explications de Debray sont d’ailleurs assez embarrassées. Pour les philosophes rationalistes comme Bouveresse, la métaphore est réservée à la littérature et la science véritable lui est imperméable. Bertrand Russell écrit pourtant dans ses « Principes de mathématiques », que « la force est une fiction mathématique, pas une entité physique. En vertu de la philosophie du calcul, l’accélération est une simple limite mathématique et n’exprime pas un état d’accélération défini d’une particule » Les lois de Newton, formulées mathématiquement, sont des équations. L’accélération est seulement une limite mathématique. Pour Russel, la force, égale à la masse par l’accélération, n’est pas une entité physique. Et si la force est une fiction, il en sera de même de la causalité. Mais quittons le domaine de la théorie scientifique pour celui de l’expérience commune, celle qui consiste par exemple à soulever un verre. D’un point de vue subatomique, il n’y a pas de levée et pas de verre. Du point de vue de la théorie des supercordes, il n’existe aucune entité force, seulement des courbures dans l’espace multidimensionnel. Mais du point de vue de l’expérience humaine, la meilleure façon de conceptualiser la situation implique l’application directe d’une « force ». L’agentivité humaine joue un rôle central dans la notion de causalité. Si nous prenons pour base telle ou telle théorie scientifique et si nous nous plaçons dans une perspective cognitive unidimensionnelle, alors, comme Russell l’a observé, la force n’existe pas ni la causalité. En revanche, si nous considérons les théories scientifiques comme des structures métaphoriques conceptuelles, on peut accepter qu’il existe de multiples façons de conceptualiser le monde. Dans une perspective purement rationaliste, le développement scientifique devrait être purement linéaire à partir de prémisses vérifiées, ce qui n’est jamais le cas, Kuhn l’a abondamment prouvé. Il paraît aujourd’hui évident qu’il est illusoire de penser qu’une théorie générale comme celle des cordes parviendra à unifier la physique. Donc, il me semble en définitive moins problématique d’utiliser maladroitement des principes scientifiques que de s’entêter dans une vision unidimensionnelle dogmatique (j’exclus ici le snobisme des philosophes de salon qui sont montrés du doigt avec raison). B Pasobrola

  • Qu’appellent-ils « penser » ? 6 août 2014 01:31, par Anton

    Rappel :’’ le capital n’est que représentation , mais représentation en procès’’ thèses . Invariance serie II .

    il est justement interressant de se demander pourquoi des gars comme Bouveresse ’’ ... ne se sentent pas du tout liés
    par ou du moins ne satisfont que médiocrement aux règles jusque là en vigueur de la logique ...’’ Bolzano à sa façon
    réclamait déjà une perspective renouvelant les points focaux de nos regards .

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