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L’usage pour le hérisson 

Tout le monde n’a pas la chance de tomber à l’eau avec un h aspiré

vendredi 10 juin 2011, par Bernard Deglet

Un hérisson allait se noyer dans la piscine.
Normalement, à cette époque, il habite la haie. Et en hiver il hiberne avec sa famille dans un renfoncement sous l’escalier extérieur, où nous les laissons bien tranquilles.
L’usage pour le hérisson est plutôt de mourir écrasé par une voiture qu’il attend sur le bitume (tous piquants hérissés, à peine inquiet), ou bien empoisonné par les pesticides et leurs conséquences sur la chaîne alimentaire, notamment les limaces. On ne voit habituellement pas un hérisson en danger faire l’inverse d’une boule de pics, étendre le plus possible ses membres au delà de lui, lisser au maximum sa touffe piquante qui le gêne : il cherchait dans l’eau la portance maximum pour ne pas tout de suite mourir noyé, avec cet optimisme inné des animaux en situation désespérée.
Je n’ai pas profité du spectacle, j’ai repêché le hérisson avec une épuisette et j’ai déposé délicatement l’épuisette dans l’herbe avec son chargement. Ce faisant j’ai eu la surprise de constater que même mouillé le hérisson est bien plus léger qu’on ne le croit, comme un oiseau.
Pareil aux hêtres qui peuvent vivre deux mille ans le hérisson est de ces êtres dont le nom commence par un h aspiré et dont la simple présence nous fait du bien, même si on ne le voit pas, même si on n’y pense pas. A ce moment j’étais heureux d’avoir sauvé mon hérisson.
Il est resté plus d’une heure immobile, dans l’épuisette, puis il en est sorti, a fait un mètre, et s’est à nouveau immobilisé, à découvert. Pas pour se sécher pourtant, car il est resté à l’ombre : j’imagine que c’était pour faire le point sur la situation, rassembler comme l’on dit ses morceaux, se recentrer sur une vie normale de hérisson sauvé des eaux. Une heure plus tard je me suis approché pour voir si tout allait bien. Il s’est mis en boule, juste la truffe qui dépasse pour respirer, donc tout allait bien. Je me suis éloigné et cinq minutes plus tard il a fait les deux mètres qui le séparaient de sa haie.
J’ai écrit cette histoire et ensuite j’ai pensé au h aspiré qui ne l’est justement pas, plutôt expiré brusquement, et je me suis demandé pourquoi alors on dit aspiré. Je n’ai pas trouvé. Mais je sais que c’est important. Il y avait la radio et j’ai entendu que l’on rapatriait en France les corps des 18 africains repêchés entre deux eaux par une frégate de la marine française, au large de Malte, au large de la Libye. Le tout nouveau ministre du tout nouveau ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement (101, rue de Grenelle 75700 Paris Tél. : 01 55 55 10 10) assistera à leur arrivée et à leur inhumation.
Je me suis dit qu’on ne connaissait jamais les noms des africains qui se noient par centaines en ce moment pour atteindre l’Europe, jamais non plus les noms des africains qui parviennent à débarquer et à passer entre les mailles barbelées, et je me suis rendu compte que je pensais hafricain avec un h aspiré, comme hérisson, haie, habite, hiberne, hêtre, heureux. Mais même avec un h aspiré ça ne suffit pas, réfléchissons à cela que si la frégate était arrivée à temps elle aurait repêché les hafricains mais ne les aurait surtout pas déposés délicatement dans l’herbe comme si c’était des hommes avec un h aspiré, au sortir d’un avion, aux pieds d’un ministre respectueux. Réfléchissons à cela que la frégate n’aurait peut-être pas pu se permettre d’arriver à temps et serait alors arrivée trop tard, comme pour éviter les complications, et que quand même elle aurait repêché les corps des hafricains parce que la France est le pays des droits de l’homme et qu’on ne pouvait pas les laisser là comme l’aurait fait une frégate d’un autre pays. Réfléchissons à cela que la frégate c’est moi, que le ministre c’est moi, et que je ne ressens plus la même satisfaction à savoir que j’ai sauvé le hérisson.

Ce texte a été écrit en juin 2007. Maintenant on ne repêche plus, si j’en crois cet article mis en ligne par lemonde.fr le 9 mai 2011 :

« ...Le bateau de migrants aurait en effet cherché à entrer en contact avec un navire de l’OTAN, selon le Guardian, "il s’agit probablement du navire français le Charles-de-Gaulle, qui était en opération en mer Méditérranée pendant cette période". Une information que l’OTAN a catégoriquement démentie lundi....

...Selon le Guardian, le bateau transportait soixante-douze passagers, parmi eux des femmes, des enfants en bas âge et des réfugiés politiques. Il aurait quitté Tripoli pour l’île italienne de Lampedusa le 25 mars avant d’échouer sur les côtes libyennes, près de Misrata le 10 avril. En difficulté, les migrants auraient d’abord contacté une association de défense des droits des réfugiés à Rome, qui aurait à son tour alerté les gardes-côtes italiens. Un hélicoptère militaire aurait ensuite survolé l’embarcation.
"Les pilotes, qui portaient des uniformes militaires, ont lâché des bouteilles d’eau et des paquets de biscuits, ils ont fait signe aux passagers de maintenir leur position avant qu’un bateau de sauvetage ne les rejoigne. L’hélicoptère est parti et aucune aide n’est arrivée," détaille le Guardian, qui a reconstitué le récit du naufrage à l’aide de témoignages de survivants et de personnes contactées par les passagers. Aucun pays n’a admis avoir établi un contact avec le bateau d’immigrants indique le journal.

Après plusieurs jours à la dérive, "le 29 ou le 30 mars, le bateau a approché un porte-avion de l’OTAN de si près qu’il aurait été impossible que ce dernier ne remarque pas l’embarcation. Selon les survivants, deux avions ont décolé du navire et ont survolé leur bateau à basse altitude tandis que les immigrants se tenaient debout, soulevant deux bébés affamés. Incapable de se rapprocher du porte-avion, le bateau a dérivé. A court de vivres, d’essence et de moyens de contacter le continent, ils ont commencé à mourir de faim les uns après les autres", décrit le Guardian. Sur les soixante-douze passagers, neuf ont survécu, précise le quotidien. »

(http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/05/09/l-otan-accusee-d-avoir-laisse-mourir-des-migrants-africains_1519027_3214.html)

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