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Sarcelles, le regard arc-en-ciel 

lundi 3 avril 2006, par Xavier Zimbardo

Tous les hommes rêvent, mais pas de la même façon. Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit s’éveillent au jour pour découvrir que ce n’était que vanité ; mais les rêveurs diurnes sont des hommes dangereux, ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts, pour le rendre possible. T.E Lawrence

Il était une fois un instituteur nommé Angelo Martin. La cité où il avait grandi et enseignait n’avait pas très bonne réputation. Elle avait poussé trop vite, et beaucoup d’histoires, vraies ou fausses, avaient circulé sur son compte. Ici, les gens étaient venus de tous les pays, et leurs enfants vous contemplaient avec des yeux de toutes les couleurs du monde, des regards arc-en-ciel. Ces familles, chassées de leurs terres par les guerres ou la misère, avaient apporté avec elles, aussi, un peu de toutes les douleurs du monde.

M. Martin avait décidé d’emmener tous les enfants de sa classe voir le plus haut sommet de ce beau pays où ils étaient nés. Pour gagner une partie de l’argent nécessaire à ce fabuleux voyage, les jeunes élèves s’étaient organisés. Ils avaient élu un maire, des adjoints, tenu des assemblées générales où ils faisaient des propositions et votaient comme des grands. Ils avaient publié un journal. Ainsi avaient-ils appris à écrire, compter, lire. Simplement. En vivant. En s’amusant. En combattant, ensemble. Et appris la sociabilité. Un jour enfin, ils ont pris le train. Et là, surprise, M. Martin s’aperçut que... non seulement ses petits n’avaient jamais vu le Mont Blanc, mais encore... la plupart n’avait pas même pris le train ni bougé de leur ville !

Angelo Martin s’occupait aussi durant ses loisirs d’un club-photo où on apprenait à faire de belles images pour pas cher. C’était aussi une sacrée bande de bâtisseurs enthousiastes où chaque membre exerçait une responsabilité, au service du groupe. Depuis sa cour de récréation, cependant, Angelo regardait passer les avions et rêvait de partir, lui aussi, loin de la grisaille du béton. Un jour, il s’est décidé. Il a demandé un long congé sans solde et est parti découvrir et photographier la planète. Partout, tout ce qu’il voyait lui semblait plus beau que le lieu d’où il venait. Son regard émerveillé plaisait beaucoup à ses clients et donnait de l’espoir à ceux qui s’ennuient comme à ceux qui souffrent. Journaux et éditeurs le publièrent, et Angelo Martin ne regagna plus son école ; sa récréation devint permanente, et sa cour aussi vaste que la Terre.

Il vit tous les monuments, pria dans tous les temples, et apprit que le soleil ne se couche pas, qu’il n’en a jamais fini de se lever quelque part. Mais il comprit aussi (et surtout) que les plus étonnants monuments, les plus mystérieux des temples se bâtissent discrètement à l’intérieur de tous et de chacun. Partout, malgré leurs différences, les êtres soignent la douleur avec du bonheur, et la peur avec l’amour. Et avec tout ça, ils cuisinent une recette épicée, une histoire qui s’appelle leur vie et n’appartient qu’à eux, avec ses secrets et ses souvenirs.

Quand Angelo revint poser son sac dans sa cité, il la regarda autrement qu’il ne l’avait fait auparavant. Ici se trouvait le point de rencontre secret des cultures du monde entier ! Un inventaire à la Prévert selon un savant équilibre : presque autant de juifs que de musulmans que de chrétiens que d’athées, d’hindous, de bouddhistes, une petite Jérusalem et une petite Babylone, des marcheuses revenues de Ouagadougou, des Vietnamiens, des Antillais, des Africains et des rastas, et même un dojo zen, des cultes vaudous, des fanas de tous les ballons, de judo, karaté, boxe ci ou ça, des Yamakasi, des jongleurs sauteurs cascadeurs hip-hop, des rappeurs du Seigneur, des types fous de « ziquemu » répétant d’appartements en pavillons, des concours de danse au bord du lac dominical, des rois de la pétanque aux reines de beauté... Il vit que tous ces peuples qui l’avaient ébloui, accueilli, étonné, intrigué, sous toutes les latitudes, se trouvaient là, dans son village, avec leurs fêtes, leurs rituels, leurs habitudes d’aimer et de mourir, leurs interdits, leurs extases, leurs talents, leurs élans ; quelque cinq cents associations composant la trame d’un tissu social exceptionnel. Le problème, c’est qu’ici, en France, on les avait affublés d’un drôle de nom passe-partout, valable pour tous. D’où qu’ils viennent, quoiqu’ils fassent et où qu’ils aillent, on les appelait simplement « travailleurs immigrés »...

Angelo Martin en parla beaucoup avec une des rares personnes ici qui connaissait vraiment bien tout le monde, Marin Angelini, le Maire, un Corse aussi passionné qu’Angelo le Sicilien, mais diablement efficace, qui cavalait partout nuit et jour pour que tout se passe au mieux, comme font tous les vrais édiles dans tant et tant de villes, sans attendre de mercis. Qu’est-ce qui fait la grandeur d’un homme, d’un peuple ou d’une ville ? Ce sont les épreuves, les obstacles qu’ils ont su franchir avec hardiesse et persévérance. A cet égard, Sarcelles et les Sarcellois viennent de loin. Ce sont des pionniers qui ont défriché de nouveaux territoires et vivent en harmonie, malgré les difficultés, dans ce que l’on peut considérer comme un prodigieux laboratoire de l’avenir.

L’idée germa de montrer Sarcelles au monde, avec un livre de photographies où l’on découvrirait que nos différences et nos handicaps fondent aussi notre force. Et de faire venir ici le reste de la planète avec un Festival EN IMAGES, mais alors là, pour raconter la vraie vie, la riche vie des gens simples, vous, moi, elle, lui, ici, là-bas... Faire venir aux portes de nos maisons ce Mont-Blanc qu’on porte tous en soi. Construire, avec les amis retrouvés au club-photo, une aventure en phase avec la diversité de cette ville et que l’on pourrait, ensuite, offrir en cadeau au monde. Un Festival International.
Qu’entendons-nous par photographie sociale ? Par là, nous voudrions évoquer tout ce qui porte témoignage de notre quotidien. Souvent, on considère que l’Histoire s’écrit lors d’événements spectaculaires ou par les actions des « Grands Hommes » dont on ne retient que les hauts faits. Alors que l’Histoire est avant tout la somme de toutes les petites histoiresde millions d’individus, au quotidien, loin des projecteurs de l’actualité. C’est cette réalité là que nous souhaitons dévoiler au travers des images retenues, qui sont au cœur de la vie et des êtres prétendus « ordinaires ».
Faire ce Festival aussi pour qu’on ait envie de venir nous voir et se rendre compte enfin que nous ne sommes, à Sarcelles en particulier, et dans les banlieues en général, ni des incendiaires, ni des bandes de gangsters, ni des gens qui s’ennuient ni des... oui, des quoi encore ? Allez, faites-nous rire !
De tels projets où se tissent et se conjuguent une volonté politique et une créativité artistique, même et souvent tumultueusement, cela s’appelle une VISION. Avant de construire les cathédrales, il a fallu les désirer et les rêver. Puis les dessiner, rassembler maîtres et compagnons, apprendre, toujours, avec patience et détermination, avec vigueur et fantaisie. Regardez, écoutez tous ces gens, tous ces phénomènes venus de partout, et vous commencerez à entendre la petite musique qui vient ici du bout de l’inconnu, du fond de l’essentiel.

Pour accomplir ce rêve, nous avons bénéficié de la puissance associative et de la force des amitiés. Nous nous sommes rassemblés, organisés, avons avancé en nous initiant. « En vivant. En nous amusant. En combattant, ensemble. Comme des enfants ». Tant d’auteurs sont venus nous voir, tant de photographies et de recherches nous ont été soumises avec fierté et humilité. Plus que les sujets, qui sont légion, nous avons choisi de privilégier l’intensité des regards, ceux qui révèlent une profondeur et des auteurs. Des militants de la beauté. Ceux qui écrivent avec de la lumière, ceux qui illuminent les ténèbres avec leur art pour seule arme. Leurs images directes ont la violence, la tendresse et la puissance du vécu. Elles montrent l’amour, la mort, la folie, la joie, la détresse... Le mystère.

Nous avons voulu rendre un hommage particulier à Claude Dityvon, ce très grand photographe qui n’est pas reconnu à la place qu’il mérite par les décideurs et les bureaucrates de l’art à la mode. Nous avons décidé de donner un coup de chapeau à une artiste très prometteuse et audacieuse, Flore-Aël Surun. Notre équipe a aussi souhaité accueillir les boxeurs africains de Philippe Bordas, Prix Nadar 2004 et longtemps habitant du Grand Ensemble ; dénoncer, avec les travaux remarquables de Philip Jones Griffiths, les actes terroristes commis par certains Etats-Imp/Unis en toute bonne conscience et tranquillité d’esprit, comme récemment au Vietnam avec les enfants monstrueux nés des aspersions criminelles de l’Agent Orange ; ou rappeler, contre certains déséquilibrés non moins dangereux, nostalgiques des années infamantes, les abominations des racistes nazis avec les bouleversantes mises en vis-à-vis texte-image du Munichois Kai Mewes. Dans ces deux derniers cas, l’Histoire fait brutalement irruption dans la vie des familles.
C’est aussi l’actualité qui, grâce à la rapidité de circulation des informations, nous rend immédiatement familiers les drames du monde. L’Histoire et notre existence s’interpénètrent alors. Le Proche-Orient s’introduit chaque jour dans notre quotidien par le petit écran. Nous y partirons chercher une paix difficile avec les images de Kirkor et Varouj Ashkhanian, Arméniens à Jérusalem, dans la Palestine du 19ème siècle, et aujourd’hui avec le jeune Canadien Ethan Eisenberg qui travaille dans les Territoires Occupés par Israël.
D’autres photographes nous présentent leurs recherches sur l’amour (le mariage aux USA avec Philippe Dollo), la mort (les rituels funéraires à Bénarès avec Serge Fouillet), l’univers qui disparaît des vieux bistrots et des troquets avec Robin Marck, l’angoisse et la névrose avec l’approche toute en finesse et respect de la Berlinoise Sibylle Fendt, la vieillesse et l’oubli avec l’Italien Simone Martinetto photographiant avec une rare sensibilité sa grand-mère perdant la mémoire, l’emprisonnement avec l’Anglais Ben Graville et les grands espaces de liberté avec la transhumance de Didier Ciancia, la précarité et les SDF avec Thierry Ozil.
Chaque édition du Festival s’attachera à consacrer un certain nombre d’expositions à un thème. Le sort infligé aux Sans Domicile Fixe nous a conduit cette fois à observer l’importance des intérieurs de nos habitations, en France avec les chambres à coucher de Patricia Méaille, en Suède avec Sylvestre Meinzer, au Brésil avec Lucia Guanaes, au Saut du Lit avec
Sylvie Humbert, au Fil du Jour avec Joanna Borderie. Regardez bien les images pures et dépouillées, si évocatrices pourtant, de ce jeune homme de 53 ans, Pierre Louâpre, quand il nous entraîne dans des squats abattus du centre de Marseille : cela se passe en France, en l’année 2006. Regardez bien, en des lieux comme ceux-là, des hommes, nos voisins, meurent parfois de froid... ou du feu... ou de désespoir. « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent agir et qui refusent d’intervenir ». (Einstein)

PHOTSOC, dès sa première édition, s’est voulu résolument international, avec des auteurs venus d’Italie et du Canada, des USA et du Brésil, d’Allemagne, d’Israël et de Palestine, d’Arménie, de Grande Bretagne... En présentant tant de jeunes auteurs entourés par de grands photographes et parrainés par des personnalités aussi respectées que Jean-Claude Lemagny, Nathalie Bocher Lenoir et Jean-François Camp, nous entendons jouer un rôle de défricheur et de dénicheur des nouveaux créateurs. PHOTSOC veut servir de tremplin en donnant leur chance à des poètes encore inconnus et à des troubadours discrets de l’image fixe (et pourtant si mouvante, si émouvante). Énergie, poésie, grandeur d’âme, tout est là. Plutôt que d’attiser les haines, nous voulons offrir des sources d’eau claire au cœur des brasiers de la colère.

P.-S.

Xavier ZIMBARDO - Fondateur, Directeur Artistique - www.photsoc.info

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