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SAME/SAME : Chronique d’un aller-retour  

mercredi 27 mars 2013, par Elsa Rocher

D’origine vietnamienne, Elsa Rocher est une jeune comédienne / metteur en scène / auteure, récemment récompensée par l’aide
à la création — encouragement — du CNT.

Elle mène à bien, en ce moment, son projet de partir au Vietnam, en Mars et Avril 2013, soutenue par la Ville de Lyon et la région Rhône-Alpes, pour terminer l’écriture d’une pièce de théâtre sur le Vietnam qu’elle a déjà entamée en France. Son but est, à partir de témoignages de la population et d’artistes
vietnamiens, de créer la pièce en France, de la traduire en vietnamien et
de la diffuser afin que l’œuvre serve d’objet commun, pour les artistes
vietnamiens comme français.

C’est un travail d’écriture et de création sur une mémoire collective,
celle de l’Orient et de l’Occident et des liens troubles et historiques qui
demeurent, qu’elle veut mener.

Créer les conditions d’expression sur une histoire commune pour mieux
comprendre et agir sur le maintenant.


Voilà, je suis dans l’avion, avec à mes cotés mon père, qui ne cesse de lorgner par le hublot tout en s’extasiant sur les informations délivrées en Live par Air France (altitude, degré, état du vol, repère sur une carte virtuelle).
Étrangement, alors que je m’apprête à vivre une immersion dans une autre culture, les dernières heures de mon vol sont ponctuées par Edith Piaf, Jacques Brel, Alain Bashung… Contrairement à mon père, qui, les passagers endormis, chantonne doucement les complaintes vietnamiennes de son passé. Face à l’inconnu, chacun se replie sur ce qui fait son identité.
Il aura fallu plus de 8 mois de préparation pour mettre en place ce voyage. Avec la ferme intention de ne cocher la case « tourism » que sur le passeport, mon père s’est lancé, au gré de ses doutes, dans la planification d’un itinéraire sur mesure, sans visite guidée, de notre famille à HCM [1] jusqu’au Nord du pays. Penser aux imprévus tout en évitant le téléguidage, ça a été son premier défi. Une mise en jambes, pour revenir dans un pays où il n’a pas mis les pieds depuis 25 ans.
Quant à moi, c’est un objectif professionnel qui m’a guidée. En tentant de prendre du recul sur mes origines, je me suis interrogée sur la situation du Vietnam contemporain, en particulier sur la création contemporaine au Vietnam. S’est dessinée ensuite l’idée d’écrire sur le Vietnam, tout en rencontrant des artistes vietnamiens sur place, pour enfin créer une pièce de théâtre en France — parce que le théâtre, c’est mon métier. L’année du Vietnam en France a été le prétexte rêvé pour mettre mon projet à exécution. S’en sont suivis des rendez-vous, des promesses de rendez-vous, des lettres ou plutôt des mails, des coups de téléphone, des rencontres ratées et d’autres, inattendues.
La peur de chercher le Jackpot et de ne pas le trouver m’a suivie tout au long de ma démarche en France. Au Vietnam, j’ai peur de devenir une néo-chercheuse de rêve et d’idéal, et de céder à de néo- « crises coloniales ». J’ai travesti mon pays d’origine en champ de recherche artistique. Comme d’autres avant moi, je cherche quelque chose que je n’ai pas trouvé dans mon pays : un « ailleurs ». Mon travail doit donc s’articuler sur deux thèmes : « la projection » et « la réalité ».
Dans l’avion, des Vietnamiens ou des Viet-khieu [2], mais surtout des touristes ou des businessmen, séduits par des « paysages d’une grande beauté » ou par « le potentiel économique du dragon vietnamien ». Et, pour la majorité d’entre nous à l’arrivée, la même règle, appliquée à la lettre par la bureaucratie vietnamienne : l’obtention du Visa. En passant des 10°C français aux 37 lourds degrés Celsius du Sud Vietnam, les corps se ploient et s’ébrouent, secoués de tics imaginaires. Tout le monde a hâte d’en finir, de profiter, de rentabiliser les 12 heures passées sur un petit siège à plus de 2000 mètres d’altitude. On investit dans le dépaysement, mais qui fixe les règles ? Le pays ou les étrangers ?
Dans le cas du Vietnam, l’un a été défini par l’autre.
Comme tous les autres pays sans doute, mais avec celui-là c’est juste un peu plus récent.
Je ferme les yeux, derrière moi un gros Américain parle business — John Michael qu’il se nomme — et sur ma gauche, deux Françaises élégantes, la cinquantaine, vantent les plages de NhaTrang et les dangers des vols à l’arrachés. Je ferme les yeux. On pourrait se croire un siècle plus tôt. Le monde ne change pas si vite que ça.
A la sortie, les cousins de mon père nous accueillent. Et la balance s’inverse. Je suis jeune, habituée des voyages, de la technologie, j’ai encore la mémoire vive et un bon sens de l’observation. J’ai été le point d’appui de mon père jusqu’à notre arrivée. Mais voilà que maintenant, son instinct refait surface, son aisance à parler et comprendre le vietnamien. Il n’a plus de doutes, il brille.
Je deviens celle qui suis, qui sourit, et qui rie d’aise si mon interlocuteur se révèle anglophone. Je ne parle pas vietnamien. On ne me l’a pas appris. Pour la majorité des immigrés vietnamiens, la langue c’est la faille. Pour mon père et sa fratrie, leur langue maternelle, c’est celle du cœur, et celle de la déchirure.
On ne le répétera jamais assez, l’importance de parler la langue de celui vers qui on va. Plus que les paysages, les images, les odeurs ou la nourriture, la langue est la véritable porte vers l’autre, l’accès à ses pensées, sa philosophie, ses idées. Cette frustration, je le sais déjà, me poursuivra pendant les deux mois de mon séjour dans ce pays. Je tâcherai d’en prendre mon parti, que cet obstacle n’empêche pas le cheminement, qu’il le nourrisse.
En attendant, je me heurte au ridicule et entraine la sympathie, en répétant des mots dont j’oublie la prononciation 1 heure après. Tant mieux, l’apprentissage de l’humilité est précieux.
En un jour, j’ai décalé mon fuseau horaire de 6 heures, vécu le fantasme du baptême de mobylette à Saïgon (on dit peu Ho Chi Minh city dans la famille), et confirmé le fait que le Vietnam et la liberté d’expression, ça peut faire deux.
En me remettant les liens d’une plateforme pirate permettant l’accès à Facebook et autres interfaces de communication et d’informations, mon grand cousin me l’a confirmé : « c’est ça, FREEDOM ». J’ai bien fait de marquer « tourism » dans la demande de Visa. En tant que journaliste, mon matériel aurait été vidé, inspecté, et peut-être même supprimé. Si je ne me fais pas voler mon matériel par des voleurs plus conventionnels d’ici la fin de mon séjour, ce sera ça de gagné.
Cette semaine, je vais peut-être rencontrer une célébrité nationale, un acteur. Ou peut-être pas.
La suite, dans deux semaines.
Elsa R.

Notes

[1Ho Chi Minh city.

[2Comme certains appellent les Vietnamiens vivant à l’étranger, voir cet article

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