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Péplums 

mercredi 9 février 2011, par Henri Cachau

L’évasion passe par le cinoche ! Aussi permettez-moi de plaindre les non cinéphiles citadins, qui avides de liberté s’offrent des week-ends prolongés, se collettent de consécutifs bouchons, alors que par le biais d’innombrables pellicules projetées dans les salles obscures des métropoles, proposées par une florissante industrie cinématographique, ils s’éviteraient crises de nerfs et prises de tête avec leurs conjoints et progénitures, plus au calme trouveraient d’autres émotions rarement au rendez-vous lors de leurs hebdomadaires déplacements... L’offre est abondante et diversifiée : nanars, péplums, films cultes, la palette des sensations est illimitée, et bien qu’il faille se méfier d’une possible addiction, ce dit septième art insidieusement pouvant s’approprier les ramollies méninges des spectateurs, ce ressourcement qu’il nous propose en dévoilant nos idiosyncrasies, vaut bien les heures de désagrément passées à se morfondre dans les embouteillages... A l’inverse, dans les années cinquante, en nos recoins perdus de province nous bénéficiions d’air pur et d’espace où nous ébattre, de no man’s land composés d’anciennes friches agricoles sur lesquelles en toutes saisons, libres de nos mouvements, nous en partagions leurs territoires, y élevions des cabanes afin d’y abriter nos respectives tribus ; érigées elles nous autorisaient, équipés d’un armement léger, sarbacane, frondes, arcs, à nous lancer dans des aventures, malgré notre balbutiante cinéphilie, étonnamment copiées sur les films à succès du moment. Il est vrai que nous avions bénéficié d’une avant-première par l’intermédiaire de notre hebdomadaire passage par le patronage des curés, ils nous y projetaient les inévitables burlesques, pas les moins dangereux pour nos infantiles entendements, quoique vous en pensiez !...

Immenses ces jachères, aussi vierges que ces écrans dont nous n’étions pas encore accrocs, sur lesquelles, sans l’apport d’une monumentale machinerie, d’imposants décors, l’accompagnement de professionnels de la péloche, nous y laissions fleurir nos singulières rêveries, il va de soi, proportionnelles aux juteux comptes-rendus de nos frères aînés... Des équipées truffées d’inattendues rencontres, la découverte de colonies de fourmis aussitôt qualifiées de carnivores, d’orvets, de couleuvres prenant le titre d’anacondas, d’insectes biscornus, aux hypothétiques fonctions, aux vols et reptations improbables que celles de ces faux, puisque imaginés, redoutables aptéryx... Vous conviendrez de notre commune terreur, ce jour ou titillant le trou pour en faire sortir l’innocent grillon chanteur, à sa place surgit une énorme courtilière, véritable démon souterrain, toute en tubulures et pinces, comment en désordre elle nous fit replier vers la civilisation à peine distante de quelques hectomètres. La vue de cette autre bête immonde, son œil rond et fixe, son cour renflé, son pouls aussi rapide que le nôtre battant la chamade, à hauteur de sa gorge de tyrannosaure miniature ; son corps bas et trapu, ses énormes pattes et griffes, sa queue longue et robuste en forme de balancier, sa crête hérissée, vindicative, sa gueule ouverte... Spielberg en tirerait un film à grand spectacle d’une semblable terreur enfantine, de cette irrépressible frayeur ayant fait décamper notre escouade à la seule vue de cet innocent lézard vert... Sur ce terrain vague nous avons tenu nos premiers rôles, joué nos propres scénarios, tour à tour sommes devenus metteurs en scène puis acteurs ou figurants, un turn-over impliquant qu’à chaque prise de vue nous intervertissions nos emplois... De leur énonciation vous en relèverez des accointances les reliant au monde du cinéma, car ces : Mousquetaires ou Fanfan la tulipe, Spartacus ou Zorro, l’imitation de leurs jeux de cape et d’épée dont nous nous ingéniions à simuler les exploits, n’existait qu’en référence avec la salle la plus proche, celle du Lutétia... Où bientôt nous y succomberions, victimes du charme de vénéneuses amazones représentées par de brunes starlettes italiennes apparaissant dépoitraillées sur ses affiches renouvelées tous les jeudis. Cet affichage occasionnait un attroupement exclusivement masculin, ponctué de propos dont nous n’interprétions pas la portée, salaces, déplacés, concernant les : Lolobrigida, Sophia Loren, Susan Hayworth, etc., des vedettes lithographiée en couleurs, accompagnées de musculeux gaillards équipés d’armures, de pilums, de glaives... Après nous avoir déniaisés, ce petit monde romain céda sa place au western, les tuniques et toges se troquèrent contre les panoplies complètes des Buffalo Bill et autres Billy the Kid ! Ces héros de l’ouest américain firent une convaincante percée, vite concurrencèrent nos après-midi de patronage, menés à grands coups de goupillon, d’effets de soutane : l’apprentissage d’un catéchisme illustré d’images ringardes, sulpiciennes, se rapportant au martyrologe chrétien : ses jeux de cirque, les crucifixions et autres lapidations lui procurant un certain piment...

Je l’aimais bien le cinoche des curés, jusqu’à ce que je comprenne que ces accumulations de gags, de scènes humoristiques nous interdisaient tout échappatoire vers notre petit monde extérieur, que leur but inavoué était de nous empêcher de nous en faire un de plus personnel de Cinéma ! de nous refuser tout échappée vers ces terrains vagues où nous fomentions des rebellions, que nos abbés directeurs de conscience craignaient le conditionnement psychologique relatif au ‘circense’ du péplum !... Malgré leurs prévenances ça ne c’est guère arrangé avec l’arrivée de publications spécialisées, leurs critiques patentés décortiquant l’endroit et l’envers du moindre bout de pellicule, à leur tour, hypocrites censeurs, ils nous contestaient la moindre velléité d’évasion, tout écart en dehors de ces chemins par eux balisés, comme à regret durant les projections ne nous abandonnaient que la consommation de cacahuètes, de furtifs attouchements... Mais en réalité, existent-ils vraiment en dehors de notre imaginaire ces troublants scénarios dont nous sommes friands ? N’existent ni règles ni statistiques pouvant expliquer les addictives racines, le mystère et le mécanisme émotionnel par le biais desquels s’établit une relation privilégiée entre le spectateur et l’écran, là aussi il s’agit de foi, d’un engagement personnel, d’une intime conviction... Faut avouer que leurs préventions étaient louables, ils essayaient de nous garantir d’un éventuel bouleversement de nos incrédules esprits, tant le massacre sous ses genres et espèces a d’inavouables répercussions, si représenté sous le mode du cinématographe. Cependant, un public culte et averti se délecte de la vie des héros, de leurs sanguinaires prouesses ; s’y nourrissent quotidiens, hebdomadaires et mensuels spécialisés, s’en repaissent gazetiers, folliculaires et pigistes ! Le public se bouscule à l’entrée des salles projetant ces films sanglants, devient otage de ces sensations troubles, de ces faux évènements, préfabriqués, tournés dans des studios suréquipés de décors brûlants d’actualité ; leurs paysages quasi naturels s’accordent au vérisme souhaité par de brefs aperçus des factions en lice, avec à l’arrière-plan les Sarajevo, Pristina ou Tuzla croulant sous leurs décombres ; il suffit de filmer ces enclaves parsemées d’explosions, de détonations, d’exactions et de viols comme chez monsieur Delacroix, quoique chez lui l’hémoglobine soit moins racoleuse, le massacre plus esthétique !... Je pensais avoir tout pigé ce jeudi où le cinéma muet, avec les : Laurel et Hardy, Charlie et Chaplin, Buster et Keaton, Buffalo et Bill, etc., s’était définitivement clos, le vacarme des armes, la lutte des chefs et des castes devant lui succéder ; nous-mêmes guerroyions sur des friches hérissées de défenses, où le moindre ruisseau prenait des allures d’Orénoque, n’étions pas exempts de cette ignominieuse mainmise des plus forts sur les plus faibles, inéluctablement ouvrant sur un futur acoquinement avec la société adulte, celle des cinéphiles purs et durs... L’abêtissement surviendrait suite à la progressive extinction de nos aventures champêtres, dorénavant nous nous attacherions au celluloïd, à ses combats virtuels qui sous la forme de soap-opéras, de thrillers occupent les écrans plats de nos télévisuels week-ends ; le technicolor, le ‘Pont de la rivière Kwaï’, le Lutétia puis le septième art, définitivement boutaient hors de notre portée tout principe imaginaire d’évasion...

— Tu aurais-vu, Maman, ces palais dans lesquels il introduisait des sujets profanes, monsieur Delacroix...

— Encore ce cinéma ! faut-il que tu les aimes ces starlettes italiennes, si folles de leurs corps. Que fait donc le Vatican pour interdire de telles cochonneries. Rome n’est plus dans Rome mon pauvre fils, mais à Cinecitta !... C’était quoi ton film ?...
— ‘Le massacre de Scio !’ (jamais elle n’apprit que la semaine précédente ils passaient ‘Tabarin’ au Lutétia ; vous auriez vu comment tressautaient les seins et fesses des girls, comment elles se trémoussaient en levant haut leurs jambes sur l’air endiablé d’un french cancan !...)

— C’était chouette au moins ? Sinon, c’est pas la peine de gaspiller tes petites économies... (Rudement gagnées par l’entremise de menus travaux domestiques ; impérieusement le celluloïd envahissait mes plages nocturnes, mordait sur cet heureux temps consacré à l’ennui ; l’invincible armada d’oxygénées, plantureuses comédiennes, compromettantes selon les canons de la morale chrétienne, artificieusement vint peupler mes songes)...

— Oh oui ! des chevauchées fantastiques, d’endiablées cavalcades, des formes contradictoires, contrastées, exprimées à l’aide d’un dessin nerveux, d’une ligne débridée, des traits et couleurs suscitant l’émotion des spectateurs...

— Ah bon ! j’avais pas remarqué qu’il y eût autant d’action, de bouleversements, de raisiné, tu le sais, je suis une romantique, j’en suis restée aux films d’amour, à ma lecture des feuilletons proposés par mes ‘Veillées des chaumières’...

— Maman, il te faut comprendre, par son postulat plastique, son choix des matériaux et techniques, sa mise en place d’arguments picturaux, il fut le génial promoteur du péplum... Les témoignages des survivants avalisent ses grandes et mouvementées compositions, puisqu’il apparaît que les frappes aériennes étaient concentrées sur la partie est de l’enclave en question... Evidemment, pouvions-nous espérer autre chose d’un tel génie, d’un tel créatif, bouillonnant de forces, je te l’ai déjà dit, contradictoires ! de désirs impérieux ! c’est pas pour rien que les critiques le qualifient de barbare... Ses narrations sont tumultueuses, débordent du cadre historique fixé par les commanditaires en un embrouillamini d’informations considérées tendancieuses, superfétatoires... Imagine Maman, sa ‘Bataille de Taillebourg’, ce mælstrom, cette furieuse mêlée de fantassins, de cavaliers, les idéalistes de son acabit n’hésitant pas à placer leurs œuvres sous le signe de l’exubérance... C’est là que réside l’intérêt du péplum, l’exercice simultané d’une narration et d’une simulation, leurs grandes manœuvres possèdent l’exact envers d’un dessein plus général, parfois s’accompagnent d’une proposition plus poétique, romantique si tu veux !...

— Mon pauvre enfant, j’ai rien compris à ton charabia. Cesse donc de jargonner comme ces vains critiques... Je ne sais même pas dans ce que tu racontes, s’ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants...

— C’est pas grave, si tu te décides, nous pourrions aller voir son ‘Massacre de Scio’. Je suis sûr que l’audace, l’entrain, l’imagination démesurée de monsieur Delacroix te convaincraient... Si, si, il s’agit d’un grand peintre, par ses pairs qualifié de ‘lac de sang peuplé de mauvais songes’, alors tu vois, pas étonnant si ça bouge dans tous les sens, et puis tu sais, il y a des scènes d’amour... Sinon, la semaine prochaine ils passent ‘La mort de Sardanapale’, un péplum du genre gréco-romain, comme tu les aimes... En attendant je vais te dévoiler un scénario de mon cru, un film que j’aimerai tourner, soit derrière ou devant la caméra, avec plein de comédiennes et de comédiens de mon choix...

— Allez, vas-y, le temps que nous terminions d’équeuter nos haricots... Mais laisse-moi te dire que tu me parais bien excité, je crains fort que ces films te tournent la tête... Je préférais te savoir au patronage, à la rigueur en compagnie de tes copains à courir les friches, y construire votre petit monde, car celui de Cinecitta ne me dit rien qui vaille...

J’avais tout pigé ce jour où nos curés avaient abandonné et patronages et soutanes, détrônés qu’ils furent par le Technicolor et le Lutétia local ; d’insignes créateurs s’attelaient au péplum avant de plus tard se consacrer à la guerre des étoiles : des académiciens, des scénaristes, des hommes de théâtre en recherche d’émoluments, des figurantes hystériques y cachetonnant demi-nues, des acteurs super membrés etc. Monsieur Delacroix, grâce auquel je me permettais cette audacieuse liaison troublant ma mère, sans trop de casse m’autorisait à passer d’un genre à l’autre : du nanar au péplum, du film culte au film de cul ! car il lui fallait être gonflé pour parsemer ses œuvres d’aussi somptueux carnages, de peindre des pestiférés mais surtout des bougresses en fâcheuses positions !... Tous ces petits ou grands génies de la plume et du pinceau assurèrent une longue et confortable vie à la florissante industrie cinématographique, et mimétisme aidant, inéluctablement m’embobinèrent, m’incitèrent à m’en faire un de petit cinéma... Celui que je testais durant notre équeutage, mais à peine m’étais-je risqué dans les prolégomènes de mon scénario, que proche de l’apoplexie Maman me déclarait : « Je vois, je vois, j’en étais sûre, mes craintes étaient fondées, ta fréquentation du Lutétia allait te tournebouler, et ces garces de comédiennes perturber ton adolescence... Enfin, que Dieu m’en soit témoin, je t’aurais suffisamment mis en garde ! » Mon récit était égaillé de passages assez chauds, j’y mettais aux prises des cheikhs, rusés et cruels, par d’artificieux moyens tachant de s’emparer d’un harem peuplé d’ingresques houris, de languissantes femmes prêtes à accorder leurs faveurs aux vainqueurs des sanglantes escarmouches... Après avoir laissé passer l’orage, je lui affirmai qu’il y allait de ma liberté de création, toutefois, devant sa moue dubitative, vicieusement lui renouvelai ma proposition : « Si tu le souhaites nous pourrions y aller ensemble ! » Il est évident que malgré mes louables, hélas, infructueux essais, me frayer un destin de scénariste me fut impossible, je ne pouvais lutter contre les américaines fictions envahissant nos écrans, irrémédiablement elles m’emprisonnèrent dans leurs rets, quant au Lutétia, cahin-caha, il poursuit sa carrière, mais dans le genre douteux, ce soir ils y passent ‘Le khalife de Constantinople’ en version X...

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