La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Autres espaces > Parole d’orage : à propos de René Char

Parole d’orage : à propos de René Char 

lundi 27 octobre 2003, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 1er décembre 2003).

"Les pluies sauvages favorisent les passants profonds"

1.

Ce que j’aime avant tout dans la poésie de René Char : l’homme. Adolescent, la découverte d’une telle écriture et à travers elle d’un tel caractère ne peut être que déterminante. Pour le dire crûment : Char a un sale caractère, et une âme de boxeur, comme ses nombreux démêlés avec ses ennemis ou amis en témoignent. Char se battant avec des militants d’extrême droite, Char cognant sur Benjamin Péret devant témoin pour le punir d’avoir massacré un chat, Char écrivant des lettres d’injure à ses critiques... Autant d’exemples d’un tempérament sanguin. Et dans son écriture la même sévérité et la même brutalité, apparaissant quasiment à chaque page. " J’ai de naissance la respiration agressive ", écrit-il, ou bien ceci encore qui dit le caractère initial de la lutte : " Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler ". Qu’il se soit engagé physiquement, l’arme au poing, contre l’occupant allemand n’étonne guère, tant il y avait du combattant chez lui. J’ai pu voir le poète dans une émission de télévision alors que je découvrais son œuvre, et depuis je n’ai pas oublié sa voix, l’une des plus marquantes que je connaisse, la plus terrestre et la plus brute parmi toutes les voix de poètes (qu’elles sont donc civilisées et douces à côté d’elle les voix de Breton ou d’Eluard !). C’est pour moi cette brutalité physique qui caractérise sa poésie. Parole d’orage (et j’écris ces lignes alors que le ciel tonne une nouvelle fois dehors).

2.

"Sur cette terre, si vous pouviez le percevoir, vous sentiriez qu’à cinq secondes de cette maison-ci l’ébranlement est continu, mais il est mesuré comme le battement du sang dans des artères vives. L’exquise terre est une boule violente et capricieuse tandis que son invisible sœur crache des épouvantes partout. Le grand cercle que la terre dessine fait que toutes les saisons se contrarient avant de s’entr’éliminer. Répétons qu’il y a toujours une violence qui répond à une autre violence et la contrecarre en bien ou en mal. La moindre clarté naît d’un acte violent, même une allumette que vous craquez, un phare d’auto que vous allumez. La Poésie aime cette violence écumante et sa double saveur qui écoute aux portes du langage. Large est le domaine de la violence bénéfique, de ses voltiges, et de ses premiers âges ! " (je souligne). Cette violence originaire évoquée par Char est au cœur de l’écriture poétique. Il n’y a pas d’échappatoire possible, écrire c’est reconnaître et accepter d’abord cette violence élémentaire qui parcourt la matière et nous habite jusqu’au plus profond de notre être. Violence du corps - trop-plein de forces -, violence de l’esprit - raison qui ne contrôle pas ses excès, imagination qui peut conduire au délire. La matière du monde et le monde dans son entier sont traversés ou plutôt débordés par la force.
L’écriture poétique exprime ce débordement physique qui est perceptible aussi bien dans l’individu que dans la nature. Le meilleur poème est celui qui jaillit directement de cette source universelle des êtres et des choses, quasiment sans apprêts. D’où la violence de l’écriture de Char, le choix - mais peut-on choisir un style ? - d’images fondées sur des associations de mots contradictoires ou apparemment incompatibles, choix sans doute unique en ce qu’il exprime la conscience très claire de ce qu’est la vie elle-même et la volonté de ne pas effacer cette conscience, - d’où le caractère explosif et énergique de sa poésie, à même d’entretenir le feu qui couve toujours.

3.

Il y a des poètes qui se tiennent dans la lumière si particulière qui précède l’orage. Je pense ici à Hölderlin, qui est dans le voisinage de Char, et dont la voix affleure dans nombre de ses poèmes. Dans une lettre, Hölderlin évoque un après-midi à Tübingen autant chargé d’électricité que ce soir, avec son air lourd et sa végétation d’été un peu étouffante, et le grondement du ciel à l’horizon bleu noir. Et l’on sent à le lire que lui-même est chargé, saisi par cette ambiance orageuse, qu’il ne peut plus penser et sentir hors de cet environnement à la fois menaçant et superbe, car c’est dans ces instants où la nature devient sauvage que sa beauté ressort avec le plus de force et d’évidence, composant un de ces paysages " sublimes " devant lesquels on ne peut que s’arrêter (les orages de montagne sont de ceux qui peuvent bouleverser une cervelle).

Hölderlin est à Tübingen, et la lettre est restée fameuse parce que le poète revient de Bordeaux où, dit-il, Apollon l’a frappé. Dans un même mouvement, il évoque sa patrie et la " France méridionale " (l’Aquitaine étant rattachée chez lui à la Provence et plus loin à la Grèce) : " Plus je l’étudie, plus la nature de ma patrie m’émeut puissamment. L’orage, non seulement sous son aspect le plus élevé, mais précisément en tant que puissance et comme figure parmi les autres formes du ciel, la lumière donnant forme nationelle, en tant que principe et à la manière du Destin, afin que nous ayons un sacré, l’intensité de ses allées et venues, le caractère particulier des forêts et la rencontre dans une même région de caractères différents de la nature, que tous les lieux sacrés de la terre se retrouvent en un même lieu et la lumière philosophique autour de ma fenêtre, voilà ce qui fait maintenant ma joie ; puissé-je me souvenir comment je suis arrivé jusqu’ici ! ". Ce que Hölderlin appelle le " nationel " (différent du " national " qui est déjà donné et hérité, puis répété ou reproduit) est une capacité propre mais encore enfouie que seuls les poètes peuvent révéler. Ce " propre " ne se découvre pas en restant embourbé dans sa culture : " ... ce qui nous est propre, il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger ". Le plus difficile, c’est " le libre usage de ce qui nous est propre ". Et la complexité de la tâche - qui s’accomplit sous un ciel d’orage -, c’est que le propre survient ou apparaît dans un contact avec le plus étranger, d’où la Grèce, apparue physiquement pour Hölderlin lors du séjour en France.

4.

Je reviens maintenant à Char à travers un dernier passage par la lettre de Hölderlin. En lisant ces lignes où celui-ci évoque la " Provence ", je ressens la présence de Char : " L’élément puissant, le feu du ciel et le silence des hommes, leur vie dans la nature, modeste et contente, m’ont saisi constamment (...). Dans les régions qui confinent à la Vendée j’ai été intéressé par l’élément sauvage, guerrier, le pur viril à qui la lumière de la vie est donnée immédiatement dans les yeux et les membres et qui éprouve le sentiment de la mort comme une virtuosité où s’assouvit sa soif de savoir ". Et je cite encore quelques lignes, car elles me paraissent dévoiler pleinement le sol du Vaucluse où se tient Char : " L’aspect athlétique des Méridionaux, au milieu des vestiges de l’esprit antique, m’a familiarisé davantage avec la véritable nature des Grecs ; j’ai appris à connaître leur caractère et leur sagesse, leur corps, leur manière de grandir dans leur climat et la règle par laquelle ils préservaient le génie présomptueux de la violence de l’élément " (je souligne).

" Préserver le génie présomptueux de la violence de l’élément "... On sent à lire Char que sa poésie est traversée de cette violence-là, violence qui vient du fond des âges, et qui alimente la vie. On ne peut que penser à Héraclite et aux présocratiques qui ont tellement compté pour lui, et à cette philosophie parcourue d’éclairs poétiques. " La foudre gouverne l’univers " est sans doute l’aphorisme présocratique qui est le plus proche de la sagesse gréco-provençale de Char, et toute sa poésie est parcourue par la présence de la foudre, de l’éclair et du tonnerre comme le montrent - parmi d’autres - ces quelques extraits :

" Un jeune orage s’annonçait. " (Le Muguet )

" Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe,
un jardin se construit. " (A la santé du serpent)

" La foudre n’a qu’une maison, elle a plusieurs sentiers. " (Le terme épars)

" Sur la terre de la veille
La foudre était pure au ruisseau. " (Cet amour à tous retiré)

" Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord duquel les orages viennent se dénouer avec docilité. " (Biens égaux)

Il y a là toutefois quelque chose de troublant : dans l’orage se prépare une éclosion ou une nouvelle vie, des images contradictoires se mêlent (car la poésie surgit justement au cœur de " ce rebelle et solitaire monde des contradictions "). Char évoque la " foudre au visage d’écolier ", et plus haut il est question d’un " jeune orage ", comme si la violence était conciliable avec une expérience d’innocence et de jeunesse, comme si au cœur de l’image brutale et foudroyante l’esprit faisait l’épreuve de la beauté. Expérience proche de celle de Hölderlin qui raconte comment c’est sous " le feu du ciel ", dans la " lumière philosophique ", lumière que diffuse l’orage qui " donne forme ", que le propre surgit, qu’un rapport nouveau à la terre environnante peut se créer. " Combien durera ce manque de l’homme mourant au centre de la création parce que la création l’a congédié ? " demande Char. Sous le ciel orageux et tragique semble commencer une nouvelle vie où la parole poétique prend forme, parfois obscure mais vivante, où les eaux sont " de verte foudre " et où " un jardin se construit ". Alors, les orages " viennent se dénouer avec docilité ", et apportent aussi la paix et une sagesse.

Un poème de Char se compose de ces quelques mots : " Ils sont privilégiés ceux que le soleil et le vent suffisent à rendre fous, sont suffisants à saccager ! ". Il devait penser à Van Gogh, à Nietzsche et à Hölderlin, mais aussi - bien sûr - à lui-même, tant il y a chez lui une certaine souffrance qui consiste à sentir trop fortement la présence des éléments et le devenir tumultueux des choses. Mais comme ces trois artistes ou penseurs, Char reste conscient, au milieu du tumulte et de la violence de l’Histoire et du monde, de l’ " innocence du devenir ", de ce qui en nous et autour de nous, au cœur de l’orage et dans l’absence des dieux, affirme une présence plénière et forte à la beauté des choses : " Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler. "

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter