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Où sont les intellectuels ? 

La vie intellectuelle en France (1)

dimanche 12 juillet 2009, par Anna Sprengel (Date de rédaction antérieure : 7 mai 2003).

Voici le premier volet d’une série d’articles consacrés à la vie intellectuelle en France, et ouvrant sur les Rencontres du Lendemain.

J’entends : il n’y a plus de vie intellectuelle aujourd’hui ; d’ailleurs il n’y a pas d’intellectuel non plus, hormis les vedettes qui se trémoussent sur le petit écran, ou encombrent les journaux de coupé-collé et les librairies d’insanités mal écrites.

Il n’y a plus de héros de l’idée et du juste, de maître à penser et de débats dignes de ce nom. Il n’y a que des anciens traîtres et des nouveaux réactionnaires, ceux qui, rentrés chez eux après le temps des grandes idéologies, ne se sont pas endormis. J’entends : laissons place aux experts, qui savent si bien penser pour nous ; laissons les politiques agir à notre place. Et aussi : le temps de la crise est le même pour tous ; les intellectuels sont au chômage, mais il y aura bientôt un petit génie, quelqu’un qui s’élèvera envers et contre tout, qui sortira du coin de la rue, qui saura dire notre révolte et nos protestations, proposer en sus quelques solutions. Et comme la rumeur gronde, d’un changement prochain de paradigme, venu d’on ne sait où, un ouragan synthétique qui dévasterait toutes les inepties qui se proclament des analyses. Mais pour le moment, il pleut, sous le ciel des idées.

Où se cachent-ils, ces intellectuels qu’on attend comme le printemps, ces jeunes pousses intrépides et ces nouveaux talents précieux ? Qui sont-ils, au juste, ceux qu’on accuse ou qu’on défend, dont on se méfie, mais qu’on met en avant ? Qu’on récupère, désempare, ou intime de se taire ?

Devant la pauvreté des débats actuels, et surtout les attaques ad homines qui agitent les quelques garants de la bonne ou de la mauvaise conscience encore vivants en France, il m’a semblé urgent de faire un point sur la vie intellectuelle aujourd’hui : la définir, la circonscrire, et entrevoir sa relève ; revoir les conditions de la relève ; comprendre ses liens au politique ; son pouvoir ou son absence de pouvoir. Ces quelques questions seront l’objet d’une série d’articles préparatoires dont le prolongement souhaité est une rencontre entre personnes ouvrant sur un groupe de réflexion, et prolongé par des analyses et des écrits, intitulé provisoirement Rencontres du Lendemain.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Ou plutôt, que devrait être un intellectuel ? La question peut sembler vaine, évidente, et pourtant, j’ai beau parcourir des articles, des livres, nulle définition ne me semble satisfaisante pour envisager les problèmes en toute clarté. Faut-il y inclure sans distinctions philosophes, professeurs et universitaires, essayistes et penseurs, artistes et écrivains, journalistes et critiques, experts et érudits ?

Un intellectuel est d’abord celui qui a les lettres, qui est instruit, en quoi on peut aussi l’appeler clerc, ou mandarin. Car l’intelligence se rapporte au latin leg-, racine de lire, mais aussi de discerner, ou encore élire. Comme le clerc, comme le mandarin, il tire ses revenus de sa capacité à comprendre, à écrire ; son métier est de penser, ce qui le place au-dessus du commun des mortels, dans cette obscure région des idées dont il serait le héros, tout au moins l’analyste, ayant choisi la réflexion plutôt que l’action. Libre de ses mouvements, il prend le temps de penser, et a la patience d’expliquer. Maître de la parole comme de l’écrit, il intervient au nom des Lettres, et partage cette fonction avec les philosophes, essayistes et écrivains.

Le clerc définissait autrefois celui qui était entré dans l’ordre ecclésiastique, qui avait le souci des valeurs que proposait l’Eglise, et assurait la diffusion de sa vision du monde, de son point de vue, de ses codes. Hors la religion j’en retiens de manière générale que l’intellectuel, dans son rapprochement avec le clerc, promeut les idées de liberté de pensée, de tolérance, d’égalité, de vérité, au sein d’un ensemble d’idées dont il se veut le garant et qui constituent une représentation du monde, une vision synthétique qui fait sens, et qui le distinguent du simple érudit spécialiste, ou pour mieux dire de l’expert, mais le rapproche de l’artiste : il est de ceux qui par un simple trait lèvent le voile sur une réalité difficile à appréhender, qui éclaircissent notre horizon.

Et n’est-il pas lui aussi dans un rapport trouble avec l’abstrait, qu’on l’appelle Dieu ou Idée ? Prophète de l’universel, intime de concepts qui font de lui un missionnaire dispensateur de la parole intelligente, il développe un sentiment de responsabilité qu’à certains égards on peut comparer à la piété. Quand certains choisissent d’entrer dans le gouvernement de Dieu et d’en être le représentant, d’autres sont mandatés par les notions, et leur foi en l’homme et en la raison, et développent cette conscience de leur temps et de ses enjeux : ils en sont la conscience même. Abstraction faite homme, il peut être parfois si spirituel qu’il en devient éthéré, un intello qui ne nourrit ses réflexions d’aucune expérience concrète, un simple spéculateur qui a perdu le sens de la réalité.

Plus proche de nous le clerc désignait le stagiaire se préparant aux fonctions de notaire, d’avoué ou d’huissier de justice. Il était donc garant du droit et de la loi, exemplaire à ce titre aux yeux des administrés, responsable de la place publique pour qu’y règne l’égalité de principe de l’Etat. Judicieux et justiciable de ses analyses et de ses actions, l’intellectuel baigne ainsi dans le milieu de la légalité et sans privilège aucun : être souvent exceptionnel, il ne fait pourtant pas exception ; il n’échappe pas à la règle de l’intégrité et de la probité. Dans le souci du collectif, on est en droit de lui demander des comptes sur ses prises de position, car s’il a l’intuition de l’universel, il n’en reste pas moins un particulier, un simple homme qui a la grandeur ou la folie de s’ériger en exemple, et qui à ce titre est redevable de ses paroles et de ses actions.

Ses prises de position n’en sont pas pour autant nécessairement des prises de parti, comme le mandarin, qui dans l’empire chinois était un haut fonctionnaire. Si ses rapports avec le pouvoir en place sont souvent avérés, s’il est donc parfois un chien de garde de l’Etat ou de l’ordre, ou un homme appartenant à un parti politique, qu’il soit de gauche ou de droite, il peut et souvent doit être engagé contre ce pouvoir, rebelle aux ordres de se taire. Mais il reste de toute façon engagé, quand bien même il se défierait du politique, car il est de son temps, critique et reflet d’une société qui l’a élu symboliquement pour exprimer des points de vue, parler à sa place auprès des représentants officiels du peuple, ou rapporter des opinions éclairées et argumentées auprès d’élus qui ne le sont pas nécessairement. Se taire est pour lui encore être engagé, et son silence résonne comme une abdication, voire comme une trahison.

N’est-il pas aussi celui qui s’adapte à son temps, qui a cette intelligence ou cette aptitude à s’accorder à des situations nouvelles, à découvrir des solutions aux problèmes qu’il rencontre ou encore, avec perspicacité, à ajuster ses idées aux affaires qui font son quotidien ? Ni politicien, ni simple administré, il a pour tâche de faire le lien entre la politique et la pensée, l’expérience et les valeurs, l’action et la réflexion. Il est nécessairement au milieu fort inconfortable des événements, au milieu entre la distance que réclame la pensée et l’engagement qui le consacre, au milieu des courants qui agitent la société, n’étant ni son élu ni son exclu. Mais il n’est pas leur simple rapporteur, comme le journaliste, car sa lecture des faits est dirigée par une vision, un jugement, et ouvre sur de possibles actions : l’un donne des news, l’autre donne des views ; l’un se dégage dans une pseudo-objectivité des faits, l’autre s’engage dans toute sa subjectivité.

S’il se transforme lui-même en milieu, on parlera d’intelligentsia - qui était une classe sociale à part entière dans la Russie des tsars -, qui défend ses propres intérêts, dont la liberté de penser, voire uniquement ses intérêts, dont ceux pécuniaires. Il aura alors perdu la force de l’idée, pour ne représenter que lui-même et ses congénères, n’étant plus en phase avec toutes les couches de la population, notamment les plus pauvres, celles qui habituellement n’ont pas droit de cité, mais il sera partie prenante d’une élite aveugle aux inégalités, qui se reconduit elle-même dans une aristocratie de pensée qui n’a pas plus de fondement que celle héréditaire, sans plus se soucier d’adhérer aux valeurs et aux courants politiques. Cette connivence signe un mode de vie " en intelligence ", comme on dit de criminels qui ont des complicités secrètes.

Parcouru par tant de vents contradictoires, il semble à la fin que l’intellectuel ne soit qu’un idéal de sage actif, ou encore d’agitateur intelligent, animé par une vision du monde et un souci des valeurs ; un idéal en tant qu’homme exemplaire, celui qui a réussi à concilier son expérience et ses idées sans trahir ni l’une, ni les autres, et dont le métier est de transcrire le monde tout en le changeant. Figure exceptionnelle, qui tire sa force d’être un exemple, impossible résolution des opposés en une vie qui n’est ni ascétique, ni intégralement politique, il hante l’histoire et la patrie reconnaissante.

Un idéal n’existe que dans la pensée. Il donne mesure et vie à l’idée que nous nous faisons de l’intelligence, mais jamais nous n’atteignons cette perfection. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’intellectuel, que des hommes pouvant se tromper, selon des idées qu’ils rendaient vivantes mais qui, comme tout, se périment et meurent dans le silence de l’histoire, qui jugera : l’intellectuel est un éternel traître pour les uns, un héros tragique qui a la beauté de se battre pour des idées, dans le souci du vrai et du juste pour les autres. Mais quiconque s’autoproclame un intellectuel est un imposteur qui manque d’humilité, un tâcheron qui se fait un nom plutôt que de travailler les idées.

Si l’intellectuel est exceptionnel, il n’en reste pas moins qu’il n’est pas solitaire, ne surgit pas seul du coin de la rue, comme tendent à le penser certains, mais procède d’un ensemble de conditions d’existence, dont en premier lieu la vie intellectuelle, qui l’impulse et dans laquelle il se situe, cette vie qui semble aujourd’hui nous faire défaut. En regard de nos temps de quiétude et d’inertie, nous avons connu par le passé une vie intellectuelle d’un dynamisme exceptionnel, et si ce n’était ma réticence à l’idée de cycle, où l’on n’aurait qu’à attendre un renouveau printanier, une relève dans les débats contradictoires et les grandes querelles qui donnent vie à l’intelligence, j’acquiescerais à un certain laisser-faire. Mais je ne vois que règlements de compte, crise des valeurs, caricatures de débats, crise de la représentativité et de l’engagement politiques, crise en général, et renouveau des fantômes et démons du passé : les jeunes plantes ont du mal à pousser.

Je ne vois qu’une épaisse chape de plomb et un retour de l’ordre autoritaire brider les élans, des discours à l’argumentation fallacieuse refaire surface, mais qui ont au moins le mérite d’exprimer ce que le politiquement correct avait tenu dans un silence frisant le déni d’existence, et une confusion, une déroute que d’aucun se permettent d’utiliser pour réinitialiser des thèmes pourtant bien connus tels que : le racisme, l’anti-féminisme, l’inégalité de principe des hommes, etc...Je vois surtout leur succès médiatique, ne se refusant aucun scandale pour être sur le devant de la scène, et un retournement des valeurs et des critiques au profit d’une idéologie crasse, comme toutes les idéologies. Je vois une certaine fatigue à se battre contre les mêmes épouvantails qu’il y a un siècle, soixante-dix, puis quarante ans, puis récemment. Il n’y a pas de fin, mais des retours, des renversements que ne saurait occulter le grand sommeil de l’intelligence aujourd’hui.

A quoi pense l’université ? Tel sera notre premier sujet de réflexion, en tant que d’elle procèdent les nouvelles générations, aussi bien que les archaïsmes de pensée, écoles et débats. Y a-t-il là un ferment propice à la vie intellectuelle ? Que nous enseigne-t-elle d’hier comme d’aujourd’hui ?

L’intelligence du politique et la politique de l’intelligence seront la seconde question, probablement la plus délicate, mais incontournable de ce tour d’horizon. De quoi procède le silence gêné des intellectuels ? Peut-on y remédier ?

Enfin la question du pouvoir de l’intelligence sera abordée dans un troisième et dernier volet : les moyens d’expression, leur analyse et leur critique, ainsi que les moyens d’action. Entre savoir-faire et faire-savoir, comment pour les intellectuels trouver leur place ?

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