J’apprends l’italien. Pour le savoir, pour le parler ? Plutôt l’apprendre ; joie de la découverte. Apprendre une langue, c’est retrouver les réflexes premiers quand les mots hésitent encore entre les lèvres. Apprendre une langue étrangère, c’est apprendre à parler. Les phonèmes se cueillent comme des fruits, pas toujours mûrs. Il faut du temps, un certain soleil, et l’Italie n’en manque pas.
Pourquoi aller chercher l’allemand, voire le russe - vite abandonné - l’anglais, n’en parlons pas, j’en refuse la fluidité mondiale, pourquoi aller ailleurs quand on a l’italien, tout près de soi, la porte à côté ?
Aujourd’hui je pars pour Venise. ;
A Venise, tu ne comprendras rien. Ils parlent en dialecte.
Surtout, ils parlent anglais. Dès qu’ils te devinent étrangère, ils t’assènent leur baragouin.
Tout de même il ne faudrait pas oublier le dialecte qui régnait administrativement jusqu’au dix-huitième siècle. Ne pas oublier que Venise la Sérénissime a longtemps été une république indépendante et fière de l’être, dirigée par un doge et qu’on y menait grande vie. Shakespeare, Goldoni, Casanova nous ont largement ouvert les portes de la cité qui restait ensuite, malgré son déclin et ses déboires, un lieu de plaisir où se donnaient des fêtes somptueuses.
Je me gorge d’églises, de musées, de palais. Entrée payante : dans certaines églises, on vous tend aujourd’hui un guide sur papier glacé. En français ? Non, je réclame l’italien. c’est en italien que je veux voir Le rêve de Sainte Ursule de Carpaccio, ou La crucifixion de Tiepolo. Je déguste les mots dans les nefs baroques ou les musées fabuleux aux plafonds de caissons sculptés. La beauté se déclinera aujourd’hui en version originale.
Giorgione, Titien, Le Tintoret, Bellini, ils sont partout, jeux de lumières, de contrastes, toiles immenses sur les murs ou au plafond déroulant dans une succession mirobolante les multiples épisodes de l’histoire mythologique ou religieuse. Je ne compte plus les Annonciations, celle où la Vierge repousse avec crainte les propos de Gabriel, vous dîtes, un enfant ? ou accepte, obéissante, la prédiction, et aussi les vierges à l’enfant - retenons en particulier celle de Bellini , à l’église San Zaccaria, avec l’ange musicien aux longs cheveux de fille.
Pour Venise, je ne convoquerai ni Chateaubriand, ni Stendhal ni Morand. Cette fois je veux entrer de plain-pied. J’achète le Corriere della Sera comme une grande. Je le déploie dans le vaporetto. Je n’apprends pas, je pratique. Voyons, combien de crimes aujourd’hui ? Aucun ? Je me rattraperai sur la Mostra et la venue de Woody Allen dans nos murs.
Il me vient des mots. Je me surprends même à penser en italien. Les langues s’attrapent-elles comme des maladies ? Où gît le microbe qui inocule le phrasé ?
Ne pas triompher. Seulement me laisser aller au ravissement. C’est comme la nage ; jetez-vous à l’eau. Avancer dans une langue, c’est comme avancer dans une ville. Quelque chose se dégage qui bouchait la vue, entravait la circulation. Tenez, vous connaissez le pont du Rialto qu’admirent chaque jour des centaines de visiteurs ? Comprendre que le mot signifie rive haute, rio alto , quand Venise, encore déserte, se résumait à cet îlot, avant même la construction de la basilique de Saint-Marc, est un plaisir de choix. Les curieux y songent-ils en s’amassant sur le pont ? Tant d’autres découvertes étymologiques au hasard des errances, des lectures.
Dans l’église Santa Maria Formosa, étrange mélopée. Au premier rang, une femme, micro en main, profère des litanies que quatre ou cinq autres femmes dispersées sur les bancs, derrière, reprennent en chœur avec componction. Modernisme et tradition.
Dehors, un peintre a posé son chevalet devant l’un de ces nombreux ponts qui enjambent les canaux. Il vient de Hongrie. D’une ville dont il m’explique qu’elle se situe à l’emplacement de l’ancienne capitale et se nomme Esztergom. Ne pas confondre.
Pour un bref échange, mon italien suffit. Quelque chose résiste encore, sans doute l’essentiel : comprendre ce qui ne m’est pas destiné. En savoir assez justement pour être l’espionne de service, la voleuse de conversations. En savoir assez pour en savoir plus.
J’ai quitté le centre historique, ses pigeons, ses touristes, ses masques. Mouvement circulaire, du centre à la périphérie. Venise, une toile d’araignée au tissage aléatoire, qui ne demande qu’à vous happer. Quartier de l’est, Ghetto, Zattere, un monde se découvre et pas seulement celui du Quattrocento. Il était temps ! Dans cette ville de l’art, on trouve aussi des familles sur les bancs, des femmes bavardant devant les maisons, des hommes dans les cafés, toute une vitalité qui se distribue dans la musique des mots, des gestes. Et toutes ces couleurs, rose, jaune, faites pour l’œil, pour qu’il s’ouvre. Nos immeubles gris seraient-ils faits pour ne pas être vus ?
Les pas se poursuivent au détour des nombreuses calle, certaines si étroites qu’on peut se donner la main d’une fenêtre à l’autre. Souvent pas de noms de rue, seulement des numéros. Comme dans tous les pays du sud, les linges aux fenêtres ou au travers des rues exposent ventre à l’air le quotidien des gens, serviettes, draps, culottes. D’autres ruelles sont si sombres qu’on y attend le coup de couteau d’un condottiere. La ruelle débouche sur le rien, vous êtes fait, pas moyen d’échapper à l’ennemi ! Surtout, on se perd. Tourner, tourner sans cesse, d’une campiello à un canal, encore un, ressentir combien " la plus belle ville du monde ", nervurée de rios à l’odeur fétide, émerge à peine des eaux, y retournera peut-être, s’affaissant sur elle-même, d’où cette vague inquiétude mêlée à la fascination. Mort à Venise, mort de Venise. Comme un rêve trop beau pour être vrai, où l’on compte encore sur les chats pour venir à bout des rats.
Bientôt ce sera acqua alta, on pourra faire de la barque sur la place Saint-Marc.
Venise, est-ce l’Italie ? Comme à Gênes, Genova, direction Livourne, au soleil couchant d’une Italie toute rose, comme à Rapallo avec l’édifice de pierre, sorte de tonnelle qu’on appelle le château et l’ombre de Nietzsche dans les parages, comme à Camogli où la mer se déchaînait sur des rives noires, galets ou tourbe, comme à Tellaro, ce village haut en couleur perché sur des rochers, fouetté par les vagues ? Mais cela c’était un autre voyage.
Quant à mes Venise, ils s’ajoutent l’un à l’autre, se recouvrent. Il y a eu le premier quand je ne savais pas encore regarder. J’étais à Venise pour y être. Emerveillement. Puis un, deux autres Venise de la découverte. Aujourd’hui, je tente d’écouter la rumeur. La ville se dilate, se diversifie. Mais plus j’approche, plus elle se dérobe. Ville retorse, toute en recoins, en cachettes, dont on ne verra jamais le bout.
Voir Venise pour voir autre chose, être là pour être ailleurs. A Amsterdam par exemple, avec ses canaux, entre Van Gogh, les restaurant indonésiens et le Marché aux fleurs , ou encore à Hambourg, surnommée autrefois la Venise du Nord à cause de ses Fleete…