Au XVIe s., Diego de Landa est nommé évêque du Yucatán, au Mexique. Fasciné, 
comme la plupart des conquérants et colonisateurs espagnols, par la richesse 
culturelle et économique des « amérindiens », en même temps qu’horrifié par des 
coutumes et croyances qu’il attribue à l’influence directe de Satan, il va entamer un 
travail de compilation de la langue maya yucatèque, ainsi que des savoirs dont elle 
semble porteuse.
 Dans la foulée, il fait brûler tous les documents manuscrits que l’on a 
systématiquement collectés (les mayas écrivaient sur du papier, ayant au moment de 
la conquête abandonné depuis longtemps la longue et pénible gravure de leurs 
glyphes sur des stèles de pierre).
Pour intéressantes qu’elles soient, les compilations de Landa révèlent une grande 
ignorance,  de nombreuses erreurs de compréhension et  d’interprétation.  Ce 
destructeur aura certes eu le mérite de tenter de conserver un peu de ce qu’il a fait 
détruire. Mais que pèse cet « un peu » par rapport au choc subi par les populations 
d’Abya Yala [1] ? En un siècle, les historiens estiment à au moins 90% la diminution de cette population (passée de 50 à 70 millions au début du XVIe s. à 4 ou 5 millions au début du XVIIe s.). Il semble que 35% des nations indigènes aient entièrement disparu, comme conséquence de cette première rencontre.
Aujourd’hui, les biologistes, botanistes et ethnologues s’accordent sur un certain 
nombre de points à propos de l’état de notre planète :
1/ la diversité biologique et agricole connaît actuellement un processus d’extinction 
des espèces 100 fois supérieur à celui qui se produirait pour des causes seulement 
naturelles [2].
2/ la diversité linguistique subit un phénomène identique, plus rapide encore. Sur les 
6000 à 6500 langues dont peut s’enorgueillir l’espèce humaine, plusieurs dizaines 
disparaissent chaque année. Avant la fin de ce siècle, 90% de cette richesse aura 
disparu.
3/ la biodiversité et la diversité linguistique et culturelle occupent, globalement, les 
mêmes lieux de notre planète [3] .
La diversité linguistique, encore importante malgré tout, est surtout due à l’existence 
de langues parlées par moins d’ un million de personnes (la plupart par moins de 
100.000, voire moins de 10.000 personnes, avec souvent, pour ces dernières, un 
risque d’extinction rapide). Ces langues sont celles de populations « indigènes », 
appelées ainsi, pour faire court, parce qu’elles ont précisément une langue propre, 
vivent en communautés homogènes, stables et égalitaires, et dans une relation étroite 
avec un milieu naturel leur assurant une autonomie quasi totale [4] 
.
Un biotope dont elles possèdent une connaissance approfondie, où se mêlent 
l’approche mythologique, le respect religieux, une impressionnante maîtrise pratique 
et une indéniable capacité à le protéger, le préserver, et même l’enrichir. 
Les populations indigènes sont en effet à la fois éminemment « conservationnistes » 
et créatrices [5].
Ces milliers de langues constituent donc un trésor incalculable de connaissances, 
transmises et appliquées par des populations qui savent partager largement, en leur 
sein, ces corpus et praxis, techniques comme sociales. Elles décrivent un nombre 
considérable de plantes (sauvages ou cultivées), recensées et connues pour leurs 
usages et vertus, ou les conditions de leur reproduction, la faune, les sols (conservés, 
modifiés, exploités dans des conditions parfois extrêmement difficiles, car, avant ou 
après la colonisation, ces populations ont dû s’adapter à des milieux par forcément 
choisis, pas forcément les plus faciles), les eaux (de celles des mers et des mangroves 
aux lacs et rivières, en passant par celles du ruissellement, des inondations 
périodiques et, bien sûr, des différentes précipitations), les modes de vie alimentaire, 
les habitations, la fabrication des vêtements et des outils, ou encore l’organisation 
sociale, généralement horizontale et non hiérarchisée dans ces régions arriérées... 
Sentant venir la fin de nombre de ces groupes humains, car les bulldozers avancent, 
des scientifiques s’empressent actuellement de transcrire, aidés par des sages (ou des 
imprudents) autochtones, quelques unes de ces nombreuses et richissimes taxonomies 
indigènes. Quelques unes sur quelques milliers, on demeure toujours dans la 
démesure des chiffres et des réalités. Et c’est parfois pour livrer ces connaissances à 
des laboratoires universitaires ou commerciaux qui n’ont guère plus de raisons de 
s’embarrasser de scrupules que l’évêque Landa. Le progrès exige bien quelques 
sacrifices supplémentaires.
Une langue indigène, mais à quoi ça rime ? s’étonnait récemment un enseignant 
toulousain, qui apprenait l’existence, dans la patrie de Robespierre, d’un cours de 
tsotsil, langue maya du Chiapas (Mexique)  A [6] .
Mu jna’, je ne sais pas. Peut-être qu’elle est simplement belle (nous retiendrons que 
tsotsil rime avec cil, qui se dit là-bas xik’, aile de l’oeil), si éloignée de nos langues 
indo-européennes, mais au moins aussi géniale et logique (une autre logique, bien 
sûr) qu’elles.
Mais surtout, le tsotsil, comme le tseltal, le ch’ol et les autres langues maya et zoque 
du Chiapas, appartient à des communautés [7] décidées à défendre avec acharnement un 
mode de vie, un territoire, une biodiversité qui demeurent parmi les plus riches et les 
plus superbes (on retombe dans la subjectivité, il faudrait certainement aller voir 
ailleurs) sur terre.
Quand l’humanité ne parlera plus que les 100 mots indispensables (dans le monde 
parfait où régnera la machine) de la dernière langue unique, les mots « étonnement » 
et « trop tard » auront disparu depuis longtemps. Mais, s’il reste du pétrole, on 
gardera probablement le mot « bulldozer », si utile, lui, pour un tas de choses. 
On a la mémoire et la culture que l’on se donne.

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