La Revue des Ressources

Le vide 

lundi 22 mars 2010, par Li Jinjia

à Claude Lefort

Le vide est un arbuste bas qui croît sur les terres rouges du Plateau. Ses feuilles petites et rondes sont d’une certaine dureté et s’enrobent d’un duvet fin comme le givre d’un automne tardif. Même en été, elles donnent un sentiment de froid prolongé. Sur sa tige brune s’enroule une spirale d’épines qui résistent au museau des yacks. Les branches de vide sont foisonnantes et confuses. Au printemps elles se couvrent de petites fleurs bleues et à l’automne, elles portent des grappes de baies semblables à des morelles noires. Dans la langue des hommes du Plateau, les fruits de vide s’appellent zanbuzhadala, ce qui veut dire « incomestible ». Les fleurs de vide n’ont pas de nom qui leur soit propre, elles s’appellent aussi vide.
On raconte que dans un lointain passé, le vide pouvait se consommer. Lors du déluge, les espèces furent entièrement détruites et, après que l’eau se fut retirée, il ne resta sur le Plateau qu’un plant de vide : à ses rameaux, meurtris, trempés d’eau, pendaient des zanbuzhadala. Ne demeura alors qu’une femme aux longs cheveux, avec dans ses entrailles la faim et un embryon à naître. La femme cueillit grain par grain les zanbuzhadala, les posa au creux de sa main et les leva vers le ciel gris empli d’eau. Alors un rai de lumière brilla à travers les nuages, éclaira les fruits du vide et les rendit ardents comme de la braise. La femme prit un premier zanbuzhadala et l’avala, la faim disparut aussitôt de ses entrailles. Elle mangea un second zanbuzhadala, et l’embryon, mûr, roula au sol et se sépara en un frère et une sœur : ce sont les ancêtres des hommes du Plateau. La femme prit le reste de zanbuzhadala et le jeta vers les quatre orients. Les quatre orients immédiatement se remplirent de vides, qui, robustes, s’étendirent jusqu’au bout du monde. C’est ainsi que le Plateau reprit vie, revenant progressivement à avant-le-déluge.
Les hommes du Plateau adoraient la légende du zanbuzhadala. À chaque fois qu’ils croisaient des voyageurs venant de loin, ils désignaient les nappes sombres de vide sur le Plateau, répétant encore et encore cette histoire. Les voyageurs, ignorant le langage des hommes du Plateau, ne savaient pas ce qu’ils disaient. Mais du son zanbuzhadala ils gardaient le souvenir. Arrivés en d’autres contrées, devant d’autres inconnus, ils se vantaient de leurs aventures sur le Plateau et racontaient, chacun à leur manière, ce qu’ils avaient retenu du zanbuzhadala. Ainsi dans le monde commencèrent à circuler, peu à peu, des milliers de légendes diversement romancées du zanbuzhadala. Du vaste Plateau chaque divinité, chaque pasteur, chaque troupeau, chaque touffe d’herbes folles s’enchevêtraient au sein de ces histoires pour former autour du zanbuzhadala des généalogies excentriques. Ces histoires d’ici et de là-bas, rapportées au Plateau par les voyageurs, finirent par charmer les descendants du zanbuzhadala. Ils les chantaient, quotidiennement, dans la fumée des feux de bouses et le parfum du thé lacté. Aussi différentes qu’elles fussent les unes des autres, elles comprenaient néanmoins toutes le mot zanbuzhadala et les hommes du Plateau, négligeant les variations futiles, en firent leur commune épopée. Ils accompagnèrent cette dernière d’airs brillants ; ils l’écrivirent à la poudre d’or sur des plaques de santal, afin qu’elle se transmît de génération en génération. Les chanteurs de l’épopée Zanbuzhadala, ce sont normalement des vieillards mélancoliques aux prunelles pourpres et racornies, se nomment aussi zanbuzhadala. Zanbuzhadala, c’est encore la langue classique du Plateau où l’épopée fut composée. C’est avec des vers du Zanbuzhadala que les chefs et les nobles de chaque tribu se saluent lors de leurs festins, de leurs chasses et de leurs guerres. A qui sait réciter avec le plus d’éclat reviennent les honneurs, de sorte que zanbuzhadala, dans la langue courante du Plateau, signifie aussi guide, sage et même vivat.
Le zanbuzhadala est une nourriture donnée par les dieux, c’est ce qui est attesté par tous les épisodes de l’épopée. Mais ses fruits contiennent du poison : sur le Plateau même les enfants et les moineaux le savent. Ces baies noires qui ne figurent point au menu des hommes du Plateau apparaissent et disparaissent d’elles-mêmes. Outre la femme aux longs cheveux, en réalité quelqu’un d’autre aussi goûta au zanbuzhadala. Mais cette seconde dégustation n’avait rien à voir avec le déluge. Elle fut le fait d’un Chinois nommé Celui-qui-précède, – les Chinois osent ingurgiter même le ciel, tout le monde le sait. Après un long voyage, Celui-qui-précède arriva au Plateau et s’arrêta devant le premier plant de vide. Affamé, il cueillit quelques grains de zanbuzhadala, les mit dans sa bouche et, en souriant, les mâcha. Quand les zanbuzhadala, émus par l’arrivée de l’hôte, s’approchèrent avec leurs hada pour le recevoir, Celui-qui-précède avait déjà pris racine et commencé à germer. Dressant progressivement ses épines, il se tenait avec fierté devant le premier vide du Plateau, la bouche encore noircie par le jus des baies.
Après que Celui-qui-Précède se fut transformé en vide, d’autres Chinois arrivèrent sur le Plateau les uns après les autres. Avertis du sort de Celui-qui-précède, ils ne touchèrent plus au vide et se contentèrent des vivres qu’ils avaient apportés, petits pains de maïs, légumes salés, etc. Aucun d’entre eux ne disparut dans un nouveau mâchonnement souriant. Sans doute en mémoire de Celui-qui-précède, ils prirent soin d’arracher, au long de leur traversée du Plateau, tous les zanbuzhadala qui entravaient leurs pas. Ainsi, là où ils allèrent sur le Plateau apparut une route, et voilà qu’à leur retour, elle était couverte de chiffres et d’asphalte. Les zanbuzhadala, s’avançant avec leurs hada à la rencontre des nouveaux hôtes, furent bouleversés à la vue de la route frayée par les Chinois. Certains se mirent à se chuchoter à l’oreille d’étranges onomatopées et le plus zanbuzhadala d’entre eux, vénérable maître, ne trouva pas de vers capables d’éclairer ce vide au milieu des vides. Voilà qui est de mauvais augure, conclurent enfin les zanbuzhadala. Quittant ce bord de route chinoise, ils levèrent en hâte leurs camps et, profitant de la nuit, se replièrent dans les plus hautes régions du Plateau avec leurs troupeaux et leur épopée.
Les Chinois ne cherchèrent pas à les retenir. Après tout, chaque peuple a ses coutumes et aspirations. Après tout, on se sent plus en sécurité quand on marche sur son propre vide. Mais les Chinois respectent beaucoup la culture du Plateau. Ils ont rassemblé presque toutes les versions différentes du Zanbuzhadala, les ont comparées, ordonnées, traduites en chinois et publiées, volume après volume, dans la capitale. Le nom de Zanbuzhadala, ils l’ont aussi gardé. Avec tous ses traits, il a été soigneusement transcrit sur une plaque de fer blanc : c’est une station sur la route.
Ainsi par un matin pluvieux, un autocar grisâtre montant sur le Plateau s’est arrêté à Zanbuzhadala. La porte s’est ouverte, le chauffeur dans son uniforme graisseux s’est retourné en criant, d’une voix rauque, quelque chose aux passagers. Une fois descendus du car, ceux-ci se sont précipités à la suite du chauffeur, hommes à sa gauche et femmes à sa droite, pour aller se soulager au milieu des vides. Les hommes ne sont pas allés bien loin. Le dos presque collé au car, non sans méchanceté, ils ont aspergé par giclées saccadées d’urine chaude les petites fleurs bleues de vide. Les femmes, quant à elles, se sont écartées d’une portée de flèche de la route. Cachées derrière un dense buisson de vide, elles se sont accroupies, en évitant précautionneusement la rosée et les épines. Deux d’entre elles, jeunes et rieuses, bavardaient en un dialecte grasseyant. D’un air hardi, elles ont tendu, avant de se relever, leur visage rond du côté des hommes, pour regarder un peu.
En remontant les marches du car, elles se dont adressées avec un rire provocant au chauffeur : « À quelle heure peut-on enfin sortir de Zanbuzhadala ? » Elles n’ont pas remarqué que le bas de leur pantalon était couvert de pollens de vide.

P.-S.

Trad. par Paul Gardères avec la collaboration de l’auteur.

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