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Le tableau 

mardi 27 mars 2012, par Nicolas Boldych

En bas

Venu d’une province où on vit à l’air libre, Antoine n’était jamais descendu en bas, mis à part à la cave, pour le vin. Il connaissait, vraiment, l’odeur du laurier et du thym ainsi que celle plus rustique du fumier ; il avait même entendu dans sa lointaine enfance le cri du cochon assassiné à l’automne. Mais il n’avait jamais rencontré le moteur qui habite sous la terre, qui va sous elle, parallèlement aux grandes artères de la capitale, cette chose avec laquelle il avait désormais rendez-vous chaque matin, et qui l’amenait au lieu où on travaille, droit devant : non il n’avait jamais rencontré la grande puissance qui ne s’arrête pas.
Ca descendait en profondeur, par de large escaliers spartiates vers des lumières souterraines qui se répandaient mollement dans les vastes galeries blanchâtres, aux rondeurs presque maternelles ; jusqu’au lieu où grondent les machines qui passent comme le vent, comme Borée, comme des bourrasques de tôles qui par vagues emportent la foule avant de disparaître, on ne sait où finalement.
Il prenait place dans le même wagon, le dernier de la rame, simple habitude qui rassurait son cœur provincial. Là il avait appris l’équilibre, la gymnastique des signes. Il passait comme un singe d’une barre transversale à l’autre jusqu’ à la place vacante, puis en direction de la porte de sortie dont la fermeture et l’ouverture lui faisaient penser à un mouvement sec de guillotine. Il faisait l’enfant, l’athlète, le danseur, l’affreux, trouvant à jouer avec ses pieds et son corps, resté vif et désireux d’aventure. Il jouait un brin effrayé, ne pouvant s’empêcher de grimacer quand le jeu devenait trop difficile et que des gros types commençaient à l’écraser. Et puis peu à peu il s’arrêta, car ces gars-là ne plaisantaient pas ; ils l’écrasaient seulement, sans hésitation, avant de lui prendre sa place ; idem pour les maigres, parfois. Ainsi, même les gens qu’ils jugeaient faibles étaient d’une fébrilité qui confinait à la hargne.
C’était un jeu sans grâce où la masse des corps, leur incessant déséquilibre et la célérité du pas devaient être parfaitement synchronisés pour arriver coûte que coûte au résultat. Quant à certaines jeunes dames elles passaient lestement, avec une sourire lointain, ironique ou farouche, avec une immense maîtrise aussi, entre les corps empâtés, trouvant à se glisser partout, ce qui fascinait Antoine.

Immobilisme transcendantal

Une fois que la machine était partie un autre jeu commençait, plus difficile encore, car il s’agissait d’une épreuve purement psychologique, une dure épreuve qui déciderait de l’aptitude de chacun au déplacement dans la capitale, sans lequel il n’y a pas de vie ; et cette épreuve il l’avait, suite à certaines lectures vespérales, nommé avec une certaine justesse « immobilisme transcendantal ». Il s’était rendu compte que tous les gens courant dans les couloirs, toutes ces personnes qui s’étaient battues, dans les limites du raisonnable toutefois, pour rentrer dans le wagon, pour leur place, ces honnêtes citoyens qui avaient fait des pieds et des mains pour conquérir leur droit au voyage se figeaient ensuite, immédiatement et sans transition, dans l’attente du prochain mouvement, ne laissant alors plus rien filtrer de leurs sentiments qu’ils devinaient pourtant sombres, bouillonnants, profonds ; comme si cet immobilisme leur permettait de puiser en eux-mêmes les forces que leur demanderait la lutte prochaine, toujours recommencée, comme s’ils cherchaient à atteindre cet état de méditation qui leur permettait de s’abstraire d’un corps maintenu à dessein dans une position de parfaite immobilité. Car une telle position permettait de tout supporter et peut être aussi d’économiser les précieuses énergies.
Après le départ cela cessait donc tout à coup de remuer, la foule avait trouvé son équilibre ; entre les gens qui quelques minutes auparavant luttaient entre eux pour la place sans aucune pitié, s’était établi un rigoureux statu quo que rien ne devait perturber : les assis pouvaient être satisfaits, les debout ruminaient en silence. Et pourtant le wagon tremblait, faisaient vibrer les mentons et les joues, les sourcils et les traits des visages ; les corps en repos malgré tout travaillaient. Ils bougeaient même en fait, mais tous ensemble, à la même cadence et dans la même direction, gauche droite, gauche droite et un petit coup en arrière, un petit coup en avant ; ils ne se permettaient rien d’autre que ces écarts minimaux et synchronisés. Ils faisaient en fait corps avec la machine, accueillant ses secousses avec la résignation bien calculée nécessaire à toute survie.
Cela remuait là-dedans, oui il y aurait eu de quoi s’énerver, bondir, s’insurger, maugréer, mais Il fallait persister dans l’immobilisme transcendantal, transformer son corps en statues d’airain et s’élever du même coup en esprit bien haut, là-haut, au-delà de tout mécontentement, de toute émotion , de toute espérance mis à part celle d’une libération prochaine, quand les portes s’ouvrent et qu’on peut s’échapper enfin vers la lumière du jour ; cachés les sentiments mitigés que pouvaient susciter cette odyssée dans les interminables et égaux tunnels de la Capitale, où on ne sait plus très bien où on est, où on pense incessamment, au cœur du mouvement, qu’on va arriver ; réfrénés les gestes inutiles, lesquels sont toute suite interprétés comme des sentiments ; tout cela était enfoui, tu, ou peut-être seulement en gestation.

Compétition

Antoine qui était un grand gaillard assez bienveillant avait essayé au début de soutirer un sourire à quelques personnes mal en point pour lesquelles il lui semblait bon d’avoir une certaine commisération ; il leur faisait de sympathiques grimaces au moment les plus critiques, dans les tournants par exemple, ou lors des nombreux arrêts en plein milieu d’un tunnel – ce qui arrivait de plus en plus souvent —, ou encore lorsqu’un sac leur tombait de l’épaule, qu’un feuillet, un dossier, une brochure glissaient de leurs mains fébriles ; mais rien, pas de réactions, ou plutôt si ! Les visages, qui avaient l’instinct du coquillage, se fermaient davantage, les bras se croisaient, les corps qui avaient un moment failli se figeaient à nouveau, les regards devenaient sombres ou vitreux, et le sérieux qu’ils exprimaient redoublait d’intensité.
Il ne comprit tout d’abord pas ces réactions et puis s’efforça de penser, car il y avait là nécessité de penser afin de calmer une angoisse provinciale, et il crut comprendre. Il comprit même, par la force des choses. Il conclut en effet qu’il s’agissait là d’un jeu terrible où on testait bien sûr sa propre volonté, ses limites en matière de résistance, mais où on l’incitait aussi à prendre une position, une attitude définitive du voyageur, à trouver et rester dans sa forme ; il pensa que la compétition s’exacerbait au moment même de cette longue et terrible méditation, de cet élan stoïque des esprits hors des corps malmenés par la machine, de cette surhumaine volonté d’insensibilité, d’immobilité. Oui c’état là qu’avait lieu le gros de la compétition, et non point dans les bousculades des quais qui bien que plus spectaculaires avaient au moins l’avantage d’obliger à faire quelques exercices physiques avant le travail. Il ne s’agissait pas d’une épreuve physique mais bien psychologique, ce qui pour lui était bien plus mystérieux.
Et cela était difficile, insurmontable même en regard de la course à la place, plus sportive, athlétique, humaine, car tout bougeait chez lui, rien ne restait en place, pas même ses dents qui claquaient avec un bruit de castagnettes. Il aurait eu envie de sauter sur un pied et puis sur l’autre, de danser nerveusement, d’empoigner une barre transversale et y rester accroché au moment du tournant, faisant le singe, ce qui aurait permis finalement de mieux supporter les pressions infligés par le passage des tournants, de jouer avec l’énergie de la machine. Tout le temps il devait prendre une nouvelle position car aucune de celles qu’il s’efforçait d’adopter, parfois par imitation du voisin ou de la voisine, ne satisfaisait ses os et ses muscles, à moins que ce ne fut son esprit qui « récalcitrait ». Il mettait le pied gauche devant le pied droit, et puis inversement, croisait et décroisait ses longues jambes, se tenait le ventre, ou posait ses mains derrière la nuque pour faire mine de se détendre. Bref sa forme était labile, changeante, précaire alors qu’il lui semblait que les autres voyageurs étaient et resteraient les mêmes, qu’ils avaient trouvé leur forme et leur position, personnelles et définitives, qu’ils avaient atteint ainsi une forme de perfection, d’harmonie. Comme les personnages d’un tableau.

Le tableau

Il voyait cela d’autant mieux qu’il se plaçait maintenant sur un strapontin solitaire en bout de compartiment, ce qui lui ménageait une vue imprenable, tout en perspective, sur le groupe. Et comme tous les sièges étaient disposés dans sa direction, c’est-à-dire à contre courant, il voyait également les visages de chacun, lunaires, gracieux, et disgracieux parfois, graves en tous cas, aux muscles qui se tendaient ou tressautaient par saccades. Etant gardien dans différents musées de la capitale il ne put s’empêcher de faire un rapprochement avec certains tableaux des siècles passés qu’il avait longuement scrutés, seul ou accompagnés de touristes volubiles. Il était particulièrement attiré, happé même, par ces longues perspectives dont les lignes en se croisant, au centre du tableau, pointent vers un infini tout théorique, mathématique ; parfois il y avait là des arbres centenaires aux feuillages d’argent, des ruines vermeilles projetant leur ombre vénérable sur des troupeaux de pécores et des ruisseaux gouleyant avec des pâtres qui jouent du pipeau, parfois aussi des intérieurs de palais qui étaient de grands bazars et des églises gothiques tout en enfilades imposant le respect ; parfois encore c’était de longues rues plantées d’arbres frêles, et enfin des voies ferrées agrémentées de femmes en peignoir. C’était plus de la fascination qu’une réelle admiration ; il fixait avec une espèce d’ahurissement la ligne d’horizon en se demandant finalement où tout cela menait, où tout cela allait, puis saisi par une légère angoisse s’empressait de se rabattre sur ces tableaux où le réel était aplati, concassé, réduit à l’état de cubes, ou de points blancs, voire de photographies. Cela le rassurait. Mais c’était le souvenir des premiers tableaux qui hantait son imagination dès qu’il était assis sur le strapontin face au groupe qui allait à reculons vers les stations prochaines.
Une fois qu’il pénétrait dans le wagon, ces tableaux se superposaient un moment à la perspective du compartiment et il voyait en place de telle dame au nez camus une déesse grecque, de tel homme d’affaire au costume impeccable qui consultait ses messages téléphoniques un jeune légionnaire romain tenant pensivement dans son poing crispé un glaive sanglant, de telle jeune fille tristounette une naïade au reniflement mélancolique. Mais cela était de courte durée car finissait toujours par réapparaître les visages des hommes voyageant au petit matin, dans les artères souterraines de la vaste capitale, visages de gorgones, faunes, méduses, qui émergent inexorablement de leur sommeil, couverts d’une patine électrique verdâtre doublée d’un vernis de grisaille, à nouveau policés.
Une seule référence, un tableau nordique d’ il y a trois au quatre siècles, perdurait dans son esprit et ce quels que soient le jour ou l’heure, un tableau discret aux tons rouille, charbon, or, peu remarqué et peu remarquable baignant le plus souvent dans une semi obscurité où ne s’aventurait aucun visiteur, un petit tableau de maître hollandais où on voyait représenté l’intérieur d’une église, ou d’un temple, remplie de ses paroissiens. Tous alignés ainsi, en position d’immobilisme transcendantal les passagers lui faisaient précisément penser à ces paroissiens méditant dans différentes positions - torsions, raidissements, mouvements de recul ou de balanciers où la position des os révèlent un caractère - sur leur pêché face au maître qui déclame. Oui c’est cela, une assemblée de paroissiens méditant, un peu honteux, craintifs tournant le dos au moteur qui ne s’arrête pas et les emmène vers l’horizon infini, théorique, mathématique, à la différence près qu’ici les regards sont dirigés vers le sommeil, le monde sombre, nébuleux, plein de chaleur auquel ils ont été arrachés au petit matin.

Piliers du tableau

Au fil des jours il avait pu distinguer les régularités de l’ensemble dressant d’instinct une moyenne à partir des divers spécimens d’assemblées. La lumière ne changeait pas, et un nombre non négligeable de personnes revenait chaque jour, comme lui, dans le même compartiment, citoyens qui par leur positionnement récurrent donnaient une certaine stabilité, des coordonnées, une charpente au tableau. Il y avait certes les changements dus aux saisons, mais seuls les habits, et parfois les chapeaux et chevelures variaient car les poses restaient les mêmes, toutes déterminées par l’activité d’ « immobilisme transcendantal », qui est une lutte solitaire.
Parmi ces personnages il avait dans le coin gauche, juste en vis-à-vis, un petit barbu renfrogné, la cinquantaine, avec cet air sévère propre aux anciens maîtres d’école et qui tenait toujours sous le bras un volumineux dossier augmenté de quelques livres brochés. Il avait la lippe protubérante, le nez sanguin, des joues potelées de nain de jardin, et de gros doigts musculeux rongés par le désoeuvrement.
A sa droite quelques rangs en arrière le deuxième pilier du tableau était une jeune femme mince et élégante qui rentrait dans le compartiment sur la pointe des pieds, le cou en alerte, pour se figer ensuite dans une position où son corps franchement cambré manifestait une troublante symétrie ; elle avait des colliers orientaux tintant et une grosse montre bracelet qui attirait le regard de ses voisins.
Enfin dans un coin plus reculé à l’avant dernier rang, sur la droite, se terrait le troisième pilier du tableau, un jeune homme long et pâle qui malgré des tenues fantaisistes était régulièrement plongé dans une profonde mélancolie musicale ; coupé des autres citoyens par un casque audio il ne pouvait plus entendre ce qui se passait autour de lui, dans le vaste monde, ni les cris de l’enfant ni les râles du vieil homme. Il écoutait sa musique avec un sérieux qui seyait mal à son âge, plongé dans une opaque solitude dont rien ne pouvait semblait-il le tirer.
Autour se détachaient certains groupes d’âge. Les jeunes courbaient la tête, faisaient le gros dos, jouaient avec leur phalanges en grimaçant d’impatience, certaines jeunes femmes, des liseuses, avaient les genoux bien parallèles, le buste droit, les lèvres pincées ; des enfants aux grands yeux écarquillés, fascinés par la vitesse, étaient en état de perpétuelle agitation pour lesquels les adultes n’avaient aucune commisération, tandis que nombre de personnes âgées avaient l’air de ces chats un peu apeurés que l’on emmène malgré eux en voyage. Beaucoup de personnes auraient pu encore attirer son attention. Mais s’il avait choisi ces piliers c’est aussi à cause de leurs tressaillements continus, invisibles pour une personne non avertie, mais qui avaient fini par prendre pour Antoine un sens qu’il aurait eu lui-même du mal à définir. Il y voyait simplement le début de « quelque chose ».

Tressaillements des piliers

Prenons le monsieur d’en face, du pouce droit grattant le dossier glissé sous son bras gauche. Il commençait par un petit mouvement de grattage délicat, timide, qui prenait ensuite de l’assurance, de l’ampleur, puis montait et descendait nerveusement le long de la paroi du dossier, au rythme des secousses infligées par les rails à tout le compartiment. Ensuite, alors que la station d’arrivée approchait, il se mettait à gratter de plus belle, frénétiquement, dans un mouvement qui s’élargissait en spirale jusqu’à ce que le pouce sorte de la surface du dossier et bascule dans le vide ; au moment même où le métro s’arrêtait. Ce pouce contenait manifestement un impérieux désir qui s’accommodait mal de son immobilisation passagère, esquissant par ces allers et venues, ces cercles et mouvements de spirales, des plans très importants, vitaux peut-être. Ce qui rendait presque intimidant ce monsieur aux yeux d’Antoine.
Au contraire la jeune fille semblait parfaitement paisible, mais ce n’était qu’une illusion dont il prit peu à peu la mesure. Il remarqua en effet, au bout d’une dizaine de voyages que quelque chose bougeait dans son visage, au plutôt en périphérie de ce visage, sans identifier tout de suite la partie mouvante, récalcitrante de son corps ; sa chevelure tressaillait un peu en effet là en dessous des tempes, tantôt à droite, tantôt à gauche, et chacun de ces tressaillement était accompagné d’un froncement de sourcil caractéristique, en particulier quand le métro ralentissait ou redémarrait, ou encore quand une nouvelle personne prenait place à côté d’elle. Quelque chose passait, circulait dans sa tête entre deux extrémités, pas à proprement parler une pensée, plutôt une humeur, un influx, un rêve. Et il aperçut enfin deux bouts d’oreille qui perçaient sous la chevelure brune avec un tremblement nerveux. Par la suite, Il ne se lassait pas d’observer ce mouvement vif qui lui rappelait celui des nageoires des poissons.
Le dernier pilier, bien que plus distant, était tout de même le plus remuant et donc le plus visible. Le jeune homme, sans doute lycéen de son état, battait le sol de son pied droit et la pointe de sa langue sortait de sa bouche à intervalles réguliers pendant quelques instants avant de regagner sa tanière, comme un jeune lézard effarouché ; cela devait être lié aux passages d’un morceau à un autre, quand il appuyait sur les boutons de son aillepode. Antoine s’en rendait compte d’autant mieux compte que le jeune homme cessait alors, pendants quelques secondes, de battre du pied. Il prenait une mine très grave, fermant à demi les paupières pour mieux se concentrer.
Le fait d’observer ces personnages permettait en tous cas à Antoine de s’abstraire de son propre malaise et le rassurait sur ses difficultés à trouver cette position définitive qui le mettrait sur un pied d’égalité avec les autres voyageurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait, d’ « Egalité ».

Filature

A force de les observer, de guetter leurs tressaillements caractéristiques Antoine finit par s’attacher à ces trois êtres. Ils faisaient maintenant partie de sa vie quotidienne ; la ville est comme ça, elle nous impose des familiarités qu’on ne prend pas le temps de creuser. Mais Antoine lui veut prendre le temps, il veut se laisser aller à la lenteur que nécessite la poursuite de cette tâche, il veut se hisser à l’air libre en leur compagnie, pour voir ce qu’il y a au bout de leurs tressaillements ; de plus on est pas très regardants, à la direction, sur ces heures d’arrivée et de départ. On pourrait même dire, à bien des égards, qu’Antoine est parfaitement transparent.
Et voilà qu’on beau matin d’hiver, où la rame de métro se trouve immobilisée par une grève intempestive, il se lève, d’un mouvement sec, décidé, en même temps que le petit barbu et entame sa première filature, sans même songer à ce que cela peut avoir d’inconvenant. Le petit barbu a étiré une dernière fois ses gambettes qui retrouvent ainsi de leur ressort, - à le voir ainsi tester tour à tour ses muscles et articulations on croirait un coureur qui se prépare à effectuer un cent mètre - et c’est tout frétillant qu’il s’aventure dans la foule amassée sur le quai, sans prêter attention aux plaintes et critiques qui commencent à fuser, en diverses langues ; déjà ailleurs.
Parti à a sa poursuite Antoine s’est extirpé avec peine d’un groupe de touristes aux regards apeurés, qui semblaient implorer de l’aide ; juste à temps pour voir le petit barbu, entre temps passé au galop, s’engouffrer dans les escaliers en bout de quai. Antoine s’est alors mis à courir à son tour, ainsi il peut encore apercevoir le galopin gravissant les dernières marches avec l’allégresse d’un écolier qui a récréation.
Antoine le retrouve bientôt, en face du passage clouté qui sépare ce côté-ci de la rue d’une jolie placette où entre des groupes de tilleuls rabougris sont réparties diverses terrasses d’estaminets aux noms fort sympathiques : L’Encre marine, Le Bouchon dionysiaque, La Tortue qui sirote, Le Joyeux vortex. A nouveau immobilisé par le flot de voitures qui défilent bruyamment devant lui l’homme, incapable désormais de se réfréner, s’est mis d’une voix grave à faire des vocalises, qu’il accompagne de gestes éloquents, comme pour s’échauffer avant un important discours. Les quelques sons qu’il articule sont malheureusement aussitôt couverts par les bruits de puissants moteurs bien huilés. Puis il sautille, gambade, une fois que la silhouette verte du sémaphore s’est mise à clignoter, et il est déjà de l’autre côté de la rue serrant énergiquement la main à un grand moustachu qui s’est levé prestement d’une chaise en bout de terrasse du Bouchon dionysiaque. La filature se poursuit, en toute discrétion. Le moustachu et le barbu émoustillés par leurs retrouvailles s’assoient autour d’une élégante table en fer forgé où parmi des tasses de café s’étalent de nombreux journaux, revues, livres. En équilibre précaire sur sa chaise un peu branlante le petit barbu se frotte le ventre - bombé, proéminent, de Silène - en contemplant le tas hétéroclite où surnagent les titres « Accès littéraire », « La grande spirale », « Philosophie du bout de quai », « Urbanisme méditatif », « Accélération et explosion »…
Bien qu’il ne soit pas curieux de nature, et accorde peu d’attention au sens des mots lancés lors de discussions amicales, il juge bon de s’asseoir quelques instants, à quelques mètres toutefois, des deux copains. Le petit homme vide son dossier sur la table, fait des petits tas avec ses feuilles qu’il prend soin de protéger des insinuantes rafales du vent d’hiver en les lestant d’une carafe d’eau cristalline. Le moustachu est aux anges ; il farfouille fiévreusement parmi les papiers de son collègue puis commence à jouer avec une feuille qu’il a tiré de la pile et lit à voix basse l’air grave, sous le regard attentif du passager qui commence à froncer les sourcils.
De la conversation lui parviennent les bribes suivantes :
— Oui « lenteur supérieure » c’est bien de cela qu’il s’agit…
Commence gravement son camarade en hochant la tête en signe d’acquiescement

— Mmm, mmm … Mouais…

— L’expression … pertinente, va de soi, évidente… après -coup… la spirale … et la ligne droite… Laquelle des deux va gagner ?

— Mais aucune… la ligne droite mène à la spirale… Elle se « spiralise » peu à peu du fait d’une contraction de l’espace-temps… Temps et espace sont annulés dans la post-ville sous le double effet .... de… et de …imparable…

— Puis… explosion ?

— Oui et non, la spirale est signe d’une implosion… trou noir… est négative… maternelle… L’explosion du cadre vient après… Alors oui… Explosion… Vie… Danse.
(Klaxons de voitures, des types passent leur tête par les vitres des portières vocifèrent, hurlent des noms d’oiseaux).

— Le temps est une ressource tellement rare…

— Pas ressource non ! Ni cadre ! Ni matière ! Essence de nos vies… plutôt…
(Bruits de voitures, klaxons qui continuent à bourrer l’atmosphère, gens à la mine grave qui passent rapidement en toussotant).

— N’est-ce pas ?...

— Quand on veut ralentir … d’autres accélèrent… mais finalement tout le monde est en retard...

— Oui finalement on ne sera jamais quelle est la bonne vitesse…

— Celle des passagers en attente, celle de l’attente...

— La grève… bonne idée… enfin … repos social, panne assumée.

— Elle permet de renouer avec un Temps universel… où l’attente …
S’EPANOUIT.

— La passivité finit par aboutir à une ACTIVITE.
S’exclame son copain, au comble de l’enthousiasme.
Ces dernières paroles lancées dans l’air frais et clair d’un matin d’hiver laissent Antoine un brin songeur, pensif même. Puis, alors qu’il sirote tranquillement sa deuxième tasse de café, il se retrouve tout en coup en esprit dans les entrailles de la terre, poussé par le moteur qui emporte tout, face au tableau où il revoit très clairement le petit barbu en face de lui, exécutant sa pantomime ; frappé par cette vision, nette, précise, technique presque, il a soudain le sentiment que ce dernier vit de manière simultanée à deux endroits à la fois, ici à la lumière du jour, où ragaillardi par la présence de son copain, il se fait éloquent et affable, et en bas, où il n’est qu’une silhouette tassée dans un coin de la rame du métro qui en ce moment même continue à sillonner la capitale dans un vaste mouvement qui doit en fait être celui d’une spirale. Un tressaillement de lumière a pénétré dans le tableau du bas, éclairant de manière inattendue un des personnages dont Antoine entend tout à coup, très distinctement, la voix.
Le temps qu’Antoine émerge de ses visions et réflexions les deux se sont fait la belle. Mais sur la table est restée une feuille, coincée sous la carafe encore pleine de son eau claire et inutile. Ne pouvant réfréner sa curiosité il s’approche de la table désertée et s’en empare discrètement, la plie en deux avant de la glisser dans la large poche de son pardessus, se promettant de la lire plus tard, une fois qu’il sera assis sur son siège de gardien.
Le lendemain le petit barbu est revenu à sa place sous la terre, où il s’adonne de nouveau à son langage de signes. La spirale, la ligne droite, la main qui s’ouvre, plane. Les gestes épousent la cadence du métro, ses ralentissements, accélérations, arrêts. Les inflexions du passager Antoine les comprend de manière intuitive. Les gestes surgissent comme des commentaires intempestifs de la poussée mécanique et dans leur succession Antoine entrevoit ainsi la cohérence d’une voix désormais audible. Il peut même donner un sens précis au geste car la présence de l’homme rappelle à sa mémoire un bout de manuscrit où il était écrit :

Une lenteur supérieure, c’est de cela qu’il s’agissait.
Plus elle avait accéléré le tempo, et plus elle avait l’impression que les choses « n’avançaient pas », qu’elle n’avait fait qu’errer dans un lacis de chemins inférieurs, étroits et peu praticables. Au début, alors qu’elle était encore nouvelle dans le groupe, elle pensait qu’elle y était pour quelque chose, qu’elle manquait de persévérance, de volonté, d’enthousiasme, mais une fois qu’elle avait franchi le rubicond de l’ « obéissance au rythme », elle s’était retrouvé face au même mur. Désormais seule face au dilemme qui ne faisait que s’apesantir : les choses n’avançaient pas comme elles auraient dû avancer. C’était du moins ce qu’on lui répétait à la Direction. Une Direction qui, dit en passant, faisait elle-même du surplace depuis un bon moment.
Et quand les choses n’avancent pas au rythme voulu elles reculent. Ainsi elle reculait, perdant de vue ce qui se tramait à l’avant-garde de l’organisation.
Tout ne serait donc qu’une question de vitesse ? Seule une danse aurait permis de s’extraire de ce dilemme. La danse en intégrant de brusques changements de vitesse, offre l’image de la liberté originelle. Elle épouse les rythmes du désir et des humeurs. Danser oui il fallait danser parmi ses collègues et supérieurs, parmi les ordres et contrordre, danser.

Fin du chapitre 3

La ballerine

La rame s’était à nouveau immobilisée, la jeune femme était plus nerveuse que jamais, ses oreilles bougeaient à nouveau, ses narines se dilataient pour évacuer une colère qui allait croissant alors que le métro refusait toujours de redémarrer. Puis, comprenant au bout de quelques minutes que la grève est revenue la jeune femme a bondi de son siège d’un mouvement élastique et précis, de bête sauvage, et s’est engagée sur le quai où elle fend lestement la foule, sous les regards ahuris des touristes de l’autre bout du monde.
Et la voilà qui se hisse en quelques enjambées à la surface, avec Antoine en arrière qui s’engage dans un galop discret tout en ne la lâchant pas des yeux.
Ce jour-là un soleil glacé flotte parmi les cohortes de nuages plasmatiques, d’un blanc lumineux.
Son sac à longue lanière qui voltige dans son dos réveille de temps en temps quelques passants perdus dans de stériles cogitations. La jeune femme zigzague élégamment sur le long trottoir, entre des groupes compacts de passants dont la grave et lente marche contraste avec son allure endiablée, ce qui pousse Antoine à faire de même, pour ne pas la perdre de vue, en prenant soin toutefois de ne pas glisser sur les vastes de verglas qui pour des milliers de citadins sont l’aventure du jour. Encore quelques centaines de mètres glacés et la voilà qui gravit au pas de course les marches monumentales d’un bâtiment fort moderne autour duquel gravite des essaims de gens athlétiques au port altier.
« Ecole de danse » lit-on sur la façade ; Antoine n’ira pas au-delà car il n’a pas l’âme d’un danseur patenté et de plus il ne faut pas exagérer. Alors il inspecte la silhouette de l’école aux grandes façades blanches, son bâtit léger et transparent, cherchant à imaginer ce qui s’y trame. Il lui reste une vingtaine dizaine de minutes à sa montre, avant de rebrousser chemin, car la grève doit être maintenant finie, la lenteur a dû se résorber. Mais rien n’apparaît derrière les grandes verrières, et le bâtiment continue à se vider à un rythme régulier.
Il glissait peu à peu vers un sentiment de déception quand il a vu paraître devant lui, au rez-de-chaussée rehaussé de quelques mètres de briques et acier, la jeune femme, muée en ballerine. Elle a soudain fait son apparition en blanc tutu de flanelle précédé par un gars musculeux, à la longue chevelure bouclée, qui avance l’air concentré vers le centre de la salle, le regard fixe, le menton haut, les muscles saillant sous son collant serré. Puis a bondi tel un fauve vers sa compagne de ballerine et commencé à décrire des ronds précis autour d’elle, manière de marche nuptiale, qui au lieu de la réveiller de sa torpeur, l’immobilise d’avantage. Alors les premières notes de piano ont éclaté et la ballerine, qui avait régressé jusqu’à une position de chrysalide commence à s’animer, surgir, bondir à son tour, avec une grâce de gazelle, brisant d’un seul mouvement le cercle dans lequel tentait de l’enfermer son compagnon. Elle s’échappe, elle vole, galvanisée par les notes de piano dont le tempo va s’accélérant, brassant l’air comme le feraient avec l’eau les puissantes et graciles nageoires d’un poisson qui reste à inventer. Et pourtant, après cette héroïque échappée, elle se lance une dernière fois dans l’air pour se jeter dans les bras de l’homme qui la cueille, puis la relâche aussitôt comme un fauve qui exceptionnellement doué de sentiments humains relâcherait une proie trop frêle, digne à la fois de pitié et d’admiration.
Antoine ne bouge plus. Il est resté immobile dans le froid, oubliant les mouvements des manteaux et des parapluies autour de lui, insensible aux murmures des passants.
Le spectacle l’a subjugué ; hypnotisé, il a oublié la fuite des minutes, leur cortège de fourmis, jusqu’à ce que la musique du piano s’arrête et que les deux disparaissent avec prestesse dans les coulisses de l’école. Et il sent alors, sous l’asphalte brillant, le métro passer à nouveau emportant cette proie frêle pour laquelle la machine n’a aucune délicatesse, ce qui le révolte un peu. Et pendant quelques minutes, alors qu’il trotte de nouveau en direction du métro, il ne peut s’empêcher d’établir dans son esprit une corrélation, sans doute paradoxale, entre la vitesse folle du métro, l’immobilisme des passagers et la danse à laquelle il vient d’assister. Cette coexistence des rythmes, il la perçoit comme des lignes qui se renforcent mutuellement jusqu’à une explosion qui bien que dramatique aurait réellement quelque chose d’exceptionnelle, digne d’intéresser dans le futur à la fois la Science et les Arts.

Détérioration

Le retour est difficile, car des choses changent en bas ces derniers temps. On pourrait même dire, si l’on tient à être franc, que cela se détériore. Il semble en effet à Antoine que la chape de plomb qu’est ce mélange de vitesse et de lenteur propre au monde du métro et au-delà, de la capitale tout entière ne fait que s’apesantir, provoquant par un effet mécanique une désagrégation des esprits et des corps. Si l’immobilisme persiste, il y a là-dedans comme un effritement intérieur, un amollissement musculaire, qui rend de plus en plus douloureux son exercice, en particulier pour Antoine, lequel tend de manière inexorable, il le sent bien, à se vider de sa belle énergie provinciale.
Cela s’échauffe de plus en plus, maugrée, geint, soupire. Les organismes sont travaillés par de profondes tensions qui ajoutées les unes aux autres finissent paradoxalement par se neutraliser, comme dans ces peintures, — Antoine les revoit clairement — d’où se dégagent, malgré des chromatismes fauves, outranciers parfois, et de violents coups de pinceaux lancés au hasard, une impressionnante sensation d’équilibre. Le chaos lui-même y est toujours maîtrisé par une force supérieure, une poigne, à laquelle tout finalement obéit.
Mais c’est en particulier au moment où des intrus pénètrent dans la rame que les réflexes de désapprobation s’exacerbent, que les murmures des bouches se rejoignent dans une même mélopée douloureuse, consentie toujours avec un peu de peine, mais qui pourrait, du moins il le ressent comme ça, virer à la franche engueulade. Parmi ces intrus il y a en particulier des bandes de clowns bien sympathiques, mais parfois un peu sauvages, qui après être restés longtemps confinés dans l’espace des couloirs ou restés à quai n’hésitent plus à pénétrer à l’intérieur de la rame où ils proposent des spectacles fort satiriques, et osent même imiter les passagers. C’est tristesse qu’ils fassent si peu rire les gens pense avec regret Antoine, qui quant à lui est plutôt bon enfant.
Et voilà que dans cette atmosphère de déréliction Antoine aperçoit de nouveau, comme ressurgi du passé, le troisième pilier du tableau. Le jeune homme se détache clairement du reste des passagers, qui pendant quelques instants ne font plus que décor.
Ce qui lui fait penser qu’il y a une suite à donner à l’enquête. Que cela presse. Et le voilà parti derrière le jeune homme, alors que la rame est à nouveau immobilisée, suite à une rixe sur les quais entre un groupe de touristes éméchés et les clowns.

La Manifestation

Le jeune homme a ôté lentement ces puissants écouteurs de ses oreilles, qu’il a fort grandes et bien taillées, et quitté nonchalamment, en se frayant avec une certaine adresse un passage entre un groupe de graves policiers venus régler le contentieux. Antoine se lève, piétine quelques instants devant les portes rendues impraticables par une cohue assez trouble où vont et viennent, s’empoignent, se défient, grimacent, avant de se relâcher, clowns, touristes et policiers ; garde un moment les yeux fixés sur le costume de ces derniers, d’un bleu magnétique, pensant naïvement qu’il s’agit de véritables cuirasses qui protègent ces gars-là de la molle grisaille régnant dans le métro : qu’ ils ne doivent pas souffrir, eux, des mêmes maux que le commun des mortels, devenus ici fragiles et spongieux . Et puis reprend sa filature qui pourrait être ce jour-la une promenade de santé, une lente promenade ensoleillée, mais qui en l’occurrence sera plutôt une sauvage expansion.
Il en a comme l’intuition en constatant que le jeune homme, pas pressé de remonter à l’air libre, s’attarde sur le quai où il sifflote en observant les gens qui vont et viennent sur un quai en émoi. C’est que le garçon au aillepode n’est pas seul. Après quelques minutes de battement, où la foule, travaillée comme une patte malléable, enfle, s’étire, s’émiette ou se densifie, il est bientôt rejoint par un grand rouquin en gabardine, coiffé d’un feutre qui lui donne ce côté mystérieux et fier propre aux comploteurs, puis un deuxième, un souriant maigrelet vêtu de rouge de pied en cape, puis un troisième, petit bouclé au visage poupon qui frappe joyeusement dans ses mains, en cadence, puis, au fur et à mesure qu’ils progressent sur le quai d’autres jeunes gens sortent bruyamment de la rame et s’agrègent au groupe. Sûrs de leur force ils commencent à conquérir les couloirs du métro, les escaliers qu’ils gravissent comme des cabris. Ces jeunes gens ont la langue bien pendue, les bras et les jambes souples et des démarches zigzagantes qui donnent un peu le tournis. Il les entend se jeter des noms d’oiseaux et rire aux éclats en observant les réactions, moues réprobatrices le plus souvent, des passants qu’ils convient pourtant chaleureusement à la « MANIFESTATION ». Alors qu’il gravit le dernier escalier Antoine perçoit déjà des musiques mêlées de cris qui en vagues puissantes pénètrent dramatiquement dans les très résonnantes cavités du métro.
Quelque chose de fantastique se trame là-haut, il en est certain. Il entend déjà un grand cri unanime flotter dans l’air frais du matin, un cri qu’Antoine pressent comme revigorant. Et en effet, une fois à l’air libre il tombe quasiment nez à nez avec une foule de jeunes gens grimés qui la main dans la main forment une longue sarabande. La ronde endiablée a envahi, aux sons de tambourins et de fanfares, les trottoirs désertés par les habituels piétons renfrognés et se poursuit, chaotiquement mais sans jamais se défaire sur l’asphalte de l’avenue, jusqu’à une grande place où s’élève une haute colonne surmontée d’un angelot doré. Certains portent des masques, d’autres ont des plumes d’autruches ou de paons glissées dans les bandeaux dont ils se sont ceint le front, d’autres enfin ont des maquillages outranciers qui font à la fois rire et frissonner. Les cracheurs de feu soulèvent l’enthousiasme des quelques spectateurs qui ne prennent pas part à la danse tandis que quelques avaleurs de sabre exercent leur art en retrait de la foule sur les trottoirs adjacents.
Ici l’ambiance est, fauve, carnavalesque, démesurément festive. Et la réjouissance va bien au-delà.
En effet, traçant imperturbablement leur sillon entre les hauts immeubles gris et froids, d’autres rumeurs échappées de mille poitrines font à nouveau tendre l’oreille à Antoine qui, dressé sur la pointe des pieds et le cou étiré à la manière d’un échassier ayant perçu d’excitants craquements, cherche d’où peut bien venir ce flot de bruits. Mais ce n’est qu’après s’être hissé sur une haute poubelle estampillée aux armes de la Mairie qu’il aperçoit finalement une foule innombrable, à la fois compacte et mouvante, qui s’étirant sur deux larges artères afflue en ordre vers la place. A une centaine de mètres de là il voit les cohortes de manifestants brandir des pancartes, affiches, fanions, effigies qui sont jetés sans ménagement dans un grand brasier où l’on trouve aussi pêle-mêle tables et chaises, poubelles, branches mortes de platane, ainsi que certains effets de mobilier urbain ; quand elles ont dépassé cet imposant bûcher où se dressent de hautes flammes gloutonnes, les cohortes commencent à se distendre, se défaire comme une pelote de laine : les gens se détachent peu à peu du gros des troupes pour prendre part à la sarabande qui s’est maintenant scindée en plusieurs anneaux concentriques, tournant à la même vitesse, mais dans des sens opposés autour de la haute colonne. La rumeur atteint là son apogée : ce sont d’incessantes explosions de voix auxquelles se mêlent des accords de fanfares, des crépitements de tambourins, qui se propagent ensuite par vagues jusqu’en fin de cortège, vaste mouvement qui manifeste l’unité d’un ensemble, chaotique, au bord de la rupture, mais doué d’une logique quasi organique.
Puis les vagues reviennent, avec une puissance redoublée. La foule est comme une mer avec ses courants profonds, ses lames, et ses ressacs. Plongé dans la Manifestation Antoine a perdu de vue le gars à l’ aillepode qui, au sortir de la station, a été happé par la masse avec ses compagnons. Il l’a oublié. Il s’est oublié lui-même, car ce jour-là Antoine est ailleurs, dans une autre ville, un autre monde. Il perçoit l’expansion de l’espace, son rayonnement, la chaude plénitude qui se dégage de ce foyer ardent qu’est devenue la place. Il a aussi l’impression d’être retourné en enfance, de revivre une de ces fêtes du quatorze juillet, villageoise, pleine d’une énergie venue d’on ne sait où, et où chacun trouve sa place. C’est un quatorze juillet qui bien qu’hivernal semble ici parfaitement naturel, avec en son centre l’imperturbable colonne surmontée de son angelot doré qui ajoute à tout ça une touche de légèreté, de grâce et d’équilibre géométrique.
C’est plongé dans ce sentiment de réel bien-être qu’il aperçoit alors la frêle silhouette de la danseuse. Sortie de la bouche de métro, sans doute après une interminable attente, elle se fraie, un peu ahurie, un passage entre les cracheurs de feu, jongleurs, clowns, avant de s’enfuir discrètement, loin de la foule ensauvagée. La vision de cette silhouette familière, gracile, a pour effet immédiat de lui faire ressaisir le fil en acier trempé de la réalité, celle du monde souterrain, de ce monde des ombres où il serait tout de même temps qu’il redescende, car son siège l’attend au travail. Et c’est encore ivre de musique, et plein d’une nouvelle énergie, qu’il arrive à sauter de justesse dans la première rame de métro enfin décidée à repartir, prêt pour un nouveau cycle de spirales, droit devant.

Invasion

C’est à cette époque que des gens venus de la surface, ont inondé par vagues l’espace jusque-là à peu près policé du métro. Il y avait là des rescapés de la Manifestation, encore électrisés par les évènements récents : beaucoup étaient descendus d’ailleurs pour échapper aux échauffourées qui avaient encore lieu là-haut, de temps en temps.
Chacune de ces empoignades citoyennes dont la presse se faisait l’écho en termes plus ou moins élogieux produisait un mouvement de reflux dont on sentait tous les effets dans les stations. Antoine reconnut aussi à plusieurs reprises le jeune homme au aillepode qui allait et venait entre le bas et le haut, parfois pris en charge par des policiers dans des habits flambants neufs, des sortes de joggings fluorescents dernier cri, à faire pâlir d’envie tout adepte de mode urbaine.
S’y ajoutaient divers groupes de population, dont certaines n’étaient plus vraiment identifiables. Perméables les uns aux autres, ces groupes brouillaient les pistes par des habits et des comportements hybrides : c’était des troupes de saltimbanques, tantôt jongleurs, acrobates, tantôt musiciens, accordéonistes, violonistes, joueurs de tympanon ou de balafon. Sans oublier de doux prédicateurs. Tous se livraient à une saine émulation sans véritablement verser dans la cacophonie. Il y avait là une vaste harmonie souterraine habilement greffée au ronron des machines, et aux rythmes saccadés de la foule des citoyens-passagers. D’autres enfin demandaient simplement des pièces de monnaie ou demeuraient en bas à cause de la chaleur dégagée par les machines et les corps, ne cessant de migrer entre différents étages et sociétés.

Les choses s’accéléraient. Ce qui était mis en relief par une phrase qu’Antoine put apercevoir à plusieurs reprises depuis la rame de métro. Il lui semblait que ce leitmotiv était particulièrement en accord avec le cours des choses :
Dépêchez-vous lentement
Ou hâtez- vous de décélérer !
Disait la phrase dont il lui semblait qu’elle aurait bien pu être écrite par la main droite du petit homme barbu, qui recroquevillé dans son coin essayait tant bien que mal de garder son calme. Quant à la danseuse, tiraillée de plus en plus par un désir d’élévation et de légèreté, elle avait définitivement perdu sa belle symétrie. Elle accompagnait désormais ses frétillements d’oreille par d’ostentatoires froncements de sourcils et même quelques grimaces électriques, dès qu’un clown faisait mine de s’approcher d’elle à pas feutrés. Les clowns étaient toujours les plus craints à cause de leur manière assez cavalière de prendre à partie les passagers, de se glisser dans les failles et interstices, de démasquer toute émotion mal dissimulée ou d’exploiter les gestes malencontreux. Il semblait à Antoine qu’en épiant ainsi les tressaillements des passagers, ils tentaient en fait, avec une certaine bienveillance, d’aider les gens à accoucher de tous les mots et expressions réfrénés. C’est pourquoi il continuait à les apprécier, sans toutefois se prêter facilement à leur jeu ; on ne sait jamais. Les cheveux ébouriffés, un sourire pour seul visage, ils dardaient de leurs yeux empreints d’une innocence sauvage les passagers terrorisés. Ce qui contribuait à parasiter encore davantage le bel équilibre dû à la silencieuse, discrète, profonde et incessante activité d’immobilisme transcendantal. Puis les suivaient à l’extérieur où ils mimaient de façon très convaincante, il faut bien leur dire, la démarche désormais mal assurée des pauvres passagers.
Mais, sur les quais, les groupes les plus virulents, étaient finalement dispersés sans ménagement par les agents de police. Ils se scindaient alors en petits groupes qui s’éparpillaient rapidement dans les couloirs de la station à la recherche de nouvelles victimes. Certains finissaient toutefois par se décourager et décidaient de rentrer dans le rang. Ils enlevaient à contre coeur leur joyeux nez rouges, leurs perruques vertes, jaunes, violettes, et retournaient la mine décatie dans les rames bondées de passagers éreintés.
Ils s’intégraient songeurs au tableau et tout rentrait alors dans l’ordre.

La Tableau se fige

Aux secousses du monde extérieur, à ses tambourinages intempestifs, ses rafales persifleuses, aux implorations murmurées des vagabonds, le groupe des passagers répondait en se crispant toujours davantage. Aucun stoïcisme n’était plus possible. Les sourcils se fronçaient, les mâchoires se contractaient, les dents grinçaient, les cœurs étaient serrés. Ils battaient même plus vite comme des moteurs affolés. Les regards noirs se croisaient sans que personne n’ose prendre la parole.
Bref, travaillés par des émotions aussi profondes qu’inexprimables, ces gens-là se laissaient gagner, dans un silence empoisonné par une colère qui inexorablement prenait le dessus sur tout autre sentiment. Alors, au plus fort des crises, notamment quand la rame s’immobilisait dans un tunnel, ou que des clowns outrepassaient les limites de la bienséance, des imprécations, blasphèmes, murmures enragés se mettaient à siffler dans le silence. D’abord, quand quelqu’un parlait, c’était tout seul dans son coin, un peu à la manière des fous ou des illuminés. Puis certains commencèrent à s’exprimer plus raisonnablement, à voix basse et de façon ininterrompue, comme s’ils dictaient des textes à une sténographe invisible prête à enregistrer avec compassion toutes leurs doléances. Chez d’autres, plus discrets, c’était une prière adressée à leur divinité personnelle. Chacun avait en tous cas ses mots à lui, son insulte, son soupir. Mais ce n’était plus la prière silencieuse du tableau hollandais. Car dans cette oraison s’étaient déjà glissées de nombreuses formules hérétiques ou barbares.
Le petit barbu par exemple avait de plus en plus de mal à se réprimer. Quand la rame ne semblait plus destinée à repartir, il se mettait à trépigner comme un enfant, à répéter, allongeant les syllabes pour mieux exprimer son désespoir :
« Leeenteur, leeenteur, tout n’est que leeeenteur, Nom de Nom sauvez-moi de cette leeeenteur !! »
Il donnait même parfois des coups de dossiers sur la vitre comme pour écraser des moucherons imaginaires. Puis sentant qu’il allait trop loin, à en juger par les regards de son voisin, il retombait dans son état habituel de prostration, le seul peut-être qui lui apportât un peu de réconfort.
La jeune femme quant à elle restait silencieuse. En matière d’expression, tout était dans les mouvements de son corps souple et élastique. D’abord elle se contenta de se lever et rasseoir, de manière répétitive soit, mais toujours avec grâce. Elle ne voulait, semblait-il, en aucun cas manifester de l’agressivité. Puis elle ajouta quelques mouvements et gestes de danse à ce motif très mécanique, ce qui déjà la rendit admirable aux yeux de ses voisins et voisines. Ensuite au fur et à mesure que les pannes allaient se multipliant, son répertoire s’enrichit de manière considérable. Elle commença ainsi à faire des pointes, à imiter de ses longs bras effilés les vagues de la mer, à tourner sur elles-mêmes comme un derviche, plusieurs fois de suite, et ce parfois jusqu’à ce que le métro reparte. Et tout le monde finit par trouver ça normal.

Prière dans le clair-obscur

Toutefois la prière du tableau hollandais revint une dernière fois, oui Antoine revit encore la scène, un jour où la rame s’était immobilisée plus brusquement que d’habitude. Les passagers apparurent alors dans un stupéfiant clair-obscur, plus obscur que clair d’ailleurs, car les lumières avaient réellement cessé de fonctionner, d’un commun accord. Même ses stupides ampoules étaient capables de trahir toute une société.
Les visages étaient maintenant illuminés par les écrans des téléphones, seule électronique encore vivante, que chacun serrait dans sa main comme l’unique secours. On voyait ainsi la lumière des cristaux faire ressortir les traits tirés, émaciés, les grimaces des visages où on lisait à la fois la concrétisation d’une angoisse et un profond effort de concentration. Les esprits étaient à nouveau unis dans une prière silencieuse adressée au moteur qui emporte tout vers l’avant. De tous ces êtres humains regroupés en une masse captive se dégageait un appel pressant adressé au métro qui s’était arrêté inopinément, sans raison apparente. C’était comme si les passagers, suite à un accord tacite, essayaient par la seule force de l’esprit de faire redémarrer les moteurs et les circuits électriques. Ainsi personne ne parlait, comme si c’était précisément dans le silence que les forces de chacun pouvaient le mieux se rassembler et devenir réellement opérantes. Se taire était à la fois un acte de contrition, et de résistance, de volonté.
C’était là un tableau religieux qu’Antoine trouva réellement émouvant, à cause du mélange de ferveur et de fragilité qui se dégageait de la scène. A mi-chemin entre la peinture d’un De La Tour et du maître hollandais qui avait peint cette petite toile, confidentielle, si touchante de précision.

Fin de la perspective

Et puis la situation se dégrada encore, même si beaucoup de monde, dont Antoine, pensait alors qu’on ne pourrait guère aller plus loin, c’est-à-dire plus bas. Les résidus d’affiches, haillons multicolores, étaient comme des fenêtres qui ouvrait sur le chaos à venir, tandis qu’une littérature sauvage, menaçante, tout en rebonds, échos et ricochets, couvrait les murs lisses des couloirs où retentissaient des cris de ralliement – à moi les pompiers trahis ! A moi les policiers du privé ! Sus aux vendeurs de breloques contaminées ! — des diverses bandes qui continuaient leurs allers retours endiablés entre le haut et le bas. Cela était rapide comme le vent, brûlant comme un Simoun, violent comme une tempête, c’étaient des courses poursuites où on ne savait plus vraiment qui, des bandes ou de la police poursuivait l’autre. Des feux de cagettes étaient parfois allumés le soir par les clowns pour pallier les coupures d’électricité qui avaient contribué à faire baisser la température ambiante ; c’était d’ailleurs ça la grande nouveauté : les coupures d’électricité. Car avec elles le monde changeait du tout au tout. Dans la pénombre les choses devenaient soudain sales et inquiétantes, ou du moins très floues. Antoine ne savait d’ailleurs plus, quand un individu lui demandait l’heure, par exemple, s’il répondait à un employé de banque, un clown facétieux ou à un chef de bande qui venait d’assommer un policier.
Les rames de métro s’accumulaient parfois dans certaines stations stratégiques, restant à la queue leu leu pendant plusieurs heures avant que l’ensemble ne se décongestionne. Il fallait pour cela envoyer des hauts gradés de la Compagnie des métros qui pointant alors un index jupitérien sur les employés coupables leur instillait une crainte capable de déplacer des montagnes ; ainsi les rames se remettaient instamment en marche. C’est ce qui se passa le dernier jour. Un général du service, — maintenant il fallait déplacer des très hauts gradés pour que les choses bougent — apparut à l’improviste suivi de son fébrile aréopage, dans la station où Antoine poireautait, chahuté par une bande de joyeux lurons très en verve ; tous déboulèrent sans crier gare sur le quai où les chauffeurs et machinistes étaient en conciliabule ; il n’était déjà plus clair s’il y avait là-dessous une grève ou si un problème technique empêchait vraiment les machines de démarrer. En tous cas l’apparition du groupe en question fit que les employés surent faire redémarrer au quart de tour la rame, qui traversa sans encombres, sans hoquet, sans hésitation aucune, trois ou quatre stations bien éclairées. Miracle. Tout le monde était ravi. On rêvait même de revenir au temps passé, à l’époque dorée où les rames de métro ne rechignaient pas à effectuer ce mouvement perpétuel qui assure à la ville son impressionnante cohésion.
Et puis alors qu’on arrivait à quai, et que beaucoup s’apprêtaient à débarquer, frétillant d’impatience, un violent coup de frein fit chavirer Antoine et les passagers, tous ensemble ; après cet arrêt final, la rame, en guise d’agonie, se déporta à droite et à gauche, deux mouvements secs où tout le monde vira à bâbord puis tribord. Ce fut le coup fatal, car on entendit en outre, vers l’avant, une espèce de craquement lugubre, comme surgi de la nuit des temps. On l’entendit on ne peut plus distinctement. On le vit même, car c’était là une révélation. Dans toute cette confusion il y avait enfin une violente clarté qui mettrait tout le monde d’accord. Quelque chose de profond, vers l’avant, dans les entrailles mêmes de la machine s’était tassé, déformé, puis brisé sous la pression d’une force contondante, d’une vitesse dont on se rendait compte qu’elle n’avait fait que flirter avec le désespoir. L’image désolante d’un moteur brisé, désarticulé, fumant, troué, apparut alors à l’esprit d’Antoine. C’est du moins ainsi qu’Antoine le vit et sentit et fut conforté en lisant sur les visages, livides, des passagers, le même pressentiment. Ces derniers, secoués dans leurs tréfonds mirent même un petit moment avant d’oser remuer : pouces, petit doigts, phalanges, poignets et avant bras, harpions, chevilles et gambettes pour finalement s’assurer que tous leurs membres qu’ils avaient cru quelques instant désarticulés, éparpillés, fonctionnaient correctement. Les piliers et personnages secondaires du tableau remuaient maintenant de concert dans un grand méli mélo. C’était comme une bête endormie qui vient de se réveiller et qui découvre tout à coup sa force. Et c’était en particulier sur les visages d’abord blêmes puis très colorés, expressifs, massifs, qu’on pouvait lire ce réveil.
Sous la lumière crue, réaliste, du métro, Antoine voyait en effet émerger des expressions — certaines étaient clownesques —, surgies du puits sans fond où elles avaient été longtemps confinées. Il voyait différemment les yeux au milieu de ces visages, les bouches qui se tordaient, les rangées de dents serrées, les nez aux narines dilatées, musculeux et pleins de sève, tous traversés par un désir auquel rien ne pourrait désormais résister. Muscles libérés, âmes visibles.
La danseuse après avoir valdingué comme les autres s’étirait gracieusement les bras et les jambes, imitée par le petit homme barbu qui s’était rapproché d’elle pour l’occasion ; la grâce de la danseuse éclatait désormais aux yeux de tous.
Lui faisait des moulinets des deux bras, heureux de réinvestir l’espace, d’échapper au coin de banquette où il avait longuement ruminé en vain, perdu dans ses douloureuses cogitations. A côté d’Antoine une dame très bien mise, avec des magazines de mode sous le bras, gonflait ses joues avant de cracher l’air enflammé qui s’était accumulé dans ses poumons pendant ces mois d’affreuses incertitudes. Les enfants piaillaient, les jeunes gens commençaient à sautiller nerveusement, les hommes en cravate baillaient à s’en décrocher la mâchoire, tandis que d’autres éructaient sans gêne, ce qui ne choquait d’ailleurs plus personne. Après la longue séance de mimes ces quelques bruits organiques étaient le prélude à de vraies paroles.
Le choc au lieu de les anéantir avait donc réveillé les choses enfouies dans les corps et les consciences. Les passagers allaient retrouver cette langue trop longtemps perdue, car le grand désir qui les parcourait était celui de parler. Ainsi, au bout de quelques minutes de mimes, borborygmes, bruits digestifs, cela se mit à vociférer en paroles claires et sonnantes. Un immense torrent se déversait de leur bouches vers ce monde extérieur qui leur avait paru jusque-là effrayant, intangible, immuable mais au sein duquel ils avaient finalement leur mot à dire. Incontestablement.

Les cris

Mort à la Compagnie !
Mort aux grévistes !
On va leur montrer à ces fainéants !
Il y en assez de cette gabegie ! A moi les imposés,
les taxés, les exploités !
A moi les ignorés !
Mort aux incompétents !
Clôturant cette première salve au lyrisme violent Antoine entendit un dernier :
A moi les entubés !
lancé par le jeune lycéen réapparu dernièrement, avec un cocard qui avait vraiment fait mauvaise impression, mais auquel plus personne ne prêtait désormais attention. Ce qui renversa la vapeur et engendra une nouvelle vague bien différente où revenaient les mot de « liberté », ou « libérer »
Libérez nous !
Assez de cette immondice, libérez les forçats-passagers !
Oui ! Liberté !
Libérez-nous de cet enfer !
Dans la dernière plus pragmatique, et véritablement unanime il y eut
A nous les sapeurs pompiers !
A nous la police !
A nous la Mairie !
A nous les milices !

Le point noir et la libération

Puis chacun harangue le reste des passagers devenu une foule, c’est à dire un corps qui a besoin d’être aiguillonné, suscité, provoqué, rassuré ; chacun se dévide face à l’assemblée des citoyens-passagers de tout ce qui a été ressassé pendant cette saison exceptionnelle, lourde d’événements.
A l’extérieur le quai restait désert, atone. Personne n’attendait plus cette rame qui semblait s’être égarée dans une autre dimension. Silence gris métallique du dernier quai, couverts de tracts qui se sont envolés à l’arrivée de la rame, lambeaux de couleurs dessinant à l’endroit des affiches des serpentins terminaux marquant la fin de la pelade. Et on regarde ça — long moment de suspense hallucinatoire — sans trop savoir ce que l’on voit, sans trop savoir où l’on est arrivé, jusqu’à ce qu’Antoine aperçoive un petit point noir qui s’approche lentement, péniblement, en bout de quai, et cette vision du petit point noir qui était manifestement un homme — car cela a bien des pieds, des jambes, une tête qui remuent, courent le long de l’interminable ligne du quai — l’électrisa tellement qu’il ne put s’empêcher de crier, sans savoir trop pourquoi : en voilà un qui arrive ! Et son enthousiasme se répand comme une traînée de poudre, dans le wagon, alors que dans les compartiments adjacents cela s’est mis aussi à remuer, se débattre, crier, hululer. D’un bout à l’autre du quai les appels et invectives redoublaient ; soupirs, rugissements des passagers trépignant d’impatience, lourds d’amertume et d’espérance, cris de la foule qui cherche de toutes ses forces le chemin de la libération, qui prie et menace à la fois le petit point noir qui va à toute allure. Dans le compartiment, les visages se collent contre les vitres, pour le voir grossir et devenir… Un employé de la Compagnie ? Non pas un employé, un lieutenant au moins ! Non ! Beaucoup plus qu’un lieutenant ! Un général ! S’étrangle Antoine à peine aperçoit-il le costume bleu marine de l’homme en question… Et tous fusillèrent du regard le général qui ouvrait fébrilement, une à une, avec une espèce d’outil à démagnétiser, les portes des compartiments. Et ça marchait du tonnerre cet appareil, cette clé surprenante qui décompartimentait, pour ainsi dire, la foule électrisée ; et les passagers en colère d’envahir le quai, de former un groupe compact, qui va grossissant, sûr de sa force, qu’il cherche maintenant à appliquer sur quelque chose ou sur quelqu’un, qui est une vague grondante, avec son écume de bruits, slogans inaudibles, variables, contradictoires, dissonants, qu’on a du mal à identifier mais dont on imagine qu’ils sont les mêmes que ceux mentionnés précédemment ; terrible vacarme qui a pourtant quelque chose de lyrique , de puissant, de populaire même ; la foule poursuit le général apeuré, comme pour hâter la libération des autres passagers, et le voilà qui en quelques minutes est arrivé en fin de rame, c’est-à-dire au compartiment où Antoine est prisonnier, et ce que ce dernier voit, derrière la vitre couverte de buée c’est un type au cheveux en bataille, visage défait, couvert d’une sueur ouvrière, la veste mal boutonnée, un quidam qui s’affaire une dernière fois avec son démagnétiseur, qui est pressé, paniqué, qui vient enfin à bout de la dernière porte…
Ils sont libérés et l’heure des explications ou mieux, des éclaircissements, a sonné. Dehors, un grand souffle collectif avive les braises de la haine et du ressentiment, haine et ressentiment toutefois mitigés par une joie nouvelle qui commence à poindre comme l’aurore, mais dont on n’a pas encore pris toute l’ampleur. Pour l’instant elle ne fait que planer au-dessus de la foule cette joie indicible qui fait peur.
Antoine, sorti ou plutôt poussé le premier, se trouve nez à nez avec le général au moment où ce dernier est serré de tous côtés par les ex-passagers qui continuent à avancer, le cernent, qui le tiennent dans la tenaille de leur corps et de leur verbe, puis qui s’arrêtent car il faut tout de même laisser sortir ces nouveaux venus qui ont droit à un bout de quai ; et il voit ses mèches rebelles tombant sur son front bombé trempé de sueur, ses lèvres pincées, son regard fuyant qui balaie le sol où tombe bientôt le démagnétiseur, désormais inutile ; l’homme, n’espérant plus s’échapper, se ratatine à vue d’œil, voudrait disparaître, ne plus exister, ou peut-être tout simplement être en haut.
C’est ça un général ? Comme tout le monde Antoine est fort surpris par la petitesse du bonhomme, son corps maigre perdu dans le flottant costume bleu marine ; il ressent même de la pitié pour ce presque quidam quand il voit ses mains pâles, ses frêles bras qui tremblent sous l’effet d’une peur légitime. Une pitié qui est toutefois loin d’être partagée, car dans le dos d’Antoine des questions commencent à pleuvoir, mitraille citoyenne, armes fourbies, verbe aiguisé.

— Comment est-ce possible de laisser les gens suffoquer ainsi ? La dame aux magazines s’est avancée la première le visage enflammé, l’index menaçant.

— Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ? Renchérit un vieux monsieur qui module sa demande avec dans la voix un ton où perce une angoisse véritablement existentielle. Plusieurs hommes en costard qui cherchaient ensemble la juste formulation de la question qui leur taraudait l’esprit prennent la relève, dans ce sauvage interrogatoire ; indiquant les sorties et les escaliers vides, ils demandent plus pragmatiquement :

— Mais alors c’est panne, grève, accident ?

— Mais c’est les trois, bredouille le général : grève, panne, accident…Tout est emmêlé, corrélé, indissociable…
Sifflets de la foule qui se défie d’un tel langage, qui veut de la clarté, qui croit en la toute simple clarté.
Mais le général persiste, comme si le fait de se trouver dans cette ténèbre, d’être encollé dans cette adversité absolue lui donnait tout à coup une nouvelle impulsion, l’ultime. Ainsi c’est très nettement qu’Antoine voit une pensée lui traverser l’esprit, alors que ses lèvres se détendent, retrouvant leur naturelle élasticité, et qu’une éclaircie traverse son front. Le général s’apprête à établir des liens.

— Les premières pannes étaient liées aux grèves, s’écrie-t-il, puis il y a eu des pannes réelles, et enfin les accidents, car tout s’est soudain accéléré, nous a glissé entre les doigts comme un liquide traître…
Sifflets de la foule.
Et s’empresse de rajouter que cela toutefois était plus à cause des grèves que des pannes que l’accident était arrivé, et qu’on en était arrivé « là », accompagnant ce dernier mot d’un geste justement très las.

— C’est quoi ce charabia ? lança la dame aux magazines au général qui se remet à trembler tout à coup, houspillé par les moins amènes des passagers.
Mais le général ne peut plus s’arrêter, parti sur sa lancée il doit aller au bout de l’audacieux raisonnement, le développer jusqu’à son terme, jusqu’à des extrémités sans doute dangereuses, quitte à faire des révélations telles que :

— Les grévistes ont provoqué des pannes intentionnellement, mesdames et messieurs…
Saboteurs ! Saboteurs ! Crient quelques personnes dans la foule tandis que d’autres ajoutent : Punition ! Avant qu’un terrible rugissement mette fin à leur enthousiasme.
Voilà ! Tout est la faute des grévistes ! Hurle le petit homme barbu qui a enfin réussi à se frayer un passage jusqu’au général qui le fixe éberlué, et puis poursuit :
Les grévistes ! Les grévistes ! Mais n’avez que ce mot à la bouche. Vous auriez peut-être bien dû faire vous-mêmes la grève. On n’en serait justement pas arrivés là. Vous aviez besoin de repos. Oui de repos !

— Tout est la faute aux entubés ! Renchérit avec un sourire narquois le jeune homme au aillepode qui s’est joint au petit homme, après avoir zigzagué, butiné quelques informations sur le quai en émoi.
Repos ! Repos ! Crie la foule.
Recul du général, soudain intimidé par la véhémence de ces deux-là. Ce qui ne l’empêche pourtant pas de poursuivre, à nouveau sur le ton de la confession :

— Oui, en fait la panne est aussi due, si l’on prend en considération tous les critères à notre disposition, à l’incompétence de certains employés qui avaient été employés pour remplacer les grévistes incompétents…
Sifflets de la foule

— Car nous étions dans l’urgence ! L’urgence !
Urgence ! Urgence ! Crie-t-on dans la foule

— Mais tout cela ne serait pas arrivé si les grévistes n’avaient pas été si incompétents, ou plutôt… N’avaient pas été si … si…
Il tient le mot là le mot décisif qu’il hésite encore à lancer, le mot qui pourrait mettre tout le monde d’accord, fédérer le ressentiment qui oppresse les coeurs et les cerveaux.
— Si irresponsables ! Finit-il par lâcher.

— Irrrrresponsables ! Lance-t-il à nouveau dans une espèce de rugissement désespéré.
Incompétence ! Incompétence ! Crie une partie de la foule, sans qu’on sache bien si elle incrimine ainsi les grévistes ou la direction.
Irresponsabilité ! Irresponsabilité ! Répète comme un mantra un autre groupe, en chœur.
Mais les hurlements renouvelés du petit homme barbu — voix de basse — , rejoint bientôt par la danseuse dont la voix aiguée et chantante, qu’on entend d’ailleurs pour la première fois, énonce qu’il est « indécent d’incriminer ainsi les absents », font à nouveau pencher la balance en sa défaveur. La foule séduite par les gestes gracieux de la danseuse, amusée par les mimiques du jeune homme au aillepode qui imite avec brio les grimaces du général, impressionnée par les hurlements intelligents du petit homme barbu, se remet cette fois à crier en chœur, presque joyeusement :
Irresponsabilité ! Irresponsabilité !
En visant cette fois sans ambiguïté l’ultime représentant de la compagnie qui tarde encore à s’agenouiller.
Alors il reprend, en baissant d’un ton toutefois, sa terrible mais nécessaire confession :

— Oui cela n’était pas non plus très responsable d’avoir engagé des personnes peu compétentes…
Puis se mord les lèvres alors que les sifflets repartent. Puis il s’embrouille de plus en plus et finit par ne plus rien dire, courbant la tête sous le poids des regards. Et il est presque déçu de lire dans ces regards un mélange de mépris, de moquerie, voire de joie, au lieu de la haine qu’il aurait aimé y trouver. Alors le général s’époumone une dernière fois, il hurle que les grévistes sont bien à la source des pannes et arrêts précédents, mais que celle-là est beaucoup plus grave, que c’est une panne SUPERIEURE, qu’elle vient de partout, d’en bas et d’en haut, de droite et de gauche, qu’elle est un raz de marée incontrôlable qui emporte tout sur son passage.
Soudaine angoisse de la foule, murmures interrogatifs.

— Cela ne marche plus ! Et pas seulement ici, mais sur tout le réseau, même les bus se sont arrêtés en haut, problème d’alimentation, de confiance, d’énergie, de complexification des procédures de branchement et débranchement, de chevauchement des circuits obliques, de capillarités contrariées ainsi que de diverses intrusions barbare, exo-plasmiques, innommables mais bien réelles… Panne, grève, incompétence on ne sait plus, en tous cas cela ne marche plus, et pas seulement ici.
Au fur et à mesure qu’il égrène les services qui selon lui ne fonctionnent plus l’angoisse monte et le silence avec.
Et il finit par sangloter :

— Il n’y a plus de perspective !
Et il répète penaud, agenouillé, en decrescendo, la même phrase.

En haut


— Il n’y a plus de perspective.
En entendant ces derniers mots Antoine a l’impression de se réveiller d’un long rêve, d’une hibernation de plusieurs mois. Lui qui assistait en captif, un peu mollement, à ce spectacle mystérique est soudain frappé par la lapidaire conclusion : « Plus de perspective ». La ligne de fuite qu’il imaginait encore jusque-là — il ne pouvait s’empêcher de fouiller du regard vers l’avant, songeant encore par moments un brin angoissé aux stations suivantes, enténébrées —, s’estompe ; les lignes convergentes du tableau se répandent librement, ondulent dans l’espace comme des serpents colorés, se vrillent et se dégagent de l’architecture inerte du métro, la délaissant pour un horizon plus large, illimité, azuréen.

Le général parle désormais tout seul :

— On n’a pas été la hauteur, on s’est trompé tout là-haut.
Antoine sent des fourmis remonter dans ces jambes, comme un retour de force, de cette force terrestre qui était la sienne avant de descendre en bas. Un frisson de liberté fleurant bon le thym et l’aupébine grimpe le long de son échine, passe dans tout son corps fourbu, usé. La foule s’apaise, des grondements sourds on passe aux clairs chuchotis. Après le long et angoissé silence la haine des passagers, déjà entamée par les mimiques du général et le spectacles de son impuissance, est chassée par une joie très saine. La joie qui avait point telle l’aurore, au moment de la libération, et qui d’instinct avait été repoussée – n’était-ce pas folie que de se laisser aller à cette joie alors que quelque chose de terrible venait de se produire ? — descend maintenant sur la foule, l’investit d’une excitation juvénile, d’une envie de sautiller, s’ébattre, danser. C’est un moment rare, où les paroles sont jubilatoires, où les visages s’éclairent, les corps s’enflamment.
Hors du métro ! A l’air libre ! Crie une première personne.
Au Soleil ! Renchérit une deuxième, jusque-là très blanche, mais dont le visage se métamorphose au moment même où ce cri de ralliement barbare sort de sa bouche épanouie.
En haut ! En haut ! Ajouta une troisième, dans un trépignement enfantin.
A nous de faire la Grève, s’écrie une quatrième personne, sans savoir trop ce qu’elle disait.
Oui la Grève ! Hurla le petit barbu qui fait des bonds autour de la jeune danseuse.
Et le mot de grève circula alors de bouche en bouche, imprimant une espèce de légèreté, de tranquille sauvagerie, aux mouvements de la foule qui finit par s’étirer en une joyeuse sarabande, en direction des corridors qui mènent à la sortie, au soleil. Les pieds ne traînent plus sur le sol poussiéreux, les pas perdent de leur gravité ; cela gambade, sautille, virevolte, comme si on était sur la terre ferme, dans un champ de trèfles couvert d’une rosée printanière par exemple, alors qu’on ne fait que fouler un bitume couvert de tracts, qu’on est encore parmi les affiches en haillons à plusieurs centaines de mètres sous terre, face à une rame de métro fumante.

— Grève des passagers-travailleurs ! Crie à nouveau le petit barbu pris dans la sarabande dont le rythme s’accélère. La phrase fait mouche car tout le monde la reprend en chœur, dansant dans le grand corridor qui mène aux escaliers spartiates, lui faisant ensuite subir des variations au gré des marches
Fini les passagers-otages !
Fini la couillonnade motorisée !
Fini les dos crispés !
Grève des jambes !
Grève des bras !
Grève de muscles !
Grève du cerveau !
Grève des nerfs et de des dents !
Grève des grèves…

Voilà les exclamations qui dansent sur les marches des derniers escaliers. Tout est allé si rapidement. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignent Antoine voit le tableau se défaire définitivement ou plutôt s’évaporer ; le cadre a flanché, les formes et couleurs qui ont dégouliné hors de la toile s’éparpillent et rendent chatoyant tout l’espace du métro, malgré la quasi obscurité qui y règne après que les ampoules ont commencé à faiblir ; Il y a les couleurs fluorescentes des maillots de corps et des casquettes, les flammèches virevoltantes des briquets, les appels téléphoniques, et tout cela monte les marches, en spirales ascendantes sans que personne ne suive autre chose que le rythme profond de la danse. Ainsi il a encore vu la jeune ballerine sauter comme un cabri, suivi par le petit barbu, heureux, exalté, essoufflé, et un peu plus en arrière le gars au aillepode, dont les grandes oreilles boivent les chaleureuses acclamations de la foule ; il les a vu danser, monter et puis disparaître.
La carcasse du métro, cadre cabossé, carcasse antédiluvienne, désormais inutile, fume tranquillement dans la pénombre silencieuse de la dernière station. Antoine reste là quelques instants, immobile, dans un état de recueillement stupéfait, admire la rame vide, idiote et désolée, a une dernière pensée pour le tableau si rapidement disparu, puis s’emplissant les yeux une dernière fois de la vision de ce joyeux désastre se laisse peu à peu rattrapé, tiré de sa contemplation, par les cris joyeux, enfantins, des derniers grévistes en queue de sarabande, par leur dernières trilles provocatrices qui résonnent, dans les cavités du métro, comme elles pourraient résonner dans des grottes magdaléniennes. Et l’envie de prendre part à la sarabande et de monter lui vient enfin, très forte, et le voilà parti en grandes enjambées à l’assaut du jour dansant seul à l’arrière — garde de la foule enivrée.

La capitale avait ce jour-là des allures provinciales, des odeurs d’herbe coupée, de trèfle et de fumier — à cause des poubelles sans doute — flottaient dans les rues en fête. Elle était pimpante, et légèrement ivre, la capitale, bruissant de mille conversations, transactions et, aussi peu vraisemblable que cela puisse paraître, d’activités agrestes.
Ainsi il crut même entendre, parmi des glacis d’immeubles en train de dégeler, le cri du cochon de son enfance résonner dramatiquement dans l’atmosphère, puis monter lentement, très lentement, vers le profond et impénétrable bleu du ciel.

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