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Ma mère est juive 

Récit autofictionnel

samedi 2 août 2025, par Charles Garatynski

Ma mère est juive. Voilà, tout est dit. Faute avouée à moitié pardonnée. D’ailleurs, ne lui dites pas que je vous l’ai dit, car elle fait tout pour le cacher. C’est une russo-polonaise d’origine ashkénaze arrivée orpheline et sans papiers en France, mais qui n’en parle jamais. Il paraît que c’est par dignité. Elle s’est même fait baptiser ; « pour la bonne cause », comme elle dit.

Mon père, lui, se disait catholique. Mais c’est d’un catholicisme de superstitieux ; celui des campagnes où s’entassent les grigris en or autour des cous hâlés, où il ne faut pas retourner son pain à table et où on préfère Marie-Madeleine au Christ lui-même, parce que c’est une « pute » — je ne fais que les citer.

Et moi ? Moi, je ne suis rien.

Ma mère a trop honte de ses origines juives pour m’initier à quoi que ce soit. Mais elle faisait la meilleure babka et c’est peut-être tout ce qui subsiste de sa judéité.

Mon père, une fois que je fus arrivé sur cette terre, se détourna de moi et se remit au travail harassant qui était le sien. Je n’ai jamais su si ça l’arrangeait ou non.

Et enfin, comme toute union qui se respecte, ils se séparèrent sans trop tarder.

J’avais alors une dizaine d’années et il m’est difficile de me souvenir de ce qu’il advint de moi les premiers jours. Mon père avait momentanément disparu, et ma mère travaillait tard le soir pour assurer le minimum de confort matériel dont nous avions besoin. Quand je n’allais pas à l’école, je restais seul.

Mais on indiqua à ma mère que ce n’était pas une vie souhaitable pour un jeune garçon. Il me fallait sociabiliser. On m’amena d’abord au parc, et je partis parler aux arbres. Je le fis sans penser à mal, mais seulement parce que j’avais trouvé dans le silence le calme nécessaire à mon bonheur.

Alors mon père, que je n’avais toujours pas revu, proposa à ma mère — entre deux insultes au téléphone — de me confier à ma grand-mère paternelle à qui je manquais et qui « savait y faire, avec les gosses dans mon genre. »

Ma mère hésita un temps. L’idée de pactiser avec le camp de mon père l’horrifiait.

— Tu es sûr que ça ne te dérange pas d’aller chez elle ?

— Chez qui ?

— Chez ta grand-mère ?

Je haussai les épaules ; je m’en fichais pas mal tant qu’on ne m’adressait pas la parole.

Le lendemain, premier jour des vacances d’été, ma mère me déposa devant la grille rouillée. Elle n’attendit pas qu’on vienne me chercher pour ne croiser personne.

Il y avait un gros cadenas autour du portail. Ma grand-mère vivait seule à la campagne et avait très peur.

Après avoir discrètement ouvert le volet qui donnait sur l’allée, elle vint m’accueillir. Elle était ventripotente et portait un ample chemisier avec des motifs floraux étranges. J’eus envie de vomir, à cause de ces fleurs psychédéliques qui se rapprochaient de moi.

— Comment vas-tu, mon petit ?

Et elle me tira la joue par la même occasion. Elle avait dû voir ça dans un film. À l’intérieur, elle me gavait de gâteaux de toutes sortes, afin d’acheter ma sympathie. Sympathie que je lui vendis sans résistance.

— Que penses-tu des Juifs, mémé ?

Ce fut la première question que je lui posai. J’étais assis à la table en faux marbre, en face d’elle. Dehors, un coq chanta.

— Les Juifs… Eh bien, les Juifs. Ils ne sont pas méchants, mais ils sont durs en affaires. Ils ont d’ailleurs vendu le Christ, notre Sauveur. C’est ton Sauveur aussi, n’est-ce pas ?

Je n’osai lui avouer la vérité. Je n’étais pas baptisé et je n’y tenais pas.

Je me demandai aussi ce que mon père avait bien pu lui dire sur mon compte. Probablement rien.

Je demeurai muet, alors elle reprit ses explications et se rattrapa un peu :

— Mais… Mais ils ont beaucoup souffert, les Juifs, dans les années quarante. Ce sont des pauvres gens, et il faut les laisser tranquilles. Mais toi, tu n’es pas concerné par ces questions, d’accord ?

— C’est fou qu’on ait cloué au mur le seul Juif vraiment sympa.

Je pointai du doigt le crucifix qui trônait au-dessus de la cheminée. Elle s’enfuit immédiatement dans la cuisine, prétextant avoir oublié quelque chose sur le feu. C’était une blague que ma mère m’avait apprise. Il n’empêche qu’une fois revenue dans le salon, elle m’attaqua sur mon impiété :

— Tu ne peux pas avoir été baptisé et parler ainsi du Sauveur.

Je finis par cracher le morceau : je n’avais reçu aucun sacrement et mes parents ne m’avaient rien appris. J’ai bien dit mes parents pour qu’elle comprenne que son fils était lui aussi coupable de ma prétendue ruine morale, mais elle ne retint que la responsabilité de ma mère.

Plus tard dans la journée, je la retrouvai accoudée sur son lit, les mains liées entre elles, à prier pour mon Salut de mon âme. Cette dernière décida d’ailleurs de m’emmener l’après-midi même voir — ou plutôt consulter — le prêtre de la paroisse. Il ne fut pas difficile de le trouver, car il arpentait toujours les rues. Il ne prêchait pas, mais venait simplement à la rencontre des petits vieux ou bien des gens qui avaient besoin d’aide. Il était jeune et avait le regard de ceux qui vous comprennent.

Ma grand-mère était partie à sa recherche en voiture. Moi, j’étais à l’arrière, et je regardais les maisons qui défilaient depuis la fenêtre. Elle l’aborda sans gêne, au détour d’un lotissement. Je dis sans gêne car elle lui avait déjà parlé de tous ses problèmes sensibles — phlébite, polyarthrite, diabète — et je n’étais qu’une énième préoccupation.

Elle s’entretint avec lui à voix basse. Je ne pus distinguer qu’une seule des questions qu’elle lui posa : « Est-il juif ou catholique ? »
Le prêtre demanda à me parler.

— Petit, ta mère est juive ?

— Oui, dis-je, elle est juive baptisée.

— Et ton père ?

— Catholique superstitieux.

Ma grand-mère et lui se regardèrent. Il lui chuchota quelque chose que je fis mine de ne pas entendre :

— La mère transmet toujours la judéité à son fils…

— Oui, mais mon fils est catholique. Et l’homme… Et l’homme est quand même bien supérieur à la femme, n’est-ce pas ? Je veux dire, il a quand même bien le droit de décider.

— C’est plus compliqué que ça, Madame R.

À la fin de la discussion, il fut question de quelque chose dont je ne saisis pas bien le sens. Ce que j’ai su, c’est que ça avait mis tout le monde d’accord. Ainsi, j’étais heureux.

Les jours suivants, on ne parla plus ni de bondieuseries ni du prêtre. Ma mère finissait tard le travail, aussi dormis-je souvent chez ma grand-mère.

Bientôt, celle chez qui je passais le plus clair de mon temps me demanda de mieux me vêtir, notamment pour aller prendre le thé chez d’autres vieux de sa caste. D’aucuns ne m’étaient désagréables, mais ils n’employaient que le neutre à mon sujet. « Il » est ceci, « il » n’est pas comme ça. Rien ne me concernait, et pourtant tout pesait sur mes épaules. Toutefois, elle évitait toujours de dire que je n’étais pas baptisé.

Au fur et à mesure de nos visites chez ses amies, elle m’inculqua quelques bonnes manières à imiter afin d’être moins slave — ma mère est en effet davantage slave de culture que juive — en société.

J’acquis bientôt un arsenal de conventions tout à fait convaincant pour survivre en milieu sénile.

Je ne me méfiais plus. Quand ma grand-mère me demandait de bien m’habiller, cet été-là, je me ruais sur une chemise, un cardigan et un pantalon comme il faut et je m’installais dans la voiture pour l’attendre. Et nous fîmes ainsi plusieurs voyages vers les bourgades alentours.

Puis vint la fin de l’été. Les soirées devinrent plus fraîches ; je sentais l’odeur des rosiers mouillés depuis les volets entrouverts. Un mauvais pressentiment.

Ma grand-mère me demanda de bien m’habiller, mais de couleur sombre cette fois. Je fus d’abord inquiet, puis me convainquis qu’on devait sûrement aller voir une veuve ou juste quelqu’un de triste.

Nous montâmes et partîmes en fin de matinée. On s’arrêta rapidement, et devant l’église déserte nous attendait le prêtre dans une tenue que je n’avais jamais vue jusqu’à présent.

— Descends et tais-toi, me fit ma grand-mère.

Je m’exécutai sans vraiment comprendre, car cela faisait longtemps que je ne me sentais plus concerné par rien. Le prêtre rentra dans l’église. Le parvis était désert et la brise passa à travers mes cheveux.

Je rentrai et sentis immédiatement l’encens et la cire, le bois et le parfum. J’avançai à travers les bancs sur lesquels se trouvaient quelques-unes des vieilles que j’avais rencontrées ; l’autel était décoré et quelques jeunes garçons chantaient. Le prêtre se répandit en paroles sibyllines que je trouvais jolies.

J’eus bien vite compris qu’il s’agissait de mon propre baptême qui se jouait là mais, comme je l’ai déjà dit, je ne me sentais pas concerné. C’était mon corps qu’on marquait au fer blanc, et pas ce que j’étais vraiment. Le clerc déposa avec beaucoup de solennité l’huile sur mon front. Il me regarda ensuite, comme s’il attendait quelque chose de moi qui ne viendrait jamais. Quelques secondes d’éternité s’écoulèrent. Une main me pinça le dos. Je me retournai et vis ma grand-mère, le regard impatient et plein d’espoir. Je pleurai et gémis un peu. Le prêtre me fit une tape sur la joue. Les vieilles se levèrent et applaudirent. Ma grand-mère m’embrassa.

Nous rentrâmes en silence et ne nous adressâmes plus jamais la parole, sauf pour parler du beau temps et de l’inflation. Nous l’avons encore fait ce matin, au téléphone.

Ma mère et moi : deux juifs baptisés pour le prix d’un, bien que je ne l’aie jamais été.

P.-S.

Charles Garatynski est né à Bordeaux en 1998. Il a grandi auprès de sa mère, peintre d’origine polonaise arrivée en France en situation irrégulière. Son écriture oscille entre ironie douce-amère et lyrisme discret. Il partage son travail entre récit, poésie et théâtre.

Lauréat du prix Pampelune 2025, il verra prochainement paraître une nouvelle dans Marginales, Traversées et dans une anthologie des éditions Papier Bulle, ainsi que plusieurs poèmes dans les prochains numéros de Lichen. Il publie également en polonais, notamment dans la revue e-eleWator (publications à venir).

Son travail porte aussi sur la littérature polonaise, d’où il tire une part essentielle de ses influences. Il interviendra au colloque « Faire corps avec le passé : exposer l’histoire par les pratiques corporelles » (Autun, Université de Franche-Comté, 4-5 décembre 2025), pour une communication consacrée au théâtre de Witkiewicz.

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