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Georges le Machinoctone 

lundi 2 mars 2015, par Nicolas Boldych

— Posez votre machine Madame Joubard, là devant le poster, nous allons commencer.

— Je pose Rotor ici Monsieur Georges ?

— Oui, devant Indra.

— C’est qu’il est lourd.

— Ils sont lourds quand ils sont « débranchés », mais je vous laisse faire, c’est votre créature.

— Je dois y aller bien délicatement.

— Lâchez la nuque, laissez tomber la tête, ayez confiance.

— Comme elle est pesante !

— Ecartez-vous maintenant ! Nous allons commencer par les yeux. C’est toujours par là qu’il faut attaquer, c’est leur point faible.

— Mon Dieu !

— N’ayez crainte Madame Joubard.
Armé d’un petit tournevis cruciforme, Georges Le Tan commença à lentement démonter les yeux de Rotor, cils, paupières, globes oculaires, rétines, jusqu’à en extraire l’iris, couronne de veinules de cuivre bardées de minuscules diodes incandescentes. Pendant ce temps madame Joubard, toute parcourue de frissons, tenait les paumes de ses mains plaquées sur ses yeux mouillées de larmes.
Les deux boules roulèrent bientôt sur l’épaisse moquette du cabinet, ce qui provoqua un dernier frisson d’effroi chez la cliente de Georges ; il tenait maintenant les deux iris encore étincelants au creux de ses mains. Madame Joubard se détendit, porta une dernière fois les mains à ses yeux comme si elle avait voulu s’assurer qu’ils n’avaient pas souffert de l’opération, avant de découvrir roulant à terre les deux globes oculaires de Rotor qui, alors qu’elles les avait connus jusque-là d’un bleu céruléen, étincelaient d’un sombre éclat d’onyx.

— Comme ils sont noirs ! Je ne les aurais jamais imaginés comme ça.

— Vous avez vu madame Joubard, cela change tout sans les yeux.

— Rien ne leur échappait à ces yeux. Ils voyaient tout, suivaient chacun de mes mouvements, ainsi que ceux de mon mari et de Margotte et Tutu. C’est comme ça qu’il apprenait.

— Je sais.

— Un placard entrouvert, des chaussures mal brossées, un poil de Margotte ou Tutu, une assiette ébréchée et que je te ferme, te brosse, te nettoie, te jette ça en un coup de main. A Vulcain ils ont un peu abusé de la fonction nettoyage.

— L’entreprise est connue pour ça.

— « Ménage à trois », disait la publicité. Au début c’est follement amusant, quand on les voit débarquer un beau matin avec leur machine, tous ces ingénieurs qui s’affairent, qui font gaiement leurs essais, qui tapotent le crâne de Rotor en lui répétant sur un ton badin que c’est un grand garçon. Et puis voilà qu’ils me demandent « Parlez-lui ! », comme ça tout de go. Alors je me mets à chercher ce que je pourrais bien lui dire à Rotor. Dans les publicités on trouve ça amusant ces robots qui parlent mais quand c’est à notre tour sachez que l’on se sent un peu mal…

— Je sais, madame Joubard.

— Ça faisait peur ce mannequin maigrelet et inerte sur le point de s’ébrouer. Et puis je ne savais vraiment pas quoi lui dire à Rotor, rien, mon esprit à cet instant était un véritable désert, un froid et désolé désert. J’avais sous les yeux un joli bout de ferraille, poli et hiératique, mais je préférais qu’il se tienne ainsi Rotor, bien tranquille, comme un jouet dans sa boîte. Alors ils m’ont suggéré de lui demander comme il allait. Ils me poussaient gentiment du coude avec un sourire complice tout en semblant se contenir de rire : « Allez, allez, madame Joubard, demandez à Rotor comme il va ! Le voyez-vous ce beau bébé ? Il n’attend que vous pour se mettre en marche ». En plus, cela avait l’air sérieux cette histoire car ils ont précisé que ma voix serait ainsi définitivement « engrammée » dans sa mémoire, qu’il ne répondrait désormais plus qu’à elle. Alors, prenant mon courage à deux mains, j’ai risqué un très creux et manquant d’élan « comment tu vas Rotor ? », sans vraiment arriver à croire que cela aurait son petit effet. Et savez-vous ce que Rotor a répondu ?

— Non, fit Georges tout en se retenant de sourire.

— Il a répondu : « Un peu ankylosé madame Joubard ». Cela m’a fait un choc mais comme au même instant les ingénieurs ont éclaté de rire, je me suis moi-même laissée gagner par leur bonne humeur et j’ai ri, beaucoup ri, tellement ri que je ne pouvais plus m’arrêter. C’est vrai que c’était amusant : un peu ankylosé …an-ky-lo-sé… Il a dit ça avec une voix bizarre, vous savez ces voix de petits vieux qui font traîner leurs syllabes.

— C’était la voix de Rotor ?

— C’était sa voix au début, une voix à vous faire frémir quand j’y repense, alors j’ai demandé aux ingénieurs qu’ils lui en trouvent une nouvelle. Ces braves gens ont acquiescé le sourire aux lèvres et ils se sont mis sur le champ à s’amuser avec ce qu’ils appelaient la « boîte noire ». Cela a duré un bon moment. Puis le crâne fut définitivement refermé et les ingénieurs ont fièrement annoncé que la nouvelle voix était prête, ajoutant avec une certaine malice que serait une surprise.

— Ils ne vous ont rien dit d’autre ?

— Ils ont précisé aussi qu’il faudrait attendre un peu avant que le robot se mette à parler à nouveau car il avait eu un « choc ». Puis ils ont appuyé sur un bouton là sous l’occiput et les yeux bleus ont commencé à bouger, à balayer l’espace de droite à gauche, de haut en bas, puis en diagonale, avant de me fixer et devenir rouges comme braise. « Il vous scanne » ont chuchoté les ingénieurs, toujours en riant. Et ils m’ont laissé toute seule avec Rotor après m’avoir chaleureusement félicitée. Vous vous rendez compte Monsieur Georges ?

— Vous avez eu peur à ce moment-là ?

— Rotor tournant autour de moi en continuant à me scanner, les miaulements légèrement angoissés de Margotte et Tutu, mon mari qui suivait de loin la scène sans interrompre la lecture de son journal. Oui, je me suis sentie soudain très seule, abandonnée ; je me suis surtout demandé pourquoi j’avais voulu ça.

— Et pourquoi l’aviez-vous voulu ?

— C’est la voisine, Mme Leclair. Elle ne cessait de me parler de son Marius, créé par Vulcain lui aussi. Elle me tenait au courant des progrès de Marius à chacune de nos conversations : Marius a fait ci ou ça, Marius me surprendra toujours, et elle ajoutait à la fin de chacun de ses compte rendus « Marius est vraiment jovial ! ». C’est le fait qu’il puisse être « jovial » qui m’a vraiment intriguée, c’est pourquoi j’ai absolument tenu à ce qu’elle me le présente. Son enthousiasme avait fait tache.

— Et alors ?

— C’est vrai qu’il était jovial.
— Vraiment ?

— Il avait une voix amusante, avec une espèce d’accent du sud. Tout de suite cela lui donnait une certaine allure, je ne sais pas comment vous expliquer.

— Vulcain s’y connaît en matière de langues et d’accents.

— C’était si amusant : "Bônjoure madâmeu Joubareu ! ». Bref, je me suis dit « pourquoi pas moi ? ».

— Oui, c’est naturel, légitime.

— C’est surtout cette histoire de langue qui m’a attirée je dois dire. Je ne suis pas particulièrement attirée par les mécanismes, mais un robot qui parle c’est autre chose. Ça le métamorphose.

— Et qu’en disait votre mari ?
— Il en disait « pourquoi pas après tout » ? Il précisait seulement que cela serait à moi de m’en occuper ; vous savez, mon mari n’a jamais été très communicatif, et cela s’est aggravé depuis qu’il a été définitivement retiré du monde des affaires, sans compter le départ de Solange et Bertrand. Il s’est senti abandonné, je crois qu’il a même pris ça comme une trahison.

— Ils sont partis loin ?

— Dans les pays asiatiques.

— Lesquels ?

— Ce n’est toujours pas clair.

— Et ensuite ?

Pendant que Madame Joubard continuait son récit Georges commençait à inspecter le robot sous tous les coutures cherchant par où il pourrait bien commencer le démontage ; il semblait s’être décidé pour l’articulation reliant bras et épaules, mais il devait encore trouver l’outil qui lui permettrait de mener victorieusement ce deuxième assaut.

— Je me rendais compte que je m’étais embarquée bien à la légère dans ce qui m’apparaissait de plus en plus comme une dangereuse aventure ; une aventure qui pourrait en tous cas bouleverser ma vie de fond en comble, si je n’y prenais garde.

— Vous en avez touché un mot à votre mari ?

— Quand je me suis confiée à lui, il m’a déclaré en fronçant les sourcils qu’il fallait au contraire se réjouir de la présence parmi nous de Rotor, et il a lâché son journal pour aller lui tapoter le crâne tout en s’exclamant : « c’est qu’il y doit y en avoir là-dedans ! ». Il a achevé de me convaincre en insistant sur le fait que les robots de chez Vulcain étaient faits avant tout pour nous divertir, nous surprendre, nous amuser, nous tenir compagnie. Et nous avons finalement fêté l’arrivée de Rotor en buvant deux bouteilles de Pouilly fumé…

Georges écoutait en hochant de temps en temps du chef. Il avait enfin trouvé l’outil qui siérait, un chalumeau avec lequel il viendrait à bout de toutes les complexes articulations reliant les bras à deux clavicules dont le damasquinage de circuits le laissait par ailleurs admiratif. Il commença son travail tandis que Mme Joubard rentrait dans le vif du sujet :

— Le lendemain Rotor continuait à trotter sans rien dire dans la maison, scannant imperturbablement tout ce qui était à sa portée. Il semblait ne pas remarquer ma présence, ni celle de mon mari.

— C’est le programme de scannage de chez Vulcain, il peut prendre plusieurs jours, le robot se familiarise avec la maison, son plan, il la photographie sous toutes ses coutures à la manière d’un architecte, d’un spécialiste de Fen Shui ou encore d’un espion. Mais les ingénieurs auraient tout de même dû avoir l’amabilité de vous en avertir !
— Il est même descendu à la cave, a inspecté le grenier après être monté à la petite échelle et avoir soulevé la trappe, et tout cela sans que je n’ai rien eu à lui dire. Puis, une fois son tour fini, il s’est approché lentement de moi et m’a demandé de sa nouvelle voix un peu râpeuse et gutturale s’il y avait quelque chose à faire. C’est à ce moment, alors que je cherchais avec angoisse ce qu’il pouvait bien y avoir à faire, que j’ai compris qu’il allait réellement bouleverser ma vie. Ce sont des choses que l’on ne peut s’avouer, n’est-ce pas ? Nous sommes des êtres rationnels après tout. Et moi de me dire « mais non voyons ce n’est qu’une machine ! ».

— C’est ce que tous les gens qui ont acheté des robots de chez Vulcain se sont dit.

— Vraiment ?

— Du moins ceux qui sont venus me voir. Ce n’est qu’une machine en effet mais là est justement le problème.

— En tous cas, je me suis rassurée en me répétant sur tous les tons que c’est moi qui décidais, moi qui le formerai à ma guise, moi qui le dirigerai d’une main de fer et le corrigerai au besoin, mais tout ça n’était qu’une illusion.

— C’est-à-dire ?

— Rotor s’est mis rapidement à anticiper mes ordres, à les deviner, je n’avais même pas le plaisir de les inventer. Il coupait l’herbe sous mes pieds : je change la litière de Margotte et Tutu, Mme Joubard ? J’époussette le cavalier maure ? Je jette le reste de tapenade ? Je redescends le Tavel à la cave ? Je gobe cette grosse mouche ? Je me rendais compte tout à coup de la petitesse de mon monde. En si peu de temps il avait cerné mes habitudes.

— Nous avons nos petites habitudes en effet.

— Je me suis mise à l’affût des tâches qu’il n’aurait pas anticipées, quelque chose à laquelle il ne pouvait avoir songé, ces choses cachées, fantasques, qui ne peuvent exister que dans un cerveau humain. Tenez un jour je lui ai demandé de brosser le lièvre variable qui depuis des lustres avait été relégué au grenier. Et bien quelle ne fut pas ma surprise en constatant qu’il l’avait déjà fait.

— C’est surprenant en effet. Mais êtes vous bien sûr que ce lièvre n’avait pas été brossé par quelqu’un d’autre, votre mari par exemple.

— Non mon mari n’a jamais brossé le lièvre variable, il le détestait au plus au point.

— Pourquoi donc ?

— C’était un souvenir de papa.

— Je vois...

— Il commençait à prendre des initiatives, à avoir des idées qui en plus n’étaient pas mauvaises du tout. Si vous pouviez voir comment il a rangé les bouteilles de mon mari, les Pouilly fumé étaient enfin classés par millésimes, et une bouteille de Jurançon de l’année 1968, un Château Jolis depuis longtemps introuvable, était réapparue ! Il avait le chic pour ressusciter ces objets enfouis dans les lointaines strates du passé : des numéros de l’Illustration, les bas que je portais à mon mariage, des vinyls de chanteurs des années soixante-dix, des scoubidous, les premiers dessins de Solange, les poteries de Bertrand, il mettait de l’ordre jusque dans le passé. C’est ainsi que mon mari s’est mis à répéter que lui seul connaissait l’entrée de « la mine de nos souvenirs ».

— La mine de nos souvenirs…

— Bref, au bout de quelques semaines il se contentait de me poser des questions auxquelles je ne pouvais répondre le plus souvent que par oui ou non… Je me suis sentie terriblement frustrée.

— Comment avez-vous réagi ?

Au moment même où il posait cette dernière question, Georges commença à tâter le pouls de Rotor pour évaluer sa tension ; il caressa une dernière fois les clavicules auxquels les bras ne tenaient plus que par quelques fils rouges et jaunes et se munit d’un scalpel avec lequel il acheva la besogne.

— Ensuite j’ai voulu le perturber, le déstabiliser, voir ce qu’il avait dans les entrailles, Rotor. C’était un mois à peine après son arrivée parmi nous. Je lui demandé : « Rotor, lave les assiettes du service en faïence, le service rose avec les castors et les joncs », mais il m’a aussitôt répondu qu’il l’avait déjà fait la veille. Je lui ai dit que non, qu’il avait oublié une assiette – j’avais fait exprès d’en cacher une sous la grande corbeille en osier de Margotte et Tutu … Il s’est tu un moment comme pour se raviser, mais il m’a finalement répondu qu’il l’avait aussi nettoyée. Comme je faisais la moue il est allé calmement chercher l’assiette et me l’a tendue, propre, nette, brillante. Je n’en croyais pas mes yeux. Alors, j’ai un peu déraillé.

— C’est-à-dire ?

— Je lui ai dit que cela ne faisait rien, qu’il fallait la nettoyer à nouveau et là savez-vous donc ce qu’il m’a répondu ?
— Dites.

— « Impossible » !

— Impossible ?

— Oui, vous vous rendez compte ? Il a répondu : « impossible » et il a rajouté de sa voix gutturale, sévère, « impossible CELA NE SERT A RIEN », en appuyant sur chaque syllabe et en haussant même légèrement le ton, puis ses mains ont commencé à trembler comme s’il me couvait un court-circuit.

— C’est ce qu’on appelle un eucéï.

— C’est-à-dire ?

— Un état critique intégré, cela signifie que le robot est paramétré pour donner des signes de ce que l’on pourrait appeler nervosité chez nous humains. Cela fait partie de la charte d’interactivité cosignée par plusieurs entreprises. Cela permet d’avertir le client que le robot ne peut pas faire ce qui vient de lui être ordonné, et qu’il faut donc, en quelque sorte, se rétracter.

— Vraiment !? En tous cas j’ai eu une sacrée frousse. J’étais piégée, subrepticement piégée. S’il avait relavé l’assiette de faïence là sous mes yeux j’aurais au contraire été pour ainsi dire soulagée.

— On ne peut pas plus demander de faire des choses inutiles à un robot de ce type, cela fait partie de la philosophie de Vulcain, c’est pour cela qu’il est précisé dans leurs dépliants : « des robots pour des gens intelligents ».

— Ce voulait donc dire ça. Bien sûr je n’ai osé en parler à personne. On ne m’aurait pas comprise.

— Et on aurait donné raison au robot.

— Mon Dieu !

— Vous avez dû avoir envie de faire machine arrière à ce moment.

— J’étais drôlement contrariée. Quelque chose résistait, rechignait en moi, l’ancienne Madame Joubard sans doute. Mais lorsque Rotor m’a appelée le lendemain matin, un joli matin de mai atlantique, pour le petit déjeuner, je me suis levée spontanément et j’ai descendu les escaliers sans réfléchir, presque guillerette, et tout a recommencé.
— Beaucoup de personnes m’ont dit qu’elles se sentaient piégées, qu’une fois qu’on acceptait la présence d’un robot au coeur du foyer, il n’y avait pas de retour possible. « Nos robots enclenchent une nouvelle dynamique » est précisé dans les documents internes de chez Vulcain.

— Oui, les déconvenues, les surprises que je pouvais avoir avec Rotor et bien chaque fois je m’y adaptais, car j’arrivais à me convaincre que finalement c’était lui qui avait raison, comme pour l’histoire de l’assiette en faïence. Il était en fait en train de me changer sans même que je m’en aperçoive, ou alors cela restait à l’état d’une vague impression. J’avais plus de pouvoir que jamais sur notre ménage, la maison, son jardin, sa cave, ses réduits et moindres recoins, mais je me sentais aussi étrangement inutile, dépossédée, flottante, nostalgique. Il me laissait en fait beaucoup de temps pour réfléchir, songer.
— Vous pensiez à quoi ?

— A la relation entre moi et Rotor, à la maison, à mes enfant, à leur vie là-bas dans les pays asiatiques, au passé sans Rotor, à ce qu’il y avait dans sa la tête, à sa voix étrange, à « la révolution domestique », au futur peuplé de robots comme lui. « Nous venons vous livrer votre petite révolution domestique », c’est la première chose que les ingénieurs m’ont dite quand je les ai accueillis à la maison.

— La révolution…

— Et ils avaient raison. Il m’inventait régulièrement quelque chose, Rotor, alors même que je pensais avoir cerné son fonctionnement ; c’était des surprises permanentes, comme quand il s’est mis à gober les mouches… Rotor, c’était un mélange de routine et de brusques éclairs de génie

— Les robots sont des révolutionnaires.

— Je me demandais seulement jusqu’où irait cette révolution, je me disais que cela n’avait pas de fin, pas de but ultime, et que surtout cela serait moi qui serait révolutionnée à perpétuité. C’est ça je crois qui me faisait peur. Vous vous rendez compte ce que cela signifie que d’être révolutionnée à perpétuité ?

— Cela n’a pas de fin en effet, à moins que l’on n’intervienne de manière radicale, courageuse et posée, ce que vous avez fait, c’est ce que nous faisons en ce moment même. Reprenez-vous, concentrez-vous, respirez, nous allons démonter en petites pièces ces magnifiques bras ballants.

— Mon dieu il a perdu ces bras !

— Quelles belles pièces, voyez ces articulations elles sont encore chaudes, on voit qu’il y avait de l’énergie là-dedans ! Quant à ce coude opalin c’est un matériau très rare qui nous vient tout droit du Baloutchistan. Sur ces bonnes paroles Georges fit sauter le coude comme un bouchon de bocal pressurisé, commençant à tirer de l’intérieur du creux des bras d’interminables écheveaux de fils

— Qu’est ce que c’est que cette filasse ?

— Les jaunes sont ce qu’on pourrait appeler des muscles, quand aux rouges ce sont les nerfs.

Mme Joubard, intriguée par ces fils rouges qui lui semblaient encore pleins de vie, ne put se retenir d’appuyer de l’index sur un nerf légèrement dénudé recevant aussitôt une décharge électrique qui la fit sursauter et même crier « Rotor ! ».

— Je suis désolé Mme Joubard je ne pensais pas qu’il y ait une telle énergie dans ces bras, alors qu’il est débranché depuis un bon bout de temps. C’est surprenant.

— C’est la première fois qu’il me fait du mal !

— Il ne vous a jamais envoyé de décharges pendant son service ?

— Non, tout passait par la voix ; je n’ai jamais eu besoin de toucher à l’ossature.

— C’est que parfois un problème technique peut aider à reprendre pied ; vous n’avez vraiment jamais eu de problèmes techniques avec Rotor ?
— Non et non et trois fois non, il était exactement comme disaient les ambassadeurs de chez Vulcain : les trois « if » : réactif, inventif, intuitif. Il était impeccable, mis à part peut être le fait qu’il avait un accent bizarre, un accent étranger assez guttural, râpeux, avec des sons excessivement graves et vibrants qui me faisaient parfois sursauter. Margotte et Tutu en avait une frousse ! Si vous aviez vu comment leur poil se hérissait, comment leur queue se dressait, quand il leur apportait leur gamelle tout en dodelinant de la tête et en fredonnant sa chanson Mama tutu momo mimi.

— Hé hé !

— Cet accent rappelait quelque chose que j’ai toujours eu du mal à identifier. Une amie qui a vécu plusieurs années à Oulan Bator m’a dit qu’il avait un accent mongol.

— Le paramétrage des voix est une des rares choses qui soit laissée au bon vouloir des ingénieurs, des gens très créatifs et parfois même fantaisistes ; les clients ne viennent pas se plaindre car ils pensent que le robot est né avec cette voix, mais elle n’est en fait qu’un rajout final en fonction de l’inspiration des ingénieurs, ainsi que leurs goûts ou dégoûts personnels.

— Vraiment ?

— On dit que c’est une licence qu’on leur donne à Vulcain pour qu’ils puissent un peu s’amuser, se détendre, face à des clients de plus en plus exigeants. Ils ont ainsi créé des robots avec des voix de présidents, d’acteurs, chanteurs ou artistes célèbres, mais les clients ne sont pas au courant. C’est leur secret.

— Je ne saurais donc jamais quelle était la voix de Rotor...

Georges avait fini de démonter les bras, avant-bras, poignets et phalanges. Il commençait à s’impatienter un peu face à une Mme Joubard dont la concentration se relâchait dangereusement. Alors, pour remettre d’aplomb cette attention faiblissante, Georges lança soudain :

— On va démonter son encéphale Madame Joubard et voir ce qu’il y avait là-dedans, qu’en dites-vous ?

— Mon Dieu, la tête !

— N’ayez crainte, nous faisons tout cela dans le calme et le recueillement...

Georges dégrafa une mince bande circulaire qui entourait la calotte crânienne du robot et souleva le couvercle principal, découvrant massée sous le tungstène de l’encéphale une gélatine jaune, lumineuse, transparente, qui continuait à frémir parcourue des derniers soubresauts électriques. Mme joubard vit apparaître sous cette masse ambrée de folles arborescences de cellules bleuâtres qui, pompant les dernières raclures d’électricité, brillaient comme des branches de corail.

— Si vous saviez tout ce qu’il a dans sa tête Mr Georges …

— Je le sais, répondit Georges en commençant à extraire d’une main experte la gélatine jaunâtre qui cédait comme par miracle sous ses doigts magnétiques ainsi que les guirlandes de cellules qui une fois placées à l’air libre commençaient à perdre de leur éclat. Il se mit ensuite à dénoyauter, comme il disait, quelques cellules, c’est à dire à en faire surgir des billes oblongues d’un même éclat d’onyx que celui des yeux.

— Je libère sa mémoire, des millions d’images, fractales, graphes, schémas tridimensionnels, formant des étoiles, amas, galaxies, de données toutes emmagasinées par ces petites cellules noirâtres encore vivantes, encore frémissantes malgré leur apparente inertie. Ça pétille. C’est tout frais. Touchez ces petites planètes Mme Joubard.

— Cela ressemble à des noyaux de letchi, mais en effet je sens une espèce d’effervescence là dedans bien qu’elles restent parfaitement froides.

— Georges tira encore un grand filet constellé de cellules, ce qui provoqua une soudaine flambée d’étincelles.

— Les sentez-vous s’envoler, retourner dans l’éther ? Sentez-vous comme tout ce qu’il patiemment stocké est rendu aux éléments, au feu, à l’eau, à la terre et à l’air ?

Mme Joubard prit sa tête entre les mains et toute grimaçante se mit à murmurer :

— Oui je les sens qui partent, douze mois de vie avec Rotor, tellement précis, tellement irréels, tellement prenants que je ne peux encore me rappeler ce qu’était ma vie avant cela.

Madame Joubard, dont les souvenirs liés à Rotor étaient rigoureusement classés revoyait entre autres :

1 — La silhouette de Rotor l’attendant dans le salon à son réveil, ses yeux qui s’allumaient, s’inondaient d’un bleu intense à peine avait-il perçu sa présence, la tasse de café brûlant qu’il s’empressait alors de lui verser et qu’il lui tendait ensuite en inclinant le buste.
2 — Rotor caressant délicatement Margotte et Tutu de ses paumes légèrement vibrantes.
3 — Ses interminables parties de rami avec monsieur où il finissait toujours par gagner, sans doute à cause du fait qu’il ne buvait pas d’alcool, contrairement à monsieur qui profitait de l’occasion pour vider une ou même deux bouteilles de Jurançon.
3 bis — Sa manière de remercier l’adversaire et de le louer poliment pour sa sagacité à la fin de la partie.
4 — Son profil parmi les rosiers au crépuscule quand il profitait des dernières minutes de soleil pour chasser les mauvaises herbes, berces et orties blanches, qu’il apportait ensuite au compost.
5 — Ses moments de sommeil où elle ne pouvait s’empêcher de le veiller jusqu’à ce que ses batteries soient à nouveau chargées.
6 — Rotor faisant à la chandeleur sauter les crêpes au sarrasin d’un très sûr mouvement de poignet et accompagnant son geste d’un « Eh Oup Oh ! » modulé en fonction de la taille de la dite crêpe.
Et surtout le souvenir 7 qu’elle se repassait en boucle : Rotor l’attendant, confiant et empressé, sur le perron de la porte à leur retour de vacances, tendant son gai plateau de tapenade et les deux verres de Tavel.

Reprise par ces souvenirs, qu’elle devinait désormais mortels, elle en goûtait jusqu’à la lie la prenante irréalité, tandis que Georges, comme un vulgaire tripier du temps jadis, achevait de vider la calotte. Dix minutes plus tard, la masse gélatineuse ainsi que les cellules et les réseaux filandreux en avaient été définitivement extirpés. Georges avait rangé les cellules en petits tas de 10 de façon à former un cercle au centre duquel il plaça les filets désormais inertes, la masse gélatineuse ainsi que la calotte qui faisait penser à une noix de coco vidée de sa chair, de son jus. Mme Joubard continua un moment à la fixer, profondément songeuse, avant de reprendre sur un ton lyrique :

— Il s’améliorait, je dirais même plus s’affinait, de jour en jour, sans doute à cause du fait qu’il se souvenait de tout, même de détails qui nous avait depuis toujours échappé, à cause du fait qu’il recoupait à merveille les informations. C’est ainsi qu’il a mis le doigt sur le fait que c’était tous les premiers dimanches des mois impairs que mon mari faisait sa crise d’impétigo.

— En effet il fallait y penser.

— Il était la mémoire du foyer. A chaque retour de nos vacances dans le sud nous étions tous les deux émus quand, à peine franchie la grille, nous l’apercevions déjà en faction sur le perron son plateau à la main. Pour cacher son émotion, mon mari se faisait taquin ; il me glissait à mi voix que de nous tous c’était finalement Lui le plus casanier, encore plus que moi, puis ajoutait, mélancolique : « Lui au moins il y a aucune chance qu’il parte, c’est pas comme les enfants », et il lui tapotait ensuite le crâne comme pour lui signifier qu’il était temps de nous faire le compte rendu de tout ce qu’il s’était passé dans la maison durant notre longue absence. Et Rotor nous racontait tout.

Madame Joubard se tut un court moment écrasant des larmes qui tentaient se s’échapper traîtreusement de ses yeux mis clos, puis continua d’une voix nouée par l’émotion :

— C’est vrai qu’un enfant part toujours à la fin, et parfois on ne le voit même plus tant ses jambes et sa tête le portent loin, il était là et puis de lui ne reste que des photos, des souvenirs, un pyjama parfois, et une adresse quelque part dans le monde qui tout en nous rattachant à lui ne cesse de nous paraître affreusement dérisoire. Le robot lui reste fidèle à la maison. Brave petit soldat, brave petit Rotor…

— Plusieurs clients pleurent ainsi à cette étape du démontage Mme Joubard, mais ce sont de nécessaires, d’ultimes larmes qui marquent la fin d’une illusion. Cette illusion qui vous a tant abusée se liquéfie avant l’évaporation finale. Continuez à parler et pleurer si nécessaire.

— A ces paroles Mme Joubard tenta d’essuyer d’un geste maladroit les grosses larmes qui coulaient maintenant librement sur ses joues creusées par les nuits blanches, avant d’ajouter :

— Vous avez raison Monsieur Georges, continuons.

Entre temps, Georges, après avoir sectionné à l’aide d’une pince acérée quelques câbles récalcitrants, commençait à détacher précautionneusement les jambes, gauche puis droite du bassin de Rotor. Cette fois c’étaient les rotules en tourmaline synthétique ainsi que les élégantes incurvations des fémurs et péronés qui forçaient son admiration. Il se faisait un point d’honneur de ne pas endommager ce bel ouvrage par un excès d’empressement, ralentissant encore le rythme du démontage.
De son côté Mme Joubard, qui avait séché ses larmes, continuait à soupirer profondément ; mais si elle soupirait ainsi c’était pour chasser des relents d’émotions sur lesquelles elle était désormais sûre d’avoir le dessus. Observant Georges qui était de nouveau occupé à tailler et démêler les filasses jaunes et rouges, elle lâcha enfin :

— Le pire avec ces choses c’est l’attachement qu’elles créent.

— Ce n’est pas de l’attachement Madame Joubard, c’est de l’osmose, il n’y a pas de limites, pas de frontières entre vous et lui. Les robots sont les plus subtils des leurres et à Vulcain les ingénieurs ont si bien fait les choses que la plupart de leurs clients finissent le plus souvent par rencontrer non des problèmes techniques mais nerveux.

— Nerveux oui.

— Leur opacité extrême, leur mécanismes insaisissables pour un public non averti donne une illusion de transparence et de simplicité, de nature en somme, qui recèle en fait un terrifiant écueil ; vous vous livrez complètement de tout votre cœur sans aucun sursaut de défense, à eux, à eux qui n’existent pas, mais qui pourtant deviennent le centre de votre propre existence.

— Ce que vous dites a l’air assez vrai, sans doute vrai, mais…

— Alors on attribue un esprit aux machines, et même une âme.

— Mais je crois toujours que Rotor avait une âme.

— Vraiment ?

— Oui, comme plus ou moins tout ce qui fait partie de notre maison.

— Vous voulez dire comme les objets ?

— En fait je dirais des objets qu’ils ont plutôt un spectre.

— Vous avez raison Mme Joubard les objet sont même des spectres, du fait de leur immobilité. Un robot bouge, agit sur le réel, il est étranger tant à l’immobilité spectrale des objets qu’à celle mélancoliques des humains.

— Oui, et c’est précisément dans ses moments d’immobilité que je le trouvais inquiétant… A l’heure de vérifier nos comptes ou de scanner les commissions, ou surtout quand il calculait les doses de levure, farine, lentilles, pois chiches, avant de se mettre à cuisiner ; il enfilait alors le bonnet rouge et les brassières jaunes citron fournies en option par Vulcain. Dans ces moments il était tellement concentré, tellement replié en lui-même, que son enveloppe extérieure m’apparaissait soudain, du fait de cette immobilité inhabituelle, comme fantastique. Je ne voyais plus le Rotor habituel mais un spectre étincelant, au bras de citrine, aux pieds d’obsidienne, à la tête de grenat. Une fois il me fit aussi penser à ces poupées hopis surgies d’une autre dimension, de leur désert américain, et qui vous regardent sans vous voir de leurs grands yeux géométriques, vides, une poupée hopi apte aux maléfices. Je ne pouvais plus lire en lui ni prédire le moment où il se remettrait en mouvement.

— Et ensuite ?

— Ensuite il se désenkylosait, pour ainsi dire, reprenait vie et se remettait gaiement en mouvement, le brave petit soldat, et j’étais à nouveau soulagée car il était redevenu Rotor.

— Une bonne machine.

— Rotor était à la fois une machine et pas une machine, un robot et plus qu’un robot. Il n’était pas mon double, ni celui de mon mari, ni celui de mes enfants et en même temps il était humain. Il était humain et surhumain, surhumain et affreusement banal, routinier ; bref, il était toujours autre part, au-delà des définitions, en perpétuelle évolution.

— Qu’était-il finalement ?

— Il était Rotor, l’ambassadeur d’un monde nouveau, Rotor l’orphelin, l’unique, le révolutionnaire à la voix gutturale, à l’impénétrable crâne de tungstène, aux mains bleu cobalt, aux pieds légers d’un noir d’obsidienne, à la manière un peu gauche de descendre les escaliers en colimaçon du salon et de faire tourner les poignets des portes, comme un enfant timide. Il était lui-même ou plutôt il l’est devenu peu à peu à notre contact, car nous l’avons pour ainsi dire créé tous ensemble moi, mon mari, Margotte et Tutu, c’était l’enfant de la maisonnée et tout se passait finalement assez bien.

— Jusqu’à l’arrivée de votre fils.

— Oui, c’est à l’arrivée de Bertrand que les choses ont pris définitivement une mauvaise tournure. A vrai dire je n’étais pas préparée à cette arrivée, tout s’est passé si vite : un coup de téléphone, au bout du fil une voix sèche, lointaine, mais qui fit tout de même battre mon cœur car il était là de retour de l’Asie.

— Cela vous a déstabilisée.

— J’ai trouvé qu’il avait beaucoup changé depuis son départ ; il s’était à la fois empâté et endurci ; lui d’habitude si jovial, excentrique même, était devenu avare de paroles, sourires, plaisanteries ; je le reconnaissais avec peine tant du point de vue du physique que du mental. Nous nous sommes assis dans les fauteuils du salon mais la conversation avait du mal à prendre.Bertrand répondait de manière évasive, laconique, en regardant systématiquement en direction de la porte-fenêtre, comme pour exprimer un agacement dont j’ignorais l’origine.

— Je commençai alors à devenir très nerveuse jusqu’à ce qu’une idée me vienne à l’esprit ; j’ai pensé que pour détendre l’atmosphère on pourrait faire ouvrir une bonne bouteille de Pouilly fumé et trinquer ensemble.

— Et alors ?

— Alors, j’ai sauté telle un diable sortant de sa boîte et j’ai lancé à Bertrand comme sous l’effet d’une hypnose : « Rotor veux-tu bien aller chercher une bouteille de Pouilly fumée à la cave ».

— En effet…

— Oui je l’ai appelé Rotor.

— Et comment a-t-il réagi ?

— Il m’a regardé avec des yeux bizarres, à la fois vitreux et étincelants, et dans ce regard où perçaient la surprise et la haine, j’ai saisi toute la distance, l’incommensurable distance, qui me séparait à ce moment précis de lui, mon fils. Il était là et pas là, il était mon fils et n’était pas mon fils, Bertrand et pas Bertrand.

— Il ne vous a pas fait de remarques ?

— Le silence s’est appesanti et moi je n’ai plus su plus quoi dire, quoi faire, j’avais honte ; à cet instant j’aurais voulu être autre part, j’aurais voulu être quelqu’un d’autre.

— Je vous comprends.

— Ensuite on a entendu tourner la poignée de la porte du salon. Rotor est apparu tenant fièrement son plateau de tapenade des deux mains et s’est avancé en silence jusqu’à Bertrand. C’est la première fois que je les voyais l’un en face de l’autre, silencieux, s’observant. J’ai alors senti combien Bertrand était, après tout ce temps, devenu étranger à l’esprit de notre maison car l’esprit de la maison à ce moment-là c’était Rotor et Bertrand regardait Rotor comme une simple, une bête machine. Oui mon fils était devenu opaque alors que Rotor avait la transparence, l’assurance, la bienveillance d’un dieu lare. Alors je n’ai plus su que penser, je crois même que j’ai arrêté de penser.

— Et ensuite ?

— J’ai fait la deuxième erreur, peut-être pour me venger de ce fils que je ne reconnaissais plus ; une nouvelle fois ma maudite langue a fourché et j’ai dit : « Bertrand va donc chercher la bouteille de Pouilly fumé à la cave ! », en regardant de manière insistante Rotor.

— Vous les avez confondus.

— Et pourtant j’ai dit ça de la manière la plus naturelle qui soit !

— Votre fils a dû être blessé.

— Il a étalé calmement sa tapenade sur des croûtons de pain tout en continuant à regarder par la porte-fenêtre les trembles se balancer au vent. Il a simplement dit à un moment en pointant Rotor de l’index au moment où ce dernier remontait de la cave : « ce miroir me glace », en ricanant, et puis plus rien. Mon mari aussi avait cessé de parler ; il se contentait de vider l’un après l’autre les verres de Pouilly fumé que Rotor lui versait en chantant : « et glou et glou et glou », vous savez la chanson bachique.

— Oui je connais.

— Quant à moi j’avais complètement cessé de parler et ne pensais qu’à me retirer dans ma chambre et dormir d’un sommeil de plomb. Le lendemain mon fils repartait en catimini.

— Pour l’Asie ?

— Oui pour l’Asie. Je n’en ai pas dormi pendant cinq jours et demi et chaque fois que je voyais Rotor je me souvenais de l’épisode, je pensais à mon fils reparti en Asie le ventre et le coeur vides. Je ne pouvais plus voir en portrait le robot de chez Vulcain, j’étais prête à le détruire mais quand mon mari l’a menacé d’une clef à molette j’ai poussé un cri d’horreur qui l’a arrêté net. Je ne savais plus que faire.

— Alors vous m’avez appelé.

— Oui.

— Vous avez bien fait.

— C’est quand j’ai appris que ma voisine, Mme Leclair, s’était débarrassée de Marius, suite à une spectaculaire crise de nerfs. Je me suis empressée de lui rendre visite car, connaissant son tempérament, je devinais que son état devait être assez proche du mien. En fait elle allait moins mal que ce que je l’imaginais. Elle avait repris du poil de la bête Mme Leclair. Quand je lui ai demandé ce qu’elle avait fait de Marius elle m’a chuchoté de manière assez énigmatique que Marius n’était plus qu’un très lointain souvenir, qu’il lui semblait même qu’il n’avait jamais existé. Elle a aussi ajouté que la boîte noire s’était ouverte. Il ne m’est plus resté qu’à me livrer à elle, à lui décrire tout ce que j’avais enduré depuis le départ de Bertrand. Elle m’a répondu sans hésitation : « c’est simple allez voir Monsieur Georges » et elle m’a tendu votre carte de visite, que voici.

— Oui j’ai démonté Marius la semaine dernière. Cela n’a pas été facile. Mme Leclair était très liée à Marius, son accent avait même déteint sur elle ; « Bonjoureu Môsieur Goergeû… »

— Ha ha…

— Oui. Vous pouvez jeter désormais cette carte car vous n’en aurez plus besoin, ajouta avec beaucoup d’assurance dans la voix Georges le Tan, avant de reprendre le travail.

Muni du chalumeau aux impatients crépitements, il commença à faire fondre une à une les jointures saillantes qui cachées sous leur carapace de céramique couraient en cercles concentriques, puis en spirale, sur le thorax de rotor.

— On s’attaque à la « Centrale » Mme Joubard il faut respirer un bon coup.

— Oui.

— Je lève la première rondelle de tungstène, on voit déjà apparaître la turbine, le rotor, ses moulinantes aubes semblables à un jeu de cartes, roses et vertes, ouvertes en éventail.

— Le rotor...

— Oui, le rotor ou ce que j’appelle moi-même le « moulin ». Regardez comme tout cela était bien scellé sous la céramique et le tungstène. La spirale livre son secret.

— Ça chatouille douloureusement quelque part.

— Un chatouillis qui devient peu à peu brasier ?

— C’est cela

— Un brasier d’étincelles ?

— Oui.

— Le cœur ?

— Il entre en fusion, un vrai Krakatoa.

— Il se libère, rayonne à nouveau, parle.

— Ça chauffe.

— Nous dénouons les chakras Mme Joubard, la révolution continue, mais dans un sens qui nous arrange, les roues se remettent en marche.

— Mon dieu.

— Ne vous inquiétez pas, rien ne sera dégradé, tout sera démonté, classé, libéré.

— Oui, continuez à faire sauter ces plaquettes.

— On arrive au plexus, au disque.

— Quelque chose me fait mal, je dois m’asseoir.

— Je vous en prie. Regardez, il est encore rougeoyant ce disque, il devait poursuivre ses girations ce matin et faire entendre sa musique alors que Rotor était déjà débranché.

— Oui, c’était un bruissement feutré mais persistant qui me remplissait de brûlants remords. J’ai dû me raisonner pour ne pas appuyer à nouveau sur le bouton d’urgence, là sous l’occiput, pour ne pas le remettre en marche.

— Voilà l’abdomen, mais rien de bien intéressant, un simple lacis de boudins en thermoplastique pris dans leur filet de pampre cuivré et rétractile. Je m’attendais plutôt à un labyrinthe quantique, des oursins de cuivre et des lampes apolliniennes. Quel manque d’imagination de la part des ingénieurs de Vulcain ! Du bon travail certes, dans l’ensemble, mais dénué en ce point de la dimension esthétique qui a fait la renommée de la maison.

— Faites attention ! Je respire à nouveau mais je sens en même temps un grand remue-ménage dans mon estomac, mon ventre.

— Oui c’est même le principe même du démontage, faire attention, avancer à tâtons, en réfléchissant à la portée de chaque geste, à ce qu’il dénoue à la fois dans le mécanisme du robot et le Corps de son maître, ou de sa maîtresse.

— Le Corps, oui.

— Pour neutraliser la machine il faut la démonter méticuleusement, surtout ne rien casser, ne forcer aucun mécanisme. Mais sachez que je le fais avec amour, compassion du moins, sans pour autant qu’aucun sentiment superfétatoire vienne perturber l’opération. Je sais ce que vous ressentez.

— Georges ?

— Oui, Madame Joubard

— Vous avez eu un robot ?

— J’ai conçu des robots.

— Vous avez fait ça ?

— C’était ma raison de vivre. J’étais un enfant songeur et chétif rêvant de muscles d’acier.

— De muscles d’acier ?

— Oui, depuis un coin sombre, dans la cour de l’école, j’observais tour à tour avec jalousie et envie les mécanismes des jambes et des bras des footballeurs, et les croupes des filles sautillant gaiement sur le jeu de marelle. Je manquais de ces muscles qui vous font aimer sans partage la réalité, suivre avec enthousiasme cette meute humaine qui se permet de grandes dépenses d’énergies insensées mais pourvoyeuses d’une joie surhumaine. J’enviais la sueur de leurs fronts, leurs sauvages cris de ralliement, les récits de leurs exploits héroïques que les filles écoutaient avec une admiration où perçait déjà une forme d’attirance, voire d’amour. Incapable d’accomplir les prouesses de mes camarades footballeurs je m’efforçais, bien que ce fût alors parfaitement inconscient, de saisir les mécanismes qui les sous-tendaient. Plus tard je rêvais d’une logique, d’une efficacité qui puisse me protéger de l’horreur des métamorphoses adolescentes. J’armais alors mon cerveau d’équations, plans, algorithmes, je devenais peu à peu conscient de la tâche qui m’attendait.

— Et vous avez commencé à fabriquer des robots.

— Oui, j’ai commencé tôt. Ils étaient comme une famille pour moi. Une famille paisible : Abrasax, Talos, Golem, Vaucanson, Jacquard, Malthus, Lunakhod, et bien d’autres. Et puis Abrasax, ma première création, a électrocuté Françoise.

— Un robot peut en électrocuter un autre ?

— Françoise était ma fiancée à l’époque. Douce Françoise.

— Mon Dieu.

— Elle s’en est tirée mais, j’ai désintégré Abrasax, ou plutôt je l’ai désossé à la clef à mollette, au marteau, chalumeau. C’est seulement après cet accès de fureur sacrée que je me suis rendu compte qu’il ne fallait jamais emboutir un robot, jamais attenter à l’entièreté de son organisme, à la machine machinante, à la boîte noire. La dépouille déchiquetée d’Abrasax - je la gardais dans un coin de mon atelier en manière de rappel- m’a longtemps hantée, poursuivi. Sa bouche était figée dans un sourire macabre qui tantôt me remplissait de joie, tantôt me faisait regretter amèrement mon geste. Bien que détruit, Abraxas continuait à habiter mon esprit à la manière d’une innocente victime qui, me reprochant une injuste colère, continuait à réclamer réparation. N’avait-t-il pas accompli avec diligence chacune des missions que lui avais confiées. Je me remémorais alors l’épisode de sa genèse, ses premiers pas mal assurés, ses poses de coquelet courageux et fier, ses trépidantes interventions en compagnie de Talos quand un visiteur se montrait désobligeant à mon égard. J’avais alors presque envie de ressouder ses jointures, réanimer sa myriade de servomoteurs, rafistoler son crâne, jusqu’à ce que Françoise me glisse l’idée du démontage.

— Les femmes sont de bon conseil.

— Tout en elle n’était que gentillesse, elle n’en voulait pas du tout à ce robot. Douce Françoise, elle avait saisi de manière totalement intuitive l’importance de l’affaire du démontage.

— Et vous avez démonté Abrasax.

— Je ne me suis senti libéré de lui qu’après avoir désassemblé chacun de ses mécanismes, par une opération qui était exactement l’inverse de celle qui m’avait mené à sa conception, car les robots sont réversibles ; contrairement aux hommes on peut les ramener au point zéro de l’existence, un point où ils s’évanouissent sans dommage comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est en accomplissant ce long et minutieux travail que je me remémorais soudain tout ce que j’avais investi en lui en terme d’espoir et de désir de puissance ; parmi les crépitements des étincelles et les crissement de métal, je passais en revue les stratégies techniques que j’avais mis en place pour arriver au résultat final, scellé sous son éclatante carapace. Vous savez les mécaniciens de précision sont des malins.

— Oui, j’en sais quelque chose !

— S’il y a une stratégie de la conception de l’assemblage, il y aussi une stratégie de démontage, laquelle ne peut se passer d’un travail d’introspection ; c’est cela que j’ai compris. Sans ce travail introspectif où la réflexion porte à la fois sur la technique et la psychologie qui sous-tend cette technique, on n’atteint jamais ce que j’appelle la « boîte noire ».

— La boîte noire des ingénieurs ?

— Non une autre boite noire mais je vous expliquerai… On va continuer avec les « moufles » de Rotor.

Et madame Joubard observa Georges le Tan démonter méticuleusement ce qui lui rappelait en effet des moufles, deux moufles bleue cobalt prêtes à fondre sous le chalumeau du machinoctone.

— Je peux vous poser une autre question monsieur Georges ?

— Bien sûr madame Joubard.

— Qu’est ce que cela veut dire ce mot, « Machinoctone » ?

— Machinoctone ?

— Oui, c’est ce qui est écrit sur votre carte de visite.

— Cela veut simplement dire « tueur de machine », du grec ktonos.

— Pourquoi donc ne pas utiliser notre langue ?

— Cela sonne mieux ainsi à ce qu’il me semble.

— Et vous en avez frappé beaucoup ?

— Des centaines. Les premiers étaient de bêtes ordinateurs, de croupissants calculateurs ectoplasmiques, analphabètes en regard de ce qui s’est fait par la suite. Des gens ayant senti confusément un danger venaient me voir pour se libérer d’une soi disant « présence ». Ils se contentaient du mot « présence » sans pouvoir préciser d’avantage ce qui les turlupinait. Alors j’ai dû creuser cette présence pour enfin mettre des noms sur leur angoisse : « l’œil de l’écran », « le souffle sibérien des circuits », « le suce-cervelle », « l’horloge atemporelle ».

— - Quelle imagination Mr Georges !

— Ce n’est pas de l’imagination madame Joubard, ou plutôt une imagination qui repose sur d’authentiques intuitions, ces intuitions qui naissent à la tremblante frontière entre psychologie et technique. J’ai nommé des hantises bien réelles qui à force de rester dans le domaine de l’inexprimable deviennent de culpabilisants fantasmes, et il est difficile de reconnaître que des fantasmes correspondent parfois à des réalités. Alors j’ai ouvert les ordinateurs sous leurs yeux leur donnant ainsi accès à la boîte noire.

— Et après les ordinateurs ?

— Ensuite les ordinateurs ont eu ces deux yeux globuleux, omniscients, mobiles, puissamment innervés.

— Le processus de scannage ?

— Oui, c’est la base de l’organisme du robot. Une fois que les yeux sont mis en place le corps suit naturellement. C’est pour cela que j’ai commencé par énucléer Rotor, même si cela a pu vous choquer.

— Vous avez bien fait.

— Je n’avais pas le choix… Nous en avons fini avec les mains Mme Joubard mais il reste encore les pieds, et leur cheville.

— Les pieds oui. C’est étrange ces pieds dressés en attente d’on ne sait quoi.
— Oui, ils me font penser à ces reliques que l’on peut admirer dans les trésors d’église : hiératiques, protégés à jamais de la putréfaction par leur gaine de métal. Ils ont bien travaillé à Vulcain tout de même ! Voyez ces incrustations, ces circuits damasquinés, ce calcanium de jaspe, ces sortes de petits rubis en bout d’orteil où rumine encore une électricité résiduelle. Quel raffinement, quel sens du détail…
Et Georges démonta, après avoir fait sauter leur gaine d’obsidienne, chevilles, astragales, tarse, métatarses, découvrant un ultime réseau de fils distendus qui convergeaient avec indolence vers les cinq cristaux rougeâtres placés en bout d’orteil.

— Et voilà !

Rotor réduit à un membra disjecta occupait désormais un grand périmètre en forme de cercle à l’intérieur duquel Georges avait placé chaque fragment du robot, de manière à rappeler sa silhouette.


— Rotor va être définitivement désintégré en myriades d’électrons privés de noyaux, en octets de délire, en un tourbillon de joie quantique. Vous ne serez plus jamais gênée par sa présence Mme Joubard.

— Libre.

— Nous allons commencer la danse.

— Pensez-vous que cela soit bien nécessaire ?

— Oui, car Rotor est toujours vivant, dans vos souvenirs surtout. Si son corps a été soumis avec succès au principe de réversibilité, son « âme » elle ne peut être détruite que par un coup ultime ; rien de violent, juste des pas de danse que j’accompagnerais volontiers à la flûte si j’en étais capable.

— Tiens, voilà que vous parlez tout à coup d’âme !

— J’en parle comme d’un résidu, d’un fantôme, pas d’un principe agissant, notez la différence. Et maintenant dansons !

Georges entama une espèce de marche funambulesque sur le fil invisible qui courait le long de la circonférence du cercle. Il soulevait en cadence ses jambes de criquet, comme s’il pédalait sur un vélo trop bas, un vélo d’enfant, agitant frénétiquement sa grosse tête dont il semblait vouloir extirper un trop plein d’énergie. Cela ne ressemblait pas vraiment à une danse mais cela en prenait peu à peu la forme.
Mme Joubard, circonspecte depuis le début, se contentait de remuer les avant-bras dans un fade mouvement de moulinet tout en dodelinant coquettement du chef. En dépit de la gravité de la situation, elle se comportait comme dans une de ces insupportables soirées dansantes où ne pouvant franchement se décider à entrer sur la piste de danse soudain improvisée par les plus avinés des convives, elle temporisait jusqu’à que l’excès de boisson fasse son effet.
Pour l’instant, elle suivait avec désespoir les évolutions rythmées du machinoctone dont le regard, le visage, le corps, rayonnaient déjà de joie.

— Comment dois je danser Mr Georges ?

— Inventez que diable, laissez parler votre intuition, laisser parler le CORPS.

Et Georges le Tan, déployant ses bras comme si cela avait été de grandes ailes puissantes redoubla d’ardeur ; il était tantôt un gris échassier à la recherche de quelques vermisseaux cachés dans la vase, tantôt blanc Goéland prêt à l’envol, ou encore faucon rougeoyant fondant sur un imprudent mulot.

— Bougez, sautez et tressautez madame Joubard, parlez, criez si vous voulez, nous sommes des sauvages...

— Alors, Mme Joubard lança, au moment même où Georges la frôlait à nouveau, un "vaya" hispanisant avant d’entamer une espèce de flamenco giratoire qui aurait donné le tournis à quiconque aurait essayé d’en suivre attentivement l’évolution. Elle tournait sur elle-même comme une toupie, dans un sens anti-horaire, partie pour ne s’arrêter qu’après le complet épuisement de son énergie.

— Formidable, continuez comme ça madame Joubard !

— Vaya ! Lança-t-elle à nouveau à pleine gorge, cri qu’elle répéta ensuite une dizaine de fois dès qu’elle croisait le machinoctone sur l’invisible fil circulaire. Elle finit sa prestation par un pas de danse indéfinissable qui impressionna tant Georges le Tan lui-même qu’il lança en réponse un ultime et triomphal « Ole » ! avant de quasiment s’effondrer au sol, suivi de près par sa cliente.

Mme Joubard s’était tellement bien libérée qu’elle en eut presque honte. Tout en se rembraillant en hâte, elle observait avec un profond sentiment de reconnaissance les épais capitons qui couvraient murs et plafonds. Elle comprenait enfin pourquoi la pièce avait été si bien insonorisée. En effet, ils avaient produit un tel raffut là-dedans qu’il y aurait eu de quoi faire déguerpir l’unique client qui dans la pièce voisine attendait patiemment son tour.

— Alors Mme Joubard, n’a-t-il pas disparu ?
— Oui complètement, et même plus.

— Même plus ?

— J’ai comme le sentiment qu’il n’a jamais existé, jamais. Les images de son corps, ses bras, ses yeux, sa tête, pourtant bien classées jusque-là dans mon cerveau, se sont volatilisées, de manière encore plus radicales que celles d’un de ces rêves sans importance que l’on fait la nuit et dont on n’a plus aucun souvenir le matin. Mais le plus étrange est que je n’ai pas non plus de souvenirs de mes précédentes machines, ordinateurs, télés, aspirateurs. Il y a un vide sidéral à cet endroit. Comment expliquez-vous cela monsieur Georges ?

— Cela s’explique par le fait que les robots et congénères ne sont pas des objets extérieurs, mais intérieurs.

— Intérieurs ?

— Oui, la machine n’existe que par le pouvoir que vous prêtez à sa boîte noire, c’est-à-dire à l’ensemble de ces mécanismes destinés à rester invisibles, mécanismes auxquels vous n’aurez jamais accès mais que vous appréhendez pourtant sous la forme de hiéroglyphes qui ne doivent leur forme et nature qu’à votre propre imagination. Vous êtes attachés à la machine par ce qui en elle reste invisible et qui se prête pour cela à tous les fantasmes. De la machine vous ne voyez en somme que ce qu’elle n’est pas.

— Un leurre pourtant bien réel.

— Oui, réel à cause du principe de la boîte noire. C’est avec cette boîte noire que vous finissez par avoir une grande familiarité, plus qu’avec son fonctionnement réel, c’est avec elle que vous communiquez.

— Je communique avec ce que j’y dépose moi-même ?

— Oui, Mme Joubard. Dans cette boîte noire vous déposez pensées, désirs, projections, attentes, espérances, qui s’y nouent alors de manière inextricable à la manière d’un mécanisme supérieur dont l’existence n’est connue que de vous seule. La capacité de cette boîte noire ne connaît pas de limitation ; son volume augmente au fur et à mesure que les machines se perfectionnent.

— Mais la machine disparaît à un certain moment, avec sa boîte noire.

— Non, la boîte noire se transmet de machine en machine, chaque machine héritant de la boîte noire de la précédente, en particulier avec les robots qui sont des machines de machines. Tout ce qui vous y déposez ne retournera jamais à la lumière, à moins que nous l’ouvrions comme vous venons justement de le faire.

— C’était donc ça la fameuse boîte noire.

— Une fois ouverte elle rend tout ce qui y était déposé, révélant ainsi l’inexistence de la machine elle-même.

— Dont je ne me souviens plus.

— Mais la boîte noire n’a pas fini de s’ouvrir ; dans les jours qui viennent d’autres fantasmes seront libérés et votre vie vous apparaîtra soudain sous un jour nouveau.

— Vous m’inquiétez Mr Georges.

— N’ayez crainte Mme Joubard, il se peut que vous ne dormiez pas cette nuit, vous sentirez une absence, celle de Rotor et de tout ce qu’il signifiait pour vous. Eclairez la lampe de chevet, frappez dans vos mains, buvez un verre d’eau, et pensez à la boite noire qui doit continuer à s’ouvrir au grand jour. Dansez au besoin.

— La boîte noire s’est ouverte... Merci Mr Georges.

— A votre service Mme Joubard.

Madame Joubard ferma discrètement la porte du cabinet de Georges. Toute à ses pensées elle ne remarqua pas immédiatement la silhouette de Mr Le Corf qui plongé dans l’unique fauteuil en rotin de la salle d’attente attendait sagement son tour depuis une bonne heure ; il tenait dans ses bras une machine assoupie, de taille moyenne, jaunâtre, un robot dont elle connaissait jusqu’au petit nom.

— Alors Mr Le Corf on se sépare de Janus ?

— Oui cette fois c’est décidé, si vous saviez combien j’ai souffert, combien je languis de retourner à mon ancienne existence.

— Je sais.

— Et vous-même, vous en avez fini avec Rotor ?

— Oui, c’est bien fini.

— Vous vous sentez comment ?

— J’ai le sentiment que tout ça n’a jamais eu lieu, Rotor, mes nerfs, cette sale histoire avec Bertrand.

— Et Georges ?

— Il est un peu bizarre mais efficace, à la fin il vous parlera de la boîte noire.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous verrez, elle doit s’ouvrir au grand jour.

Pendant ce temps, seul dans son cabinet Georges s’adressait une dernière fois à Rotor.

— Alors Rotor elle était comment Mme Joubard ?

— Gentille, mais un peu fofolle.

— Et monsieur Joubard ?

— Je crois qu’il ne l’aime pas assez.

— Et son fils ?

— Un ingrat.

— Bien, et maintenant disparais !

— Oui, Mr Georges.

— A jamais.

— Oui.

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