Eyes Wide Shut n’est pas un film sur le sexe mais sur le couple. Bêtement considéré comme le film osé de Kubrick, ce dernier film est représentatif de la post-modernité, puisqu’il rend l’instant « au présent », quitte à faire disparaître les identités, ou à les simplifier. La longue séquence de l’orgie, l’une des plus belles de toute l’œuvre du cinéaste, en est une saisissante illustration.
Le film raconte l’histoire d’un homme qui n’arrive pas à tromper sa femme. Après une révélation douloureuse de sa femme (le fantasme de l’adultère), le mari, Bill, un docteur aisé et sûr de lui, erre une nuit entière dans les rues de New-York où il sera le témoin de tous types de luxure : pédophilie, travestissement, prostitution, sexualité de groupe. Ayant retrouvé un ancien ami d’université, aujourd’hui pianiste, il sera introduit dans une soirée masquée, où les rapports sexuels succèdent à une mise en scène religieuse, ou plutôt sectaire. C’est durant cette séquence que la post-modernité du film est flagrante : masqués, les participants perdent toute identité. Ils ne cherchent plus à être eux-mêmes mais à véhiculer une image d’eux. Celle de Bill est involontairement simple, le costume ayant été acheté en urgence ; il ne peut faire preuve d’autorité. Celui du maître de cérémonie, en revanche, attire immédiatement les regards : rouge parmis les noirs, chantant parmi les muets, acteur parmi les spectateurs, il semble davantage être un metteur en scène qu’un acteur. Les corps nus des femmes ne permettent pas pour autant de dire qu’elles sont dévoilées, puisqu’elles ne sont pas démasquées. Réduites à des seins, des fesses et des cheveux, elles n’ont qu’une seule utilité sociale : accompagner des hommes, masqués eux aussi, mais toujours couverts. Le baiser, puisqu’il est ici une image du baiser (deux masques ne peuvent permettre un contact des lèvres), devient une simple fonction sociale, à nouveau : celle d’inviter un homme. Mais pour Bill, ces codes ne seront pas tout à fait les mêmes…
Il semble tout d’abord reconnu, par un homme au balcon, qui le salue de la tête. Puis la femme qui vient l’embrasser finit par lui parler en lui sommant de quitter les lieux. Reconnu dans une masse anonyme, Bill n’a rien du simple pervers sexuel. Sa perversité se mesure plutôt dans le voyeurisme et la curiosité, la même que celle de Jefferies dans Fenêtre sur cour. Cependant, ce regard voyeuriste est enveloppé d’une couche supplémentaire, primordiale ici : le regard du témoin. Il ne faut pas oublier que Jefferies n’a jamais vu Thorwald tuer sa femme. Bill n’agit jamais. Que ce soit dans la rue avec les jeunes qui le bousculent, dans l’appartement de la prostituée qu’il paye pour rien, dans celui de la fille d’un patient qui vient de mourir et qui l’embrasse, à la réception où il est en compagnie de deux jeunes et belles tentatrices ou dans ce château, décor d’une orgie, il se contentera simplement de voir les choses[1]. Ce n’est donc pas un hasard si la chanson Stranger in a night se fait entendre au bout de quelques minutes, après que Bill ait vu les choses.
Mais par la suite, ça sera au voyeur d’être vu. Conduit dans la pièce de la cérémonie religieuse, tous les spectateurs le regardent. Leurs masques ne permettent pas de faire passer une quelconque émotion. Aussi Bill cherchera-t-il des preuves de compassion auprès de l’auditoire face à l’absurdité de la situation quand, après lui avoir demandé d’ôter son masque, on lui ordonne de se déshabiller. Le public, masqué, couvert par son anonymat, ne pourra aider Bill, désemparé. Lorsqu’ils s’expriment, ce sont des murmures qui viennent rompre le silence.
Si Shining avait révolutionné l’horreur en se situant dans des décors clairs, Eyes Wide Shut a quant à lui le mérite de déplacer l’onirisme le plus réaliste, mais le plus invraisemblable, en plein jour. Ainsi, peu après l’inquiétante cérémonie, Bill rend son costume dans le magasin où il l’a loué, et dans lequel la veille, la fille du propriétaire, mineure, était découverte par son père en sous-vêtements avec deux employés travestis. Le changement radical de l’attitude du père, bienveillant à l’égard de sa fille et de ses deux employés (alors qu’il voulait appeler la police la veille) n’a rien de vraisemblable, même s’il est couvert par le vice[2]. Cette surprise peut trouver son explication dans l’absence du masque, pourtant loué avec le costume. Retrouvé plus tard sur le lit conjugal, il aura un double-sens : le complot, ou le rêve inexplicable. En prenant partie pour la deuxième solution, le film rejoint cette catégorie d’œuvres qui se ressentent plus qu’elles ne se comprennent. Le cerveau abandonné, les sens décuplés, l’expérience des films de Lynch, Godard, ou dans ce cas Kubrick peut alors être totale. Il est possible que le masque posé sur le lit conjugal soit une preuve de complot, que la femme du docteur soit même complice, mais le film va bien au delà de ces quelques interrogations[3].
Eyes Wide Shut propose surtout de suivre les tourments d’un homme qui veut mais qui ne peut pas tromper sa femme. D’abord parce qu’il prétend l’aimer. Ensuite parce que cet hypothétique adultère trouve sa source dans la vengeance (d’un adultère de sa femme Alice qui n’a jamais eu lieu mais qui a été souhaité), et non dans le désir. Aussi, et enfin, parce que le couple vit avec un déséquilibre social, qui peut faire naître jalousie et lassitude. Bill est un riche docteur[4] alors que sa femme Alice est chômeuse. Tout le confort matériel vient donc de lui, et Alice se retrouve dépendante de son mari, qu’elle l’aime ou non. Alice est donc le personnage instable, que l’on ne peut cerner. Kubrick illustrera ce dangereux antagonisme dès les premières minutes du film, lorsque le couple est convié à une grande soirée. Bill est accompagné de deux jeunes femmes qui ne semblent pas cacher leurs intentions. Alice danse avec un homme qui ne dissimule pas non plus son ardeur. Visiblement, le mari et la femme sont confrontés aux mêmes personnes, et pourtant, ils ne sont pas filmés de la même manière. Alors que Bill, intègre vis-à-vis de sa femme, ne compte pas donner suite à sa rencontre, Alice est faussement charmée par son cavalier. Elle est ivre et se sent désirée ; la caméra tourne beaucoup plus rapidement autour des deux danseurs, alors qu’elle est presque fixe sur Bill. Les deux personnages ne sont visiblement pas les mêmes, leur approche est donc toute différente.
De plus, Alice s’expose facilement à l’ivresse. Pour échapper à son apparente situation de faiblesse, peut-être. C’est elle qui boira la première coupe de champagne du film, et c’est elle qui roulera et fumera un joint[5].
Cette faiblesse est toutefois relative ; si Alice ne vit pas sur ses revenus (inexistants) mais sur ceux de son mari, c’est elle qui semble la plus apte à tromper son mari, faible car amoureux. Et pourtant, c’est bien lui qui frôlera l’adultère, en devenant obsédé par ce besoin de se sentir désiré qui semblait jusqu’alors inébranlable, et en finissant témoin de ses propres fantasmes et hallucinations. En avouant tout à sa femme, il avoue par la même occasion sa fidélité. Réconciliés et lucides, ils savent que leur ménage n’est pas en péril et que seules des obsessions tenaces et vicieuses les ont fait douter. Le cinéma du relatif, propre à Kubrick, trouve ici sa fin dans une conclusion des plus malicieuses ; il ne leur reste plus qu’une chose à faire : baiser[6].