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Le révélateur 

mardi 19 mars 2013, par Henri Cachau

Révélateur : solution employée pour le développement photographique, qui, par réduction en argent métallique des sels d’argent exposés à la lumière rend visible l’image latente...

« La force de l’hébétude », autrefois il en aurait ri de ce trait d’esprit relevant d’une amère constatation, celle de parents valétudinaires réduits et maintenus grâce aux dernières avancées de la science en état de légumes, leurs corps branchés à de sophistiquées machines, mais leur cerveaux définitivement déconnectés des réalités extérieures... Au gré de conversations avec des intimes Victor s’insurgeait contre cet acharnement thérapeutique, poursuivi aux seules fins de laisser un soi-disant Dieu s’en arranger avec les siens, à son gré décider du jour de leur trépas, alors que dans leur majorité ces malades, au-delà de l’abrutissement pharmaceutique ne répondent plus aux sollicitations externes, encore moins à l’énonciation de leurs noms et prénoms ; la vox populi le réclame : « Pourquoi mourir à petit feu si l’on a pas cassé sa pipe auparavant ! »... Avec ses hôtes ils auraient avancé les termes d’euthanasie, de suicide programmé, à de rares exceptions près – la bonne chère et les alcools aidant, cette meilleure part de la culture, puisque la cuisine enfin reconnue comme l’un des beaux arts – auraient convenu qu’avant terme, la constatation d’une irrémédiable décrépitude tous agiraient en conséquence. Dès lors s’interrogeaient sur les modes d’action, en peaufinaient les préparatifs bien qu’en leur for intérieur, se sachant le jour venu incapables de considérer leur triste état, ils se raccrocheraient à la plus petite parcelle de ciel, car, mon Dieu, comme la terre et les femmes sont belles !... Par ses intempestives saillies et anarchiques prises de position, Victor avait volontairement heurté camarades et familiers, mais aujourd’hui, si vraiment lucide, serait horrifié de savoir par la bande annoncé à ses anciens amis, son placement dans un établissement spécialisé, pour cause de maladie dégénérative... Dieu le rappellerait selon son envie, vu son peu d’empressement à accueillir un aussi mauvais paroissien, et ce supplice durerait, ce ressenti démiurge laissant mijoter son enfant en cet enfer médicalisé. Car c’est ici-bas que se vivent les plus infernales tortures, et bientôt l’on apprendrait qui du mauvais chrétien ou du bon pasteur rirait le dernier, quoique demeurât une interrogation, puisque à l’extrême de la confusion mentale ces pauvres damnés ne se rappelant plus leurs noms et prénoms, dès lors, leurs identités perdues, comment Dieu peut-il individualiser leurs châtiments ?

Progrès de la médecine aidant, nous mourons en meilleure santé que nos anciens... les médicaments, les prothèses, les matériaux, etc., quant au mental, si la carrosserie et la plomberie bénéficient de ponctuelles vérifications et réparations, les neurones échappés le sont définitivement... Peut-on demeurer ingambe sans devenir sénile ? Voici la question à laquelle nos scientifiques devront apporter réponse... La dégradation de Germaine se signala par de petits oublis prêtant à rire, suivis par des troubles d’orientation : l’épicier, le quincaillier, le kiosquier, la remettaient sur son chemin, le concierge l’accompagnait jusqu’à son domicile... Victor sut que la dégénérescence serait irréversible, que bientôt son épouse serait incapable de reconnaître les voisins, les visiteurs, les parents, comprit qu’il devrait réagir afin de repousser les irrémédiables ravages de l’Alzheimer. Afin de solliciter ses défaillantes capacités intellectuelles, il lui proposa scrabble et mots croisés, en sa compagnie relut des poètes, desquels par bribes Germaine ânonnait quelques vers... Puis apparurent dysphasie et perte progressive des sens, la pauvre femme s’en rendit compte (par intermittence) et bientôt refusa ces humiliants exercices... Victor songea à sortir de vieux albums afin de lui faire accoler des noms à des portraits, les accorder à ceux de figures existantes ou ayant existé : enfants, petits-enfants, neveux nièces, cousins, cousines, frères sœurs, amis, étrangers, etc. Germaine achoppait, dodelinait de la tête, il ne sut au début si malicieusement ou accidentellement tant elle riait de ses erreurs, comme se plaisant à leur apposer d’autres identités, d’autres vies ? Inlassablement Victor reprenait l’exercice, gentiment la corrigeait : « Mais non Germaine, il ne s’agit ni de Frédéric ni d’Irène, mais de François et Danielle, souviens-toi, ce sont tes frère et sœur ! » une phrase à laquelle abruptement elle pouvait répondre : « Je n’ai ni frère, ni sœur, je suis fille unique d’ailleurs maman ne voulait pas d’enfant, encore moins de fille... ! »... Vainement essayait de l’aiguiller (l’aiguillonner) par l’intermédiaire de rappels mnémoniques, sa main sur celle de son épouse dont il maintenait l’index, l’aidait à simuler l’écriture des patronymes placés sous ces documents photographiques, en leur temps ayant révélé des attitudes aujourd’hui devenues objets d’études afin d’y déceler ce que ces risibles postures, l’ambiance et les décors occultaient des réalités du moment ; tout en détachant les syllabes, les lui faisait épeler. Ainsi tournait-il les pages de leur vie, s’arrêtait sur celles ayant, lui semblait-il, éveillé un intérêt chez sa compagne – une lueur, un frémissement –, alors, tout en détachant les syllabes, du doigt désignait les individus y apparaissant, insistait sur certains, n’ayant rien à voir avec ceux de leur famille, afin de s’assurer si au gré d’inopportunes réminiscences elle y apposait de réels traits, ou si seules des sensations physiques liées au plaisir d’une vague reconnaissance lui occasionnaient ces fulgurances issues d’émotions autrefois causées par un visage particulier ? Car un seul prénom resurgissait, et Victor envisagea, non encore effleuré par la jalousie, qu’il pourrait s’agir d’une miscellanées d’individus naguère côtoyés, et ce Gustave, il ne savait pourquoi, ni encore s’interrogeait à son sujet, plus souvent qu’à son tour, comme doté d’ubiquité occupait l’avant-scène d’un passé pas si révolu puisque à la moindre sollicitation il s’imposait... écrasait tous les autres de sa présence, de sa stature ?... Malgré l’inutilité de cet essai de récupération, tant l’embrouillement et le chaos s’étaient emparés du cerveau malade, avec application, patience, amour, submergé par la désolation, Victor essaya d’amender les plus flagrants dérapages. Hélas, après de brèves périodes de lucidité, l’obscurité générale vint abaisser son rideau ; toutes tentatives médicales avortées, définitivement alitée, les escarres, les difficultés d’alimentation, les complications pulmonaires, cardiaques, rapidement conduisirent Germaine à la mort...

Le placement en maison de retraite, une mort en sursis ? Passé quatre-vingts ans on n’écoute plus les vieux, on les parque, on les visite rarement, ça radote, ça pue, hormis quelques académiciens ou politiques lors des renouvellements des chambres ressortis des placards... Suite au décès de Germaine, débarrassé de ses biens et le partage assuré, ne s’embarrassant d’aucun superflu il vivait allégé : « Allégez, allégez… disait-il… en résultera cette légèreté de l’être nécessaire à qui vise au Très-Haut ! » Balbutiant à l’orée des ‘trente glorieuses’ le consumérisme n’avait ni envahi ni déformé les esprits ; sans vivre chichement on ne sacrifiait pas aux futilités, seule la mode pour quelques richissimes... on construisait un avenir... on y croyait, la guerre terminée on repartait à neuf... Victor y sollicita son placement malgré les hauts cris des siens : « Mais papy tu n’y penses pas, tu es autonome, intellectuellement au top, pas question que tu gagnes ce mouroir ! »... Il les laissait dire, s’autorisait à penser que là-bas il serait de quelque utilité, que ce qu’il n’avait pas accompli avec Germaine il y parviendrait en aidant ses compagnons de réclusion à retrouver des centres d’intérêt, la lecture, la calligraphie, la musique, le bien-être mental des pensionnaires étant loin d’être la préoccupation principale des intervenants de ces maisons : le manque de personnel, l’intérêt financier... Libéré des soucis domestiques, il se donnerait le temps de ruminer, de combler les interstices, d’octroyer des réponses à des questions demeurées en suspens, en leur temps ayant pu faire voler en éclats l’épaisse carapace dont l’un et l’autre s’étaient garantis, par crainte de réveiller chez l’être qui à ses côtés déraillait la possibilité d’évacuer de fâcheux non dits : « Et avant de me connaître que faisais-tu, avais-tu des relations ? Quels rapports entreteniez-vous... était-il au lit, pire ou meilleur ce Gustave ? »... Selon les photos d’individus mâles auxquelles Germaine réagissait, il essayait de mentalement leur donner une attitude, un corps, un visage, celui d’un délit partagé ; il faut bien que le corps exulte, et du plaisir lorsque réellement prodigué, comment, hormis nos hypocrites convenances (inconvenances) n’en pas accepter les délicieux errements ? Lui-même n’étant pas au clair avec son passé, avec des turpitudes rachetées par des décades d’un amour exclusif, pas une totale dévotion mais un engagement assumé, le difficile accompagnement de son épouse lors de son insidieuse maladie...

Chaque quinzaine, ses enfants viennent le chercher, il connaît le programme : levés aux aurores ils partaient écumer les vide greniers, avec des idées de troc bien arrêtées, au pas de charge en effectuaient la visite, mais au cas d’insuccès, alors que plongé dans de vieilles revues ou journaux, des caissettes de photos, l’aïeul exécutait un retour sur image, s’octroyait le luxe d’y accoler d’anciennes impressions, l’un de ses petits enfants le rappelait à l’ordre : « Papy, y a rien à échanger ici, on lève le camp, allez hop, ne nous fait pas attendre ! »... Ils regagnaient de similaires brocantes, car durant la semaine ils avaient préparé les objets prévus pour leur éventuel marchandage : des jouets, des instruments, des cassettes, des vêtements, des appareils ménagers, informatiques, etc. Quant à lui, n’ayant aucun intérêt pour les objets en général (objets inanimés avez-vous donc une âme ?), n’ayant plus recours aux ustensiles puisque gîte et couvert assurés, il exécutait un retour vers le passé – ce passé usurpant les lieux du présent mais ne pouvant les remplacer –, dans ces bric-à-brac poursuivait l’inutile rétablissement tenté avec Germaine, et confiant en sa mémoire visuelle en prélevait des bribes concernant des époques, des lieux, des personnes autrefois fréquentées... Jusqu’au jour ou sa découverte de photos issues d’un tirage autrefois dévolu aux étudiants des beaux-arts, représentant des nus féminins et masculins, en aucun cas relevant de la pornographie, mais en leur angle droit portant la signature du studio : Gustave, il estima y reconnaître Germaine jeune... Sous le choc il faillit s’évanouir, le vendeur dut intervenir, lui proposa de l’aide, un café allongé, un alcool... Il sait derrière l’objectif se cacher l’initiateur, quoique ces clichés n’aient rien de répréhensible quant à la morale et peut-être l’aurait-il souhaité afin de mieux activer la mise en scène d’un scénario classique : la gourgandine consentante, sa sexualité révélée par l’adroit maniement de l’objectif et des sels argentés par le triste sire, après avoir été abusée rencontrant celui qui magnanimement la sortirait du ruisseau : Victor !... Sommes-nous ce que révèlent nos photographies ? Posées ou prises à notre insu déterminent-elles notre identité ; désignent-elles ce que nous laissons entrevoir sachant qu’inconsciemment nous refusons de nous laisser enfermer dans la boîte noire, essayons de sauvegarder notre intériorité : « Attention on maintient la pose, le petit oiseau !... » Alors qu’un petit-fils le tirait par le revers de sa veste, il l’envoya paître, lui dit qu’il avait trouvé ce qu’il recherchait, que ses parents l’attendent durant la transaction ! L’enfant parti, Victor farfouilla dans ce lot ou d’autres demoiselles s’ébattaient en petite tenue, récupéra celles ou apparaissait Germaine, car c’était elle cette brune épanouie sans être replète, bien charpentée, pâle de carnation, ou bien serai-ce sa lointaine, atavique fixation sur ce genre de femme ? Car glorieuse Germaine durant cette période d’avant ses maternités, sa rapide usure, où sa beauté resplendissait tant au dehors, confirmée par des malotrus se retournant, sifflant sur son passage, un hommage à la fois inconvenant mais révélateur d’une image correspondant à l’iconographie d’avant la guerre de quarante ; qu’au dedans, puisque reconnue madame Germaine, capable de tenir sa maison, son mari et leurs quatre mômes, comme une personne honnête et courageuse, tout un programme, ‘Travail Famille Patrie’... De l’avoir parcouru, caressé, humé sous toutes ses coutures, il connaissait son corps, sa saveur, cette tache de naissance à la base de son sein gauche, cette mouche au creux des reins... Les questions demeurées en suspens refaisaient surface, ni l’un ni l’autre ne s’étant appesantis sur leur passé : faisons-en table rase !... durant leur longue vie de couple avaient évité de remuer de troubles épisodes – lesquels d’entre nous n’ont pas à se reprocher de petits ou gros manquements ? –, ils avaient préféré, comme recommandé dans le contrat de mariage, d’investir dans l’avenir, les enfants, le travail, le crédit foncier, les petits-enfants, puis la retraite et à cette heure ou à peine se remet-il de l’émotion ce sournois rattrapage par un passé jamais tiré au clair malgré les innombrables clichés...

Regagnée sa maison de retraite Victor soumit ces clichés à un examen approfondi, les comparant avec de plus chastes issus de l’album familial, la présence de Germaine lui parut moins évidente. Ensuite, battues comme de vulgaires cartes les dénudés modèles se confondirent, alors qu’à l’arrière-plan, digne représentant de sa profession le photographe – le corrupteur ? – y apparaissait muni de moustache et rouflaquettes et vêtu de velours côtelé. Un bel homme les ayant, dieu sait par quelles manigances et propositions malhonnêtes, entortillées en les obligeant à poser pour de plus compromettants clichés ! Nous avons appris à décortiquer les photographies, savons que sous cette apparente réalité s’en discerne une sous-jacente ouvrant sur une infinité de variantes. Victor ne possédait ni l’imagination ni le talent d’un romancier ou d’un metteur en scène, bientôt l’obsession devint maladive, des infirmières le trouvèrent confondu devant cet étalage qu’elles s’empressèrent de lui soustraire. Néanmoins, aucune ne le traita de vieux cochon, sans doute par respect au père, au mâle qu’il représentait, en leur for intérieur flattées de se voir par procuration honorées... Perplexe, il poursuivait son interrogation, s’agissait-il de Germaine ou de Joséphine, peut-être d’Amélie ?... Toutes d’un même type, brunes et bien en chairs... toutes les filles se ressemblent, après y avoir goûté demeurent ouvertes à la tentation et les Gustave en profitent... Puis il y eut ce choc précipitant son naufrage, cet individu de loin l’interpelant lors d’un ultime vide grenier : « Oh, mon vieux Gustave, que fais-tu dans ces parages... Quoi, tu me remets pas, moi ton vieux copain de... » pour à quelques mètres, moins confus que le pauvre Victor se sachant incapable d’identifier ce quidam, s’interrompre puis s’en retourner à ses occupations... A compter de ce jour l’hébétude devint habitude, Victor passa ses journées entouré d’albums photos, de journaux, employa ce qui demeurait vivant de son imagination, non à fabuler sur ce qui survenait à l’extérieur, seule mais triste réalité pouvant être constatée par un esprit clairvoyant, mais à s’immiscer à la place de ces personnes qui n’existaient plus, certaines ayant vécu bien avant qu’il naisse...

Il s’en doutait Victor, avant sa rencontre avec celle –comment s’appelle-t-elle ? – qui deviendrait sa femme, il s’en était fallu d’un rien, un rendez-vous raté avec ces Joséphine ou Amélie, et c’est l’autre qui était apparue, enjôleuse, enrôleuse ?... Les albums sont définitivement rangés, il n’a plus goût à rien, toutefois demeure celui gisant au tréfonds de sa mémoire et il pèse son poids de souvenirs, comme sous l’effet du révélateur cérébral, une fois remontés à la surface ils s’y présentent, argentiques et en désordre, dans ce même moment ou à peine ont-ils été identifiés qu’ils s’effacent, à nouveau laissent le doute s’instiller quant à leur véracité... Des noms, des prénoms, des attitudes, des visages se chevauchent, malgré sa rigueur de document cette compilation, fructifère dans l’ordre d’évènements conjugaux, familiaux et sociaux, accentue sa désorientation, l’éparpillement de sa personnalité, à tel point que sous les yeux horrifiés d’une fille de salle il se mit à les effacer, page après page à les déchirer, ainsi se séparer d’une somme imagée correspondant au film de ce qui ne correspondait plus à son vécu... La preuve, il ne s’appelait plus Victor, l’individu reflété dans le miroir de sa salle de bains ne répondait plus à l’appel, en surimpression de ce qu’il avait été un autre le remplaçait, portant moustaches et rouflaquettes... plus jeune, fringant, parfois en l’arrière-plan y apparaissait une femme, brune, épanouie sans être replète...

P.-S.

En logo : Carte postale de France - Nu - Femme en buste appuyée sur un coussin - Années 20. Anonyme.

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